CHAPITRE XIV

Kovask aurait voulu envoyer Brandt aux cent mille diables. Après les révélations de Rohmer, le responsable local de L’O.N.I. S’était dégonflé. Serge avait immédiatement voulu passer à l’action, mais le commander s’était affolé.

— C’est de la folie ! Avait-il hurlé. Vous vous rendez compte que ces bandits-là ont certainement conservé un tube et des rockets? Ils doivent se tenir sur leurs gardes, et à la moindre alerte ils se serviront de l’engin. De quoi détruire tout le quartier.

Le colonel Jackson approuvait cette attitude, et Kovask avait eu envie de lui river son clou. Ça n’aurait servi à rien. Brandt s’était révélé intraitable.

C’est pourquoi, à trois heures du matin, un briefing extraordinaire réunissait les chefs des différents corps d’armée représentés à Cadix, sous la présidence du Rear-Admiral Donegan.

Fou de rage, mais gardant un calme olympien, Kovask comparait cette réunion à un panier de crabes. Un sentiment commun. Tous étaient épouvantés par les risques courus. Un général d’artillerie parlait même de l’évacuation forcée de la base si un incident aussi colossal se produisait.

Tout cela parce qu’un certain Andrés Gracian, habitant le quartier du port, était l’homme auquel Rohmer avait remis les « D. Ç ». Kovask, lui, pensait que l’homme n’avait pas conservé un seul rocket, n’avait certainement eu qu’une hâte, se débarrasser au plus vite de ces engins.

Tournant le dos à la demi-douzaine de gros-bras qui discutaient passionnément, il se rapprocha d’un grand plan de Cadix étalé sur le mur. Il repéra rapidement la rue de cet Andrés Gracian. L’homme vendait du poisson et des coquillages, ce qui expliquait l’odeur des billets dont avait parlé le sous-officier Spencer.

Brandt se planta à côté de lui, pipe ronflante :

— Je m’aperçois que je viens de faire une sacrée boulette ! Dit-il, la mine sombre.

— Tiens, vous réalisez? Fit Kovask, cinglant.

— M’accablez pas. Jusqu’ici, les affaires que j’ai traitées n’étaient pas aussi importantes. Perdu la tête, quoi !

Kovask eut une idée.

— Il y a une buvette dans le coin?

— L’étage au-dessous, mais c’est fermé.

— Je vais boire un coup au bistrot le plus proche. Je reviens dans un moment.

Brandt cligna de l’œil.

— Bien. Je tâcherai de les faire patienter.

Tandis qu’il roulait à bord de sa Mercedes les aveux de Rohmer lui revenaient. Gracian était un homme d’une quarantaine d’années, marié et père de deux enfants. Il appartenait à la Phalange.

Il immobilisa sa voiture sur une petite place, continua à pied. Dans sa poche il pouvait toucher la crosse de son automatique.

Le magasin d’Andrés Gracian était une toute petite boutique, dans une rue étroite. La maison, d’un seul étage, appartenait au poissonnier.

Deux volets en bois fermaient le magasin. C’était d’ailleurs beaucoup dire. Il s’agissait d’un étal. Andrés Gracian et sa marchandise occupaient l’intérieur et le client se présentait en restant dans la rue.

Le silence le plus complet régnait dans le quartier. Malgré leur goût pour les veillées tardives, tous les habitants étaient couchés. Une chaleur lourde ayant emmagasiné des relents déplaisants stagnait entre les maisons. Pendant quelques minutes il examina l’endroit, consulta sa montre. Trois heures trente.

Il allait traverser la rue quand une lumière jaillit au premier étage. Les fenêtres n’avaient pas de volets mais des barreaux de fer. Il vit une silhouette aller et venir dans la chambre.

C’est alors qu’il aperçut, à côté de la boutique, une charrette à bras chargée de caissettes vides. Avec un sourire il se reprocha de n’y avoir pas pensé plus avant. Un poissonnier, ça se lève tôt pour aller faire ses approvisionnements. En quelque sorte, le briefing lui avait rendu service.

En haut la lumière déteignit, mais quelques secondes plus tard une autres’éclaira au fond de la boutique. Kovask s’éloigna pour rejoindre l’ombre d’un recoin. Bien lui en prit, car Gracian vint ouvrir les volets de la boutique, jeta un regard à droite et à gauche avant de rentrer. Une minute plus tard un moulin à café était manœuvré par une poigne énergique, il s’approcha, jeta un coup d’œil à l’intérieur. Il y avait une cuisine borgne dans le fond. Il entra silencieusement.

Gracian faisait bouillir de l’eau sur le gaz. Il se tourna brusquement. Bien que de taille moyenne il devait être costaud.

— Que voulez-vous?

Kovask baissa la tête et la casserole d’eau bouillante passa au-dessus de lui, le mouillant en partie. En même temps, Gracian lui fonçait dessus. Il frappa avec violence, jouant habilement de ses jambes. Kovask pensa qu’il avait affaire à un ancien boxeur.

Une nouvelle fois, le poing l’atteignit au-dessous de l’oreille. Il riposta, mais le poissonnier savait encaisser. Alors, Kovask changea de tactique et céda du terrain. L’autre y crut. Jusqu’à présent, on n’avait jamais douté de sa force et de sa réputation. Il perdit un peu de prudence et Kovask le manipula à sa guise.

Il hurla à cause du coup de pied à son genou, hurla encore à cause du genou qui venait exploser contre son menton alors qu’il se baissait instinctivement. Il s’effondra lamentablement sous le couperet d’une manchette calculée. Kovask tenait à son bonhomme. D’une seule main, il le releva et le frappa en pleine face. Le coup étourdissait, aveuglait, faisait perdre la réalité extérieure. Gracian gémit. Jamais il n’avait été sonné de la sorte. Un deuxième coup lui fit éclater le nez et il étouffa. Il pompa l’air comme un poisson hors de l’eau.

À ce point-là, Kovask l’étudia. À demi agenouillé, Gracian essayait de récupérer, mais l’entraînement n’y était plus. L’arête nasale brisée le gênait surtout.

— Je remets ça?

À travers ses yeux pleins de larmes il vit son adversaire et secoua instinctivement la tête.

— Très bien, dit l’autre. Je viens de la part de Rohmer. Tu sais de quoi il s’agit?

Andrés Gracian releva la tête.

— Ne fais pas celui qui ne comprend pas. Les bazookas ne sont plus ici? Tu les as remis à qui?

Une voix appela du premier étage.

— Andrés, con quien hablas?

Kovask sortit son automatique.

— C’est ta femme?

— Oui.

— Rassure-la.

Gracian répondit avec une certaine grossièreté, priant son épouse de s’occuper de ses affaires.

— Tes gosses sont là-haut?

Une lueur d’inquiétude passa dans le regard du poissonnier.

— Pourquoi?

— Sais-tu où se trouvent Rohmer et ses complices? À l’infirmerie du camp. Ils sont gravement atteints pour avoir manipulé ces rockets.

— C’est faux, il n’y avait aucun danger.

— Toutes les précautions n’avaient pas été prises. Où les avais-tu cachés?

— Là-haut.

Kovask le regarda gravement.

— Tu es en danger. Non seulement toi, mais ta femme et tes gosses.

L’autre s’arrêta d’étancher son nez qui coulait.

— Vous mentez. C’était comme de petits obus ordinaires. Les trois parties étaient séparées.

— Comment crois-tu que nous nous soyons rendu compte des vols? Rohmer et ses complices ont passé un examen médical, et c’est ainsi que nous avons découvert leur mal. Ils ont tout avoué. Cette fois l’ancien boxeur parut ébranlé.

— Je ne les ai gardés que deux jours ici.

— C’est suffisant. Qui est venu les chercher?

Méfiant, l’autre se tut.

— Je te promets de vous envoyer passer un examen à l’infirmerie du camp, toi, ta femme et tes gosses. Il n’y a que là-bas qu’ils peuvent vous guérir, si toi et les tiens êtes atteints.

— Je ne peux pas parler. Ce serait de la folie, me condamner plus sûrement encore.

— À ta guise ! N’empêche que je vais t’emmener avec moi. Ne crois pas t’en sortir ainsi.

L’autre se redressa. Mais Kovask, déjà, était sur lui et le frappait sèchement. Profitant de son désarroi, il prit un tranchoir pour les gros poissons. À moitié groggy, Gracian crut qu’il allait lui fendre le crâne et poussa un hurlement de terreur. L’Américain le frappa avec le large couteau, mais à plat, sur le sommet du crâne. Le poissonnier s’écroula. Il le chargea sur son épaule et démarra. La femme criait et ses pas faisaient trembler le plafond. Il balança son prisonnier sur le siège arrière et mit en route.

Quelques minutes plus tard, il s’immobilisait devant l’immeuble de l’Amirauté. Gracian n’avait pas repris connaissance. Dans l’escalier, il croisa Brandt qui partait à sa recherche.

— Non ! C’est lui?

— Qui voulez vous que ce soit? L’alcade de Cadix?

— Il est réticent?

— Plutôt ! N’empêche qu’il croit être atteint comme Spencer.

Leur entrée dans la salle du briefing fut assez sensationnelle. La stupeur passée le Rear-Admiral déclara que ce procédé était illégal. Il fallait soigner cet homme et le remettre en liberté. Kovask le prit de haut les menaça tous des foudres de Washington. Quelques minutes plus tard, lui, Brandt et le prisonnier se trouvaient seuls dans le bureau du commander.

L’Espagnol avait repris ses esprits. Il regarda autour de lui avec inquiétude, dut réaliser approximativement où il se trouvait.

— Voilà ! dit Kovask. Ou tu parles, ou je te remets entre les mains de la Segunda Bis.

C’était le 2e Bureau et le service de contre-espionnage directement rattaché au gouvernement. Le poissonnier tiqua visiblement.

— La Phalange est mal vue en ce moment, tu le sais très bien. Elle met des bâtons dans les roues, craint que l’entrée de l’Espagne dans L’O.T.A. N. N’oblige le gouvernement à lâcher du lest du côté des libertés sociales et civiques. Je suis certain que les hommes de la S.B. te feront parler. Choisis.

Gracian demanda à boire, et Brandt lui prépara un mélange de whisky et d’eau, il ravala avec avidité.

— Je vais parler, dit-il. C’est l’intendant de Julio Lagrano, un propriétaire de Séville, qui, chaque fois, est venu chercher le matériel.

Kovask jura. Le cercle était bouclé et il revenait au même point. Gracian le regarda avec inquiétude.

— Continue.

— Il venait avec une camionnette, me remettait d’autres objets en échange de ceux que je lui donnais. Ils avaient la même forme. Je pense que c’était pour éviter que les vols ne soient trop vite découverts.

— Le nom de cet intendant?

— Je l’ignore, mais ce n’est pas un Espagnol. Kovask dressa l’oreille.

— Comment ça?

— Il parle très bien l’espagnol, mais, d’apparence, ce n’en est pas un. Il doit être Allemand. Pour venir ici, il utilisait une camionnette Peugeot. Il était accompagnée de deux hommes, des Allemands aussi.

— Tu serais capable de le reconnaître?

Gracian hésita. Kovask se planta devant lui.

— Si je réussis, tu n’auras plus rien à craindre de la Phalange. Ce que je révélerai au gouvernement à son sujet suffira pour qu’elle soit tenue à l’écart, et peut-être même sérieusement surveillée.

Gracian secoua la tête.

— Il y a plusieurs années que ça dure cette lutte secrète. Seulement, la Phalange contrôle toujours les syndicats et une partie de l’armée.

— Ne faisons pas de politique. Vois-tu une autre issue à ta situation?

L’homme réfléchit à peine.

— Non, reconnut-il.

— Combien de fois as-tu vu cet intendant?

— Une dizaine.

Kovask se tourna vers Brandt.

— Est-il possible de faire établir un portrait robot?

— Certainement, je vais convoquer mes spécialistes.

Une demi-heure plus tard Gracian était entre les mains de trois hommes qui lui passaient des photographies de mentons, de nez, de bouches. Brandt et lui attendaient patiemment à côté.

— La C.I.A. tient un fichier des principaux nazis réfugiés dans ce pays. J’espère que je tiens enfin une piste.

— Est-ce indiscret de vous demander ce que vous comptez faire par la suite?

— Liquider le réseau nazi. Même s’il y a des éclaboussures du côté Phalange. Si je peux avoir une preuve flagrante de sa complicité, encore mieux. Mais de toute façon, après ce coup dur, le Parti restera en veilleuse.

— La Phalange est-elle le seul obstacle à l’entrée de l’Espagne dans L’O.T.A.N.?

Kovask alluma une cigarette avant de répondre.

— Croyez-vous que notre position changera tellement, mon cher Brandt? Nous jouissons dans ce pays d’un meilleur statut que sur le territoire des autres pays membres. Tenez, en France, par exemple, ou au Danemark, nous n’avons pas cette liberté de manœuvre.

— Alors?

— Franco veut entrer dans l’Alliance. Pour consolider sa position intérieure. Il sait qu’un jour ça craquera. Je le crois aussi. On ne peut gouverner impunément dans ces conditions. En vingt et un ans de dictature, rien n’a été fait. Les autres s’étaient un peu mieux débrouillés.

Brandt éclata de rire.

— Pas tellement, puisqu’ils ne sont plus en place. Faut croire qu’il a quand même la méthode pour rester en équilibre.

Une heure plus tard, la photo-robot était en possession de Kovask. Elle représentait un homme d’une cinquantaine d’années, d’allure très jeune. Des cheveux blonds coupés court, un visage bronzé, un sourire un peu cynique qui découvrait une magnifique denture.

— Satisfait, Kovask?

— Parfaitement. Je vais rentrer à Séville et, demain, j’aurai certainement des renseignements plus précis. C’est alors que j’aurai besoin d’une de vos équipes.

Brandt se frotta les mains.

— Entièrement à votre disposition. Qu’allons-nous faire de ce poissonnier?

— Gardez-le encore un peu. Le temps eue tout soit terminé. Il faudrait qu’il puisse rassurer sa femme. Que celle-ci ne prévienne pas la police.

— Ce sera fait. Je peux vous offrir un lit si vous ne voulez pas rejoindre Séville de nuit.

— Il faut que je sois sur place demain matin.

— Vous ne m’en voulez pas trop? À cause du briefing?

Kovask sourit :

— Non, ça m’a permis de trouver Gracian au saut du lit.

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