CHAPITRE VIII

Ils suivirent la Nationale 630 pendant une bonne demi-heure avant de s’engager dans la carretera 421. Cambo conduisait bien, et Kovask assis à côté de lui consultait sa carte de temps en temps. De Séville au camp clandestin, il évaluait la distance à cent vingt kilomètres, dont quatre-vingts de bonnes routes. Ensuite, ils ne pourraient emprunter que des voies communales.

Sur la carte prise dans le bureau de Rivera n’étaient mentionnées que les routes principales. Il devait se reporter à une carte routière. Il contrôlait leur avance grâce au totalisateur. Quand celui-ci indiqua qu’ils se trouvaient à soixante-quinze kilomètres de leur point de départ, il demanda à l’Espagnol de ralentir.

— Nous devons prendre une petite route sur notre gauche. Elle s’enfonce dans la montagne avec des montées de douze pour cent.

À la sortie de Séville il avait fait faire le plein et s’était assuré du niveau de l’huile. La voiture était récente et en parfait état.

Cambo s’était dépouillé de ses réticences et de sa frousse au fur et à mesure qu’il s’éloignait de Séville. Kovask restait quand même sur ses gardes. Ce pouvait être une attitude pour endormir sa méfiance.

— Nous allons trouver quelques villages, un petit centre de mines de plomb, puis plus rien. Quelques misérables fermes et des troupeaux.

Il raconta un souvenir personnel du temps où il venait camper dans la montagne.

— Nous sommes tombés sur un troupeau endormi en plein milieu de la route. Nous avions une vieille Hispano qui s’essoufflait dans les côtes. Le berger dormait au milieu du troupeau et refusait de nous laisser le passage. Ils s’étaient installés là parce que la route conservait mieux la chaleur du jour. Dans la nuit, il n’est pas rare qu’il gèle, même en plein été.

Arrivé à un carrefour il s’arrêta et Kovask chercha sur sa carte.

— À droite.

— Vous avez vu la route?

Les phares éclairaient une sorte de chemin à flanc de montagne. Il devait avoir quatre mètres de large environ.

— Si nous rencontrons un autre véhicule, je ne sais pas comment nous ferons.

— Allez toujours.

Ils roulaient à vingt à l’heure et la suspension de la Volks souffrait beaucoup.

— Le retour sera encore pire, murmura Cambo. Il nous faut être à Séville à sept heures. À moins que, comme récompense, vous ne me réserviez une surprise désagréable.

— Je tiendrai parole, dit Kovask. Il suffit d’atteindre un centre civilisé pour pouvoir téléphoner.

Ils passaient le long d’une maison accrochée à la montagne.

— Je connais ces gens, dit Cambo. Ils nous ont vendu du lait de chèvre, l’an dernier.

— Cette maison est abandonnée, dit Kovask.

Il n’y a qu’un an alors. Je suis passé ici avec ma femme l’an dernier. À pied.

Kovask lui lança un regard perçant :

— Je croyais que vous ne connaissiez pas cette route.

— Ça vient de me revenir brusquement.

— Arrêtez-vous.

L’autre obéit, se tourna vers lui.

— Qu’y a-t-il?

— Descendez. Et attention à vous !

Dans le vide-poche, il avait repéré une lampe-torche et la prit.

— Nous allons à la maison.

Ils revinrent en arrière, cinq cents mètres environ. Kovask éclaira une porte entrouverte, à moitié arrachée de ses gonds.

— Cette maison est abandonnée.

À l’intérieur, la pièce principale était vide.

La couche de poussière n’était pas très épaisse.

— Il n’y a pas très longtemps, dit Cambo en désignant un calendrier.

Le feuillet indiquait la date du 8 juin, soit dix jours plus tôt.

— Curieux, dit-il. Ces gens ont tout laissé. Pourtant, ils paraissaient vouloir finir leurs jours ici. Ils avaient un grand troupeau.

— Nous sommes à une vingtaine de kilomètres du camp, dit Kovask. Y a-t-il d’autres maisons plus loin?

— Une sorte de hameau. Une poignée d’habitants. L’un d’eux tient une sorte de posada infecte.

— Combien de kilomètres?

— Je l’ignore. Une bonne demi-heure de route.

Un peu plus loin, un kilomètre environ, il freina brusquement. Un tronc d’arbre barrait la route. C’était un pin et il avait gardé toute sa verdure.

— La foudre, peut-être, dit Cambo.

Ils descendirent de voiture. La lampe de Kovask éclaira le pied. Il gratta de la pointe du soulier les traînées de terre qui cachaient les coups de hache.

— Abattu depuis quelques jours. Je suppose qu’il a fait aussi beau ici qu’à Séville et que ce n’est pas la foudre.

— Que voulez-vous faire?

— Continuer.

Cambo restait immobile.

— Vous croyez que c’est prudent?

— Pour le moment, oui. On ne nous présente que des obstacles naturels. Il se peut que plus loin nous trouvions un rocher sur le chemin. Le touriste ordinaire se découragerait et ferait demi-tour.

Il désigna la nuit derrière lui.

— Ne venons-nous pas de dépasser un endroit plus large où un véhicule peut manœuvrer?

— Justement, en continuant nous prouvons que nous ne sommes pas des touristes ordinaires.

Kovask eut un rire sec.

— Je n’ai aucune inquiétude. Je suis en compagnie d’un Phalangiste. Dans l’armée — en supposant que ce soit l’armée qui surveille le coin — ils aiment bien le parti.

Cambo haussa les épaules.

— Phalangiste ou pas, ils ne nous laisseront pas passer. Surtout vous.

— Aidez-moi à pousser cet arbre. Ce ne doit pas être impossible.

Il leur fallut une vingtaine de minutes pour le déplacer suffisamment. Cambo consulta sa montre. Kovask en fit autant. Il était trois heures et demie.

— Jamais nous ne serons à Séville pour sept heures.

Nous trouverons bien un endroit pour téléphoner. On continue.

Un peu plus loin la route s’encaissait dans un col, avant de descendre pendant deux ou trois kilomètres. La sortie de la passe était barrée.

Kovask trouva des traces de pneus. Les camions pouvaient passer, mais une voiture particulière non. Cambo parut satisfait de cette constatation, mais l’Américain le fit déchanter.

— Nous continuons à pied.

— Il nous faudra des heures.

— Le camp ne se trouve plus qu’à sept ou huit kilomètres. Ce hameau dont vous m’avez parlé?

— En bas. À cinq minutes.

— Allons jusque-là.

Ils approchaient des maisons qui formaient une masse sombre, dans la nuit plus claire à l’approche de l’aube, quand une voix cria :

— Alio ahi ! Quien vive?

La culasse d’un fusil fut manœuvrée. Cambo expliqua qu’ils étaient des touristes et cherchaient un gîte.

— La contrasena? Répondit la sentinelle.

Cambo protesta, demanda à parler au chef de poste. Le soldat sortit un sifflet à roulette dont les roulades se répercutèrent dans toute la montagne.

— Que posa?

C’était le sous-officier qui arrivait, une puissante lampe électrique à la main.

— Tâchez d’obtenir le maximum de renseignements, dit Kovask à l’oreille de Cambo. Ils furent pris dans le faisceau du réflecteur.

— Avancez ici. Que faites-vous dans cette zone? Vous n’avez pas vu les écriteaux?

— Non.

C’était vrai.

— Qui êtes-vous?

Cambo se nomma, présenta Kovask.

— Nous nous sommes égarés et nous cherchions une auberge. Il a fallu que nous abandonnions notre voiture un peu plus haut, à la passe.

— Vous avez des papiers?

Kovask sortit son passeport. Cambo lui, prit sa carte du parti dans son portefeuille. En la voyant, l’homme se radoucit.

— Excusez-moi, señor, mais les ordres sont formels. Personne ne peut pénétrer dans cette zone. Il faudrait un laissez-passer du ministère de la Guerre.

— Mais, enfin, je suis déjà venu ici l’an dernier et …

— La région a été évacuée depuis, señor.

— Mais pourquoi?

— Des glissements de terrain très dangereux. Il paraît que plusieurs maisons ont été déjà englouties.

La raison était excellente puisqu’il y avait eu des cas semblables dans la région après de fortes pluies. Seulement la saison était très sèche.

— Alors, il nous faut retourner?

— Oui, senior.

— Mais pour aller à Bermez?

— Il faut faire le grand tour, senior. Tous les chemins sont interdits à vingt kilomètres d’ici.

Cambo joua le jeu jusqu’au bout.

— Mais pourquoi une autorisation du ministère de la Guerre et non de l’Intérieur?

Le visage du sous-officier se ferma.

— Je ne sais pas, señor. Nous pouvons vous aider à faire demi-tour.

— Nous nous débrouillerons tout seuls.

— Je dois m’assurer de votre départ, senior.

Cambo s’accrocha :

— Êtes-vous un poste autonome, ou y a-t-il un P.C.?

— Le colonel est installé à quelques kilomètres d’ici.

Ils évitèrent de relever cette dernière précision. Elle suffisait à établir que l’affaire était d’importance.

— Normalement, je devrais vous retenir et attendre l’arrivée d’un officier. Je vais prendre vos noms et vos adresses.

La carte de la Phalange avait quand même bien arrangé les choses. Le sous-officier nota scrupuleusement tous les renseignements avant de les accompagner jusqu’à la passe. Le demi-tour fut favorisé par la présence des soldats dans cette passe étroite.

Cambo poussa un soupir de soulagement quand ils eurent roulé jusqu’à l’arbre coupé.

— Cette affaire viendra certainement aux oreilles de mes chefs. Je risque très gros. Il ne me reste plus qu’à quitter l’Espagne le plus vite possible.

— Ce sera préférable à une arrestation, dit tranquillement Kovask.

— Je ne m’attendais pas à ça, sinon j’aurais refusé de vous accompagner, malgré vos menaces. Un régiment et un colonel pour surveiller cette zone … Il faut que ce soit terriblement important.

— C’est ce que je pense, dit l’Américain. Je crois que nous avons mis le doigt en plein mille. Je vous suis reconnaissant de ce résultat, Cambo. Je vous aiderai peut-être à vous en sortir. Si j’arrive à mes fins, la Phalange va se trouver dans de grandes difficultés et ils penseront plus à sauver leur propre peau qu’à vous poursuivre. Il sera inutile de quitter l’Espagne. La société Erwhein vous enverra dans une ville du nord.

Cambo restait soucieux.

— Vous ne me croyez pas?

— Si. Mais seul contre la Phalange, vous ne réussirez pas.

— Vous oubliez que j’ai derrière moi mon pays. L’affaire est très grave. Votre pays veut participer à L’O.T.A.N. Si je prouve que la Phalange entretient des camps pour néo-nazis, votre gouvernement va prendre des sanctions énergiques.

Cambo roula quelques minutes en silence, avant de déclarer d’une voix morne :

— C’est la seule chance qui me reste. Que soit détruit cet idéal pour lequel j’ai vécu depuis une vingtaine d’années. C’est pire qu’un lavage de cerveau. Je ne pourrai plus jamais penser comme hier sans me faire l’effet d’être un velléitaire. Tout recommencer de zéro !

Kovask n’écoutait pas. Il brûlait d’impatience de découvrir l’avenir. Il pressentait vaguement quelque chose d’extraordinaire.

— Cinq heures, dit Cambo. Il nous reste juste deux heures.

— Nous aurons bientôt meilleure route. L’heure est matinale et nous ne rencontrerons personne. Vous pousserez à fond.

La nuit fondait rapidement. Cambo conduisait comme un fou sur le chemin à flanc de montagne. Un peu plus loin, l’état de la chaussée s’améliorerait. Kovask alluma une cigarette.

— Votre femme vous aura attendu toute la nuit, dit-il soudain.

— Elle a l’habitude… dit Cambo entre ses dents…

Kovask eut une illumination.

— C’était elle, n’est-ce pas, chez Rivera? Elle qui fouillait les lieux, parce qu’elle les connaissait bien?

— Oui, dit Cambo.

L’Américain sourit. Les progrès avaient été nets au cours de cette nuit. Cambo jura et la voiture dérapa soudain.

— Crevé !

À terre ils constatèrent avec stupeur que les quatre pneus étaient à plat. Comme Kovask se redressait, un choc brutal l’écrasa au sol. Il jura en pensant à Cambo dont il ne s’était pas suffisamment méfié.

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