CHAPITRE XVII

Un des hommes de Brandt veillait sur l’Allemand. Ce dernier, les mains attachées derrière le dos et-les chevilles entravées, était assis sur un tas de sacs de ciment. Son œil inspecta l’Américain sans aucune insolence, mais avec intérêt.

Il hocha la tête.

— Je comprends, dit-il. C.I.A.?

Kovask l’examinait sans répondre.

— Vous avez failli arriver trop tard, poursuivit l’Allemand. Ils sont tellement furieux qu’ils n’allaient pas me le pardonner.

— Furieux de quoi?

L’Allemand daigna sourire.

— Ils sont allés vérifier. Ils ne vont pas tarder à revenir.

— Vérifier quoi?

— L’inaccessibilité des « D. C. » et des rockets à tête nucléaire. Et c’est Jacinto Pedal qui a construit la fosse où se trouvent ces armes. Dans les caves de ma propriété.

Kovask étudiait ce visage lisse, parfait, qui ne reflétait aucun sentiment. Il semblait coulé dans un bronze d’une grande pureté.

— Avez-vous installé un système de protection?

— Non. Je n’aime pas la complication. Pourtant, il me fallait ménager l’avenir.

Il gonfla son torse.

— Vous me comprenez? Ici je suis dans un pays qui n’est pas le mien. Dans ces conditions il m’était très difficile de couvrir mes arrières.

Un instant, ils se regardèrent en silence.

— Qu’avez-vous fait?

— Tous ces rockets peuvent exploser d’un instant à l’autre. Une très belle chose. Plusieurs kilotonnes certainement, et beaucoup de radioactivité.

Kovask avait changé de visage et il s’en rendit compte. D’une voix suave, il ajouta :

— Vous vous doutez que nous ne nous sommes pas contentés de quelques prélèvements au camp Wake à Cadix.

— Combien de rockets? Demanda l’Américain d’une voix dure.

— Plusieurs centaines. Une dizaine sont amorcés. Suffisant pour une réaction en chaîne…

— Vous croyez tenir les rênes, Cramer? L’autre lui lança un regard acéré.

— Mais vous savez bien que le les tiens. De moi vous attendiez la remise des armes volées, plus certainement les accords secrets entre nous et la Phalange.

Kovask était sidéré par cette lucidité.

— Tout cela vous échappe, poursuivit Cramer. Parce qu’une explosion atomique dans ce pays serait catastrophique pour vous. Pour l’Organisation atlantique. Pour toute la stratégie occidentale.

L’Américain se pencha en avant, le visage grimaçant.

— Je ne vous crois pas ! Une telle folie est impossible. Aucune machinerie ne pourrait vous inspirer confiance. Un mécanisme se détraque. Chaque jour, chaque nuit serait devenu un cauchemar.

L’autre écoutait avec attention.

— Vous avez raison. Je n’aurais jamais eu confiance en un mécanisme, même établi par un spécialiste en électronique.

Devant le visage de l’Américain, il eut son petit sourire qui tirait ses lèvres vers la droite en un rictus.

— Seulement, j’ai confiance en Hugo.

Il marqua un temps d’arrêt avant d’expliquer.

— Hugo vit dans la fosse où se trouvent les rockets. Il sait comment faire exploser celui qui se trouve à portée de sa main. Hugo déteste la vie. Il attend ce moment-là avec impatience.

— Cramer, vous bluffez?

— Non. Hugo est mutilé de guerre. Il a les deux jambes amputées.

— Il ne peut vivre sous terre. Même s’il dispose de lumière électrique.

— Hugo n’en a pas besoin. Il est aveugle. Je l’ai trouvé dans un de ces hôpitaux espagnols, parmi des épileptiques, des idiots congénitaux et des mongoliens. Lui, avait toute sa lucidité. Blessé en France, il avait réussi à passer en Espagne. Il y est arrivé mort. On l’a amputé par acquit de conscience. Puis comme il vivait encore, on s’en est débarrassé. Un hospice dans l’Extremadura. Un établissement horrible tenu par des sœurs à la charité usée depuis longtemps. Allez un jour visiter un de ces endroits. Vous saurez alors ce qu’est l’Espagne. Hugo n’a jamais oublié. Croyez-moi, il préfère sa cave, sa solitude, son électrophone. Dans son état il ne saurait souhaiter que la mort.

Kovask détourna le regard.

— Je ne vous crois pas.

— Les autres non plus. Mais s’ils ont entendu la voix de Hugo, ils ne doivent plus douter.

Kovask prit une cigarette et ralluma. Ce faisant, il croisa le regard de l’homme de Brandt. Un regard qui exprimait le doute et l’effarement. Comme le sien certainement. Il fit quelques pas.

Cramer dit doucement :

— Il n’y a pas de solution, Kovask.

— Quelles conditions doivent être réunies pour que Hugo fasse tout sauter?

— Si je vous les explique, ce n’est pas par puérilité. C’est que je suis entièrement persuadé de leur force. En principe, je communique avec Hugo toutes les six heures. La prochaine fois, ce sera à minuit. En principe. Si Hugo se rend compte d’un danger, il cherche à entrer en contact avec moi. En cas d’impossibilité, il attend une heure pour une nouvelle tentative. Ensuite, il est libre de ses actes.

— Mais une maladie, un accident?

— Un de mes hommes avait mission d’intervenir. Mais comme il doit se trouver dans la même situation que moi aujourd’hui, Hugo est maître de ses actes.

Brandt le rejoignit. Tout de suite il vit que quelque chose ne tournait pas rond. Kovask l’entraîna à part et le mit rapidement au courant.

Le commander dut se faire violence pour l’écouter jusqu’au bout.

— De la frime, hein? C’est une chose impossible.

— Il est très convaincant. Que faisons-nous?

— Je n’y crois pas, dit Brandt. Il ne peut sacrifier les jeunes qui campent chez lui.

Kovask jura.

— Je n’avais pas pensé à eux.

Mais Cramer ne parut nullement déconcerté.

— Ces garçons sont déjà loin. C’est l’application d’une consigne très stricte lorsque il se produit un événement inquiétant. Le coup de fil de Jacinto Pedal en était un.

— Votre propriété est donc vide?

— Ils n’ont dû trouver là-bas que deux de mes hommes. Notre seul appui dans ce pays venait de la Phalange, mais il fallait se montrer prudent. Toutes ces mesures de sécurité ont été soigneusement étudiées.

Malgré ses liens, il paraissait très à l’aise.

— Imaginez, dit Kovask, que nous laissions Hugo aller jusqu’au bout. Nous, et principalement notre pays, en supporterions les conséquences, mais vous également.

— Vous n’irez pas jusqu’au bout justement. Vous allez me laisser filer jusque chez moi. Je mets mes affaires en ordre, rassure Hugo et le fais sortir de sa fosse. Vous me laissez partir avec lui. C’est tout.

Un coup de sifflet discret retentit et l’homme de Brandt sortit du hangar.

Certainement Jacinto Pedal qui revient.

Un moteur de voiture ronflait rageusement devant le portail. Kovask fit signe à l’un des hommes d’ouvrir. Une vieille camionnette fit irruption dans la cour. Ses phares trouaient la nuit, venue pendant que Kovask interrogeait Cramer.

Tout se passa rapidement. Un type fut malmené par l’un des Américains, mais la surprise était trop totale pour eux. Pablo fulminait. En tout il y avait cinq hommes. L’un d’eux avait une soixantaine d’années et l’allure d’un commerçant retraité. C’est lui qui invita ses compagnons à ne rien tenter. Il paraissait avoir une certaine influence sur eux.

— Je suppose, dit-il, que vous êtes Américains? Pablo nous a parlé de vous.

Kovask plongea ses yeux dans ceux de l’homme.

— Vous a-t-il expliqué comment il nous avait frustrés du travail effectué pour retrouver Cramer?

— Attendez, dit ce dernier. Votre déception sera égale à la nôtre. Nous n’avons pu arriver à ces armes. Il y a véritablement un homme dans cette fosse, et il exige de parler à Martin Cramer dans le plus bref délai.

Il eut un geste d’impuissance.

— Nous nous sommes attaqués à un trop gros morceau. Je suis effrayé des conséquences qu’auraient pu avoir nos actions de ce soir.

Les hommes qui l’accompagnaient grognèrent leur approbation. Pablo ne paraissait plus aussi à Taise.

— Comprenez-vous, señor, que ces armes doivent revenir chez nous? Êtes-vous disposé à vous abstenir de toute nouvelle intervention?

L’Espagnol releva la tête. Son visage, éclairé par les torches, des Américains, était grave.

— Je suis le responsable local de l’Union Democratica. Si j’ai quelque influence sur mes compatriotes, vous pouvez me faire confiance. Nous allons oublier cette affaire en espérant que vous la réglerez au mieux pour tout le monde.

Kovask resta impassible, mais il avait envie de sourire. La grande peur atomique donnait beaucoup de sagesse à tout le monde.

* * *

Brandt était monté avec lui, tandis que Martin Cramer roulait, toujours ligoté, en compagnie des deux hommes de l’O.N.I.

— Je cherche le moyen de liquider ce Hugo, dit le commander en mâchonnant sa pipe. J’ai pensé à l’électrocuter avec le téléphone qui lui sert à correspondre avec Cramer. On envoie quelques milliers de volts …

— J’y ai songé moi-même. Mais on risque de flanquer le feu dans la fosse, et alors …

— Dommage en effet. Alors?

Kovask conduisait, le visage fermé. Il laissa tomber :

— Laissez-moi voir la disposition des lieux.

— Vous n’avez pas pensé une seconde à vous incliner devant les prétentions de Cramer?

La voix de Brandt était grave et Kovask fut frappé du sérieux de cette demande.

— Votre opinion personnelle serait favorable à cette solution.

Le commander ne répondit pas tout de suite, comme s’il regrettait de faire part de son désaccord.

— C’est une solution prudente. Même si Cramer reste muet à ce sujet, nous retrouverons bien les principaux membres du réseau européen qui met nos bases au pillage.

— Ce sera long, fit Kovask d’un ton neutre.

— Bon sang, Kovask. Si jamais ça pète là-bas? Il faudra évacuer Séville, toute la région.

Il ralentit quand les phares éclairèrent les murs de la propriété.

— Ils n’ont pas refermé le portail.

Celui-ci béait sur l’intérieur de la propriété. Kovask appuya sur l’accélérateur.

— Cramer a parlé de deux hommes seulement. Je suppose que nos prédécesseurs les ont réduits à l’impuissance.

L’un d’eux gisait sur le perron, le crâne fracassé. Il était mort. L’autre fut retrouvé à l’intérieur, attaché par du fil électrique sur une épaisse table de cuisine. Kovask nota le procédé.

Encadré par les deux agents de L’O.N.I., Cramer arrivait.

— Où est la fosse?

— Au sous-sol. Le commutateur est dans le coin là-bas.

Seuls Kovask et Brandt descendirent. Le sous-sol de la bâtisse était voûté. La fosse leur apparut bientôt. En fait c’était un bloc de béton à moitié enterré dans le sol. Ils en firent silencieusement le tour. Brandt était pâle comme un linge, et Kovask pensait à l’infirme enfermé à l’intérieur, qui d’un seul geste pouvait les réduire à néant. Il passa sa main sur son visage, la retira humide de transpiration.

Il nota qu’un tuyau de cuivre amenait de l’eau jusqu’à la fosse, et que le fil du téléphone pénétrait par le même endroit. Le système d’aération, un gros tuyau, devait déboucher sur le toit.

Quand ils remontèrent, Cramer les regarda avec ironie.

— Des minutes désagréables, n’est-ce pas?

— Vous allez téléphoner à Hugo que tout va bien.

L’Allemand secoua la tête.

— Non. Je veux bien lui demander de rester tranquille une heure, mais c’est tout.

Kovask haussa les épaules.

— J’ai un excellent moyen de vous forcer à obéir. Un moyen unique d’éviter toute explosion. Je vous fais enchaîner auprès du téléphone. Vous ne vous sacrifierez pas aisément.

Pour la première fois, il nota un tressaillement sur le visage lisse de Cramer. Mais la voix de celui-ci resta assurée cependant :

— Cette situation ne pourrait se prolonger éternellement.

— C’est cependant ce que je vais faire, Cramer. Inutile de vous dire que je ne capitule pas. Même si c’est de mauvaise politique de vous mettre au courant de mes intentions. Votre présence auprès du téléphone sera ma sauvegarde.

Cramer lécha ses lèvres. Kovask l’aurait cru beaucoup plus invulnérable.

— Et pendant ce temps, Cramer, je réduirai Hugo à l’impuissance.

— Vous ne pourrez pas. La porte de la fosse ne peut être manœuvrée que de l’intérieur. Attaquer le béton avec un outil quelconque l’alerterait et il nous ferait tous sauter. D’ailleurs, il faudrait des heures pour y arriver de cette façon.

Sa voix était quelque peu haletante. Kovask le regarda pendant quelques secondes, puis haussa les épaules.

— Une chose que vous pouvez me dire. Que s’est-il passé au camp secret de la Sierra Morena, et qu’est-il arrivé à Juan Vico et Miguel Luca?

— Un accident idiot ! Nous avons voulu expérimenter ces rockets. Nous pensions en tirer deux. Le premier a éclaté dans une sorte de trou de blaireau. Juan Vico y était caché. Son compagnon est mort sur le coup, lui s’est rué à l’extérieur comprenant le danger. Un gars allait tirer un deuxième rocket. En voyant cet homme hurlant sortir du rocher, il s’est affolé et a tiré en l’air. Nous n’avons eu que le temps de fuir. Le rocket est tombé sur les caisses qui en contenaient d’autres, tout montés et prêts à être utilisés. Par chance, personne ne fut atteint, sauf un camion et ce Juan Vico.

— C’est pour lui que vous aviez convoqué le professeur Enrique Hernandez?

— Oui. C’est Lagrano qui l’avait fait venir. Nous étions inquiets et voulions l’interroger. Au fait, vous avez fait disparaître Julio Lagrano.

Kovask le toisa.

— Je suppose que Juan Vico n’est pas mort des brûlures radioactives. Julio Lagrano a bien été obligé de mettre la police au courant?

— Pas la police. L’armée. C’est là qu’il avait le plus d’amis. Il a essayé de minimiser l’affaire. Le territoire a été évacué et gardé militairement.

L’Américain entraîna Brandt dans un coin.

— Combien faut-il pour vous rendre à Cadix?

— Pas tout à fait trois quarts d’heure par l’hélicoptère. Vous voulez que j’y aille?

— Oui. Pour me ramener un équipement Isherwood.

Brandt sursauta.

— Vous voulez …?

— Tout l’équipement, y compris la combinaison isolante du plongeur. Tous les tubes plastiques que vous pourrez trouver. Et, évidemment, un spécialiste de l’affaire. Le groupe électrogène si c’est nécessaire.

Le commander passa la main sur son front. Il était livide.

— C’est le seul moyen? …

— Vous savez bien que oui, coupa Kovask. Une chose m’a surpris dans la cave. L’état hygrométrique très élevé de l’air. En quelques secondes, ce sera réalisé et en pleine sécurité. Téléphonez avant de prendre l’air. Que tout soit prêt à être embarqué à votre arrivée.

Cramer regarda le commander qui s’éloignait, puis reporta ses yeux sur Kovask.

— Vous feriez mieux de téléphoner à Hugo, dit ce dernier.

Maté, Cramer s’exécuta. L’appareil se trouvait dans son bureau, caché dans la bibliothèque. S’approchant, Kovask entendit une voix rauque s’exprimant avec soulagement et en allemand. Martin Cramer lui expliqua que tout allait bien, mais qu’il lui téléphonerait dans une heure.

Quand ce fut terminé, il se laissa tomber sur un siège, le regard sombre.

— C’est de la folie, Kovask ! Cela ne peut marcher. Je ne sais ce que vous envisagez, mais Hugo, lui, n’a qu’à étendre la main et à frapper violemment la tête du rocket sur le sol en ciment. Comment pouvez-vous lutter contre cette fraction de seconde?

Kovask se tourna vers l’un des deux hommes de Brandt.

— Montez vers le bois de pins où se trouvent vos deux collègues. N’oubliez pas de siffler « Stars and Stripes ». Dites-leur qu’ils peuvent venir ici. Ils doivent s’ennuyer là-haut.

Il revint auprès de Martin Cramer.

— Je suppose qu’il est inutile que nous fouillions ce bureau. Tout ce qui a quelque intérêt doit se trouver dans un coffre, dans la fosse bétonnée?

L’Allemand ne répondit pas. Après son coup de fil à Hugo, on lui avait à nouveau entravé les mains. Il paraissait déconcerté par la succession des événements. Il s’était cru suffisamment fort pour imposer ses vues, et l’obstination de l’Américain l’épouvantait. En même temps, il était curieux de savoir s’il oserait aller jusqu’au bout.

Les deux hommes de Brandt arrivèrent et firent leur rapport.

— Vers sept heures, la débandade a été totale. Les jeunes gens sont partis en masse et les gardiens de la propriété ont disparu. Nous étions inquiets, nous demandant ce qui allait se produire. C’est alors que la camionnette est arrivée. Il y avait cinq hommes à l’intérieur. Ils sont entrés sans trouver pratiquement de résistance. Un gars s’est fait assommer sur le perron. Ils sont repartis trois quarts d’heure plus tard environ.

Kovask fit transporter le mort dans une chambre, puis délivrer l’homme attaché sur la table.

À l’heure dite, Cramer téléphona à Hugo. Sa voix n’était plus aussi ferme. Quant à l’infirme, il demanda à plusieurs reprises si tout allait bien. L’Allemand le rassura et Kovask raccrocha l’appareil qu’il avait tenu.

— Il s’inquiète. Je le sens nerveux. Au moindre bruit suspect il fera tout sauter.

— La fosse a des murs épais. Nous avons tourné autour tout à l’heure et il ne nous a pas entendus. Hugo ne risquera pas votre vie vous sachant ici.

Cramer hocha la tête.

— Je me demande s’il s’en soucierait.

Il était onze heures quand le téléphone extérieur sonna. Kovask décrocha, reconnut la voix de Brandt.

— J’ai pensé à une chose, fit ce dernier. Nous allons atterrir dans la propriété. Éclairez un carré d’une centaine de mètres de côté avec les voitures. J’ai tout le matériel. Dans une heure je suis là.

— Bonne idée ! Dit Kovask. Ce sera fait. Quand le moment fut venu, Kovask sortit avec deux des hommes. La Mercedes et la Dodge des deux derniers venus furent placées de façon à délimiter l’aire d’atterrissage.

Ce dernier s’effectua très facilement. Brandt sauta à terre et présenta l’homme qui le suivait :

— Winkler, premier maître, responsable de l’équipement Isherwood. Il avait une permission de la nuit et il a fallu le chercher dans tous les bas quartiers.

Winkler avait un visage sympathique, brûlé par le soleil. Il sourit discrètement.

— Nous ne serons pas trop pour transporter le matériel. Winkler a préféré emporter le groupe électrogène, se méfiant des chutes de tension du réseau local.

— Nous pourrons le laisser ici, dit le premier maître. J’ai suffisamment de fil et ça nous épargnera des efforts inutiles.

Quant à l’équipement Isherwood, il fallait deux hommes pour le transporter.

— Nous ne nous en sommes servis qu’une fois, expliqua Winkler. Et encore sur un vieux chaland. C’est vraiment un système étonnant. Nous travaillions par vingt brasses de fond. La température de l’eau à cette profondeur était de 15° centigrades et la salinité normale. Eh bien, en moins d’une minute, la brèche du chaland, huit à dix pieds carrés, était bouchée par une couche épaisse d’un pouce. Une minute plus tard, elle avait atteint près d’un pied. Et l’obturation était parfaite. Lies pompes ont commencé de vider le chaland et deux heures plus tard il pouvait flotter.

— Venez voir la fosse. Observez le plus grand silence.

— C’est vrai qu’il y a un type dedans? Demanda le premier maître d’une voix rauque.

Kovask hocha la tête.

— Oui, mais il y a aussi de quoi tuer des centaines de personnes. C’est lui ou elles.

— Je comprends, monsieur, dit Winkler. Seulement, l’espace de quelques secondes ce sera horrible pour lui.

Pendant une dizaine de minutes il examina la fosse puis ils remontèrent.

— Nous allons ceinturer le bloc avec nos tubes où circulera l’hélium à moins deux cents degrés. Je suppose que les murs de cette fosse font un pied d’épaisseur?

— Environ, dit Kovask.

— Ils vont se fendiller immédiatement et cela favorisera la pénétration du froid. La vapeur de l’air se figera sur-le-champ. Quant au gars … sa chair va éclater.

Kovask pensait aux rockets amorcés. Le mécanisme de percussion serait instantanément bloqué. Le premier maître le regardait.

— Vous aviez entendu parler de l’équipement Isherwood? C’est un procédé tout récent …

— Inspiré d’une technique française, ajouta Kovask. Une base aussi importante que celle de Cadix se devait de disposer d’un tel appareil. Comment allez-vous plaquer vos tuyaux?

— Avec des ventouses spéciales. Dès que l’hélium circulera ils se plaqueront à la paroi.

Kovask consulta sa montre.

— Il faudrait que tout soit prêt dans une demi-heure.

Au bout de ce temps là Martin Cramer téléphonerait à Hugo. L’homme devait transpirer fortement dans cette étuve. Ses mains resteraient collées à l’appareil, son oreille également. Il frissonna et essaya de chasser cette image.

Kovask consulta sa montre.

— Expliquez-moi le processus de la pénétration du froid.

— Il sera rapide. Une minute après la mise en route, la température à l’intérieur de la fosse sera à 0° centigrade. Ensuite, l’abaissement suit une progression géométrique. Trente seconde de plus et il fera moins quinze degrés. Au bout de cette nouvelle minute, entre moins cinquante et moins soixante degrés.

Kovask lui demanda de régler sa montre sur la sienne.

— Vous commencerez à 0 h 59. Martin Cramer téléphonera à une heure et je m’efforcerai que cette communication dure une minute.

Le premier maître le regarda curieusement.

— L’homme ne raccrochera pas.

— Je sais, dit Kovask. C’est ce que j’espère.

— Nous pousserons l’expérience jusqu’au bout?

— Oui. Jusqu’au bout.

Le premier maître inclina la tête.

— Bien, mais il faudra attendre un certain temps avant de pouvoir pénétrer dans l’endroit.

Les rouleaux de tube en plastique spécial furent déchargé et emportés jusqu’à la cave. Winkler enroulait soigneusement les sections autour de la fosse. Il ne les espaçait que de quelques centimètres. Plusieurs rouleaux furent nécessaires.

Dehors, le groupe électrogène ronronnait allègrement et alimentait déjà l’appareil Isherwood.

À 0 h 55 Kovask entra dans le bureau de Martin Cramer. Ce dernier, les yeux fermés, paraissait sommeiller, mais il les ouvrit quand l’Américain entra.

— Vous n’oubliez pas l’heure. Je vous préviens, c’est la dernière fois que j’accepte de téléphoner à Hugo. Il arrivera ce qu’il voudra ensuite. Cette situation ne peut s’éterniser.

Kovask resta impassible. L’Allemand ne croyait pas si bien dire. Il s’approcha des deux hommes de garde.

— Sortez, leur demanda-t-il à voix basse. Éloignez-vous.

Il avait donné la consigne aux autres et à Brandt. Le premier maître avait refusé d’abandonner ses appareils. Cramer le regarda avec surprise.

— Qu’est-ce que ça signifie? Quel est ce bruit de moteur?

— Vous verrez bien. Vous êtes toujours décidé à sacrifier Hugo à votre orgueil? Jusqu’au bout, vous espérez que nous ne réussirons pas?

La grande aiguille de sa montre était entre le 11 et le douze. Il restait deux minutes avant l’heure H. Cramer se redressa dans son fauteuil. Son teint se décomposait imperceptiblement depuis qu’il assistait impuissant et sans comprendre à toutes ces allées et venues.

— Vous bluffez, Kovask. Il ne peut rien arriver à Hugo. Je vous l’ai dit. En une seconde il peut nous faire tous sauter. Vous jouez avec nos vies, en ce moment.

Une seule minute, que la trotteuse grignotait allègrement. Kovask se dirigea vers la bibliothèque tout en comptant mentalement. Il ne toucha pas au combiné. Il restait encore trente secondes. Dans le château, il ne restait plus que Hugo et le premier maître Winkler dans la cave. Lui et Cramer dans ce bureau.

Cramer devina soudain la tension qui s’emparait de lui.

Kovask ! Que se passe-t-il?

L’agent de la C.I.A. décrocha le téléphone, le lui tendit. Cramer hurla :

— Hugo? Tu es là?

La voix de l’infirme s’éleva. Un bruit bizarre faisait s’entrechoquer les mots. Kovask pensa que c’étaient les dents du malheureux. Le froid, soudain, devait être insoutenable.

— Hugo, réponds, que se passe-t-il? Kovask regarda sa montre. En ce moment, la température de la fosse devait avoisiner moins dix degrés.

— Je ne comprends pas, hurlait Cramer. On dirait qu’il bourdonne, qu’il chantonne à bouche fermée.

C’était cela même. Hugo devait avoir la bouche gelée et il essayait de continuer à parler.

— Je n’entends plus que la tonalité. Kovask lui arracha le téléphone. Il y avait aussi d’étranges craquements. Il se demanda si c’étaient les murs de la fosse ou le corps de Hugo qui les produisaient. Maintenant, la température descendait allègrement vers moins cinquante …

Cramer cherchait son regard.

— Vous avez réussi, hein? Je ne comprends pas comment, mais vous avez réussi.

Alors, comme soulagé, il s’abandonna :

— Vous trouverez en bas un coffre portatif avec tout ce qui peut vous intéresser. Les papiers qui compromettent la Phalange, ceux qui concernent le réseau Charles-Quint. C’est lui qui était chargé du vol des armes dans toute l’Europe. Il y a aussi une liste des commanditaires allemands de notre organisation. Faites de moi ce que vous voudrez.

FIN
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