CHAPITRE XV

Le lendemain matin, le premier soin de Kovask fut de téléphoner à Duke Martel. Ce dernier avait reçu une documentation importante sur les nazis et les Allemands installés en Espagne depuis la fin de la guerre.

— D’accord, je vous attends à partir d’une heure de l’après-midi, répondit-il à une question de Serge.

Ensuite, il chercha sur l’annuaire le nom de Julio Lagrano, le trouva dans les pages consacrées à Séville et dans celles d’un village voisin. L’homme avait, comme tous les riches propriétaires, un pied-à-terre dans la ville. Il téléphona à la propriété, demanda à parler à l’intendant.

— Je regrette, señor, mais don Camilo est absent pour tout le matin.

— Vous ne savez pas où je pourrais le trouver?

— Je ne sais pas, señor. Peut-être au commissariat central.

Kovask raccrocha après avoir remercié. La disparition de Julio devait commencer d’inquiéter son entourage. On avait certainement trouvé sa Porsche dans le faubourg nord.

Il décida d’aller faire un tour du côté du commissariat central. Sa voiture au parking, il chercha pendant un bon quart d’heure avant de trouver un break 403 Peugeot, avec comme nom de propriétaire Lagrano. Il attendit. Il voulait seulement voir le visage de l’intendant du domaine, don Camilo.

À dix heures, un homme s’approcha du break, ouvrit la portière gauche et s’installa au volant. C’est un Espagnol de petite taille, légèrement bedonnant. Il n’avait rien à voir avec l’homme de la photo-robot.

Satisfait sur ce point, il rejoignit sa voiture. Au moment de démarrer, il aperçut dans son rétroviseur le garçon en blue-jean. Il ne portait plus sa marinière mais une chemise noire. Il ne s’était guère interrogé à son sujet. C’était peut-être un homme de Lagrano. Il n’était pas très inquiétant, et il savait pouvoir le semer aisément. La moto qu’il utilisait plafonnait à quatre-vingts, quatre-vingt-dix. Pour la ville, c’était, d’ailleurs, un moyen excellent de filature.

Il décida de gagner Cordoue et de manger un morceau en route pour être chez Duke Martel à l’heure du rendez-vous. Le garçon à la moto le suivit jusqu’en banlieue. Kovask le lâcha rapidement sur la N.4. Au bout de quelques kilomètres il s’immobilisa sur le bas-côté, attendit. Mais l’inconnu avait complètement renoncé, semblait-il.

À Ecija, il s’arrêta devant un restaurant et déjeuna avec appétit. La veille il avait quelque peu négligé son estomac et il se rattrapa. Quand il remonta dans la Mercedes on le regarda avec inquiétude. C’était une vraie folie que de courir les routes par une chaleur pareille. D’ailleurs, la N.4 était en partie déserte.

À une heure pile, il sonnait à la porte de service de la Compania Internacional de Aceites. Duke Martel, pantalon clair et chemise à manches courtes, vint lui ouvrir.

— Vous êtes à l’heure, dit-il.

Il le laissa dans le bureau pour aller chercher du café et du bourbon. Au retour, il prit une grosse chemise dans son coffre et la lui tendit.

Kovask sortit sa photo-robot.

— Voici notre homme.

Duke Martel examina le montage.

— Drôle de bonhomme s’il existe ! Je n’aimerais pas me trouver en face de lui sans arme.

Kovask lui-même avait éprouvé une sorte de malaise en regardant la photographie.

— Un dur, j’ai l’impression. Son réseau doit être un modèle du genre.

Le café bu, ils commencèrent le travail. Au début ils trouvèrent trois fiches dont les photographies se rapprochaient du montage. Mais pourtant il manquait quelque chose à ces têtes-là, l’air résolu et cynique de l’inconnu décrit par Andrés Gracia.

C’est Kovask qui découvrit la bonne et la ressemblance était si parfaite que Duke Martel se rendit compte de sa stupeur.

— Bon sang ! En plein dans le mille ! Vous avez un sacré informateur.

— Et les techniciens de Cadix sont des champions, murmura Kovask.

Fasciné par l’inconnu, il ne pensait même pas à consulter la fiche. Duke Martel lut par-dessus son épaule :

« Martin Cramer. Né à Brème, en 1913. (Ça lui faisait quarante-huit ans.) En 1930, adhère à la Sturmabteilung (SA), puis à la dissolution de celle-ci, est admis à la Schutzstaffel (SS) jusqu’en 1938. Lieutenant quand il est chargé d’un camp de Hitlerjugend dans la Forêt-Noire. Se distingue par ses qualités d’entraîneur et de propagandiste. Accusé après la guerre, avec les jeunes gens qu’il dirigeait, d’avoir fait disparaître. Un groupe de prisonniers sénégalais. Fait non prouvé, mais certainement vrai. Cramer était un passionné de Rosenberg et de Himmler. Dénazifié en 1955 décision fédérale N° U25437. Recherché dans les pays suivants : Néant. Indications fournies par le gouvernement de Tel-Aviv : Néant. »

— Qu’est-ce que ça veut dire? Demanda Kovask.

— Toujours ainsi quand il s’agit de fiches d’anciens nazis. Les gars du S.R. israélien sont tellement bien documentés à ce sujet que nous leur avons demandé quelques tuyaux. Quand il s’agit de types pas très importants, ils acceptent de nous communiquer leurs renseignements. Ce qu’ils n’ont pas fait pour Eichmann, par exemple.

Kovask lut à la suite des renseignements.

« En Espagne, depuis la décision de dénazification. S’occupe de recherches commerciales. »

La couleur de la fiche était blanche. L’homme n’était ni surveillé ni suspecté par la C.I.A.

« Domicile depuis cette date : Madrid, jusqu’en 1956, puis Séville en 1957. À la fin de cette année-là, acquiert, pour une somme dérisoire, un domaine dans le nord de cette ville, à une dizaine de kilomètres environ. Essaie d’y lancer un terrain de camping, sans grand succès, semble-t-il. »

Kovask haussa les épaules et Duke Martel s’esclaffa :

— D’où tiennent ils ces renseignements?

— Pas de moi, dit Martel. Je ne suis ici que depuis deux ans. Il faut croire que mon prédécesseur n’a pas poussé son enquête très loin.

Serge était tout de même satisfait. Il accepta de boire un whisky sans lâcher Martin Cramer du regard.

— Je crois que c’est une belle prise, dit-il. Allez-vous agir seul?

Martel paraissait inquiet.

— Je n’ai pas un effectif très important à vous proposer. Deux hommes seulement.

— Cadix m’a promis de l’aide.

Martel parut soulagé.

— J’ai l’impression qu’il vous faudra une équipe de premier choix et suffisamment nombreuse.

— Oui, dit Kovask. Je le crois aussi.

Duke Martel alla ensuite chercher une carte de la région et la punaisa au mur. Ils localisèrent grosso modo la propriété acquise par Martin Cramer.

— Cette petite rivière, un torrent plutôt, doit la border avant de se jeter dans le Guadalquivir. Ces hachures ne me disent rien qui vaille. Le torrent doit avoir creusé un véritable canon à cet endroit.

— Fort possible, dit Martel, et l’accès se limite à cette petite route départementale. Il vous faudra sérieusement étudier l’endroit avant de vous y risquer.

— C’est ce que je vais faire, dit Kovask.

Avant de quitter Cordon ©, il acheta une carte très détaillée de la région. Après Ecija, il s’arrêta pour l’étudier, se rendit compte qu’il pouvait s’approcher du lieu par de petites routes départementales.

À trois kilomètres environ, il cacha la Mercedes, continua à pied dans les petites collines. D’un bois de pins surélevé, il aperçut enfin la propriété. Ce qui le frappa tout de suite, ce fut la différence entre la vétusté des bâtiments d’habitation et les murs neufs et très hauts. Du parc, il ne restait que quelques arbres. Une vingtaine de grandes tentes, des marabouts, étaient soigneusement alignés autour d’une sorte de terre-plein. Au centre, un mât s’érigeait, mais le drapeau qui flottait légèrement ne représentait rien. C’était un carré jaune sans aucun motif. Un symbole, peut-être.

L’endroit paraissait parfaitement désert. Il aurait fallu des jumelles pour distinguer les détails. Une petite route passait devant la propriété, puis suivait le mur nord. Comme il l’avait pensé, côté sud se trouvait un ravin. Tout autour, la campagne était déserte. L’endroit merveilleusement choisi.

Kovask, assis contre un pin, pensait qu’il ne pouvait rien précipiter. Il fallait faire surveiller la propriété pendant au moins vingt-quatre heures avant de se lancer dans cette aventure. Il allait demander à Brandt d’envoyer deux hommes pour faire ce travail. Si les tentes étaient toutes occupées, c’étaient au moins deux cents jeunes gens qui se trouvaient à la disposition de Martin Cramer. Et certainement pas des gringalets. En plus il devait employer plusieurs gardes du corps. Enfin, il possédait des « D. C. » et était homme à les utiliser en cas de danger.

Sur le chemin du retour, il se creusa sans succès. Il était sûrement impossible d’attirer l’Allemand au-dehors pour lui tendre un piège. Alerté par la disparition de Lagrano et les derniers événements, il allait se terrer en attendant que le calme soit revenu. Un léger avantage pour Kovask, Cramer ignorait certainement qu’il était repéré.

Rentré à son hôtel il téléphona à Brandt, lui expliqua rapidement la situation. Le commander décida d’envoya immédiatement deux hommes avec l’équipement nécessaire, jumelles ordinaires et à infrarouges, dérivation pour lignes téléphoniques, caméra à téléobjectif.

— Je ne pense pas qu’il possède un émetteur de radio. Trop prudent pour se faire repérer ainsi. Je crois que vos deux hommes devront passer là-bas vingt-quatre heures pour obtenir le maximum d’informations.

Il donna ensuite la position du petit bois de pins d’où ils pourraient voir en toute tranquillité.

— Considérez-vous quand même en état d’alerte, dit-il à Brandt. La situation peut rapidement évoluer. Dites à vos deux hommes que j’irai les rejoindre dans le courant de la nuit. Je sifflerai « Stars and Stripes ». Les premières mesures.

Après ce coup de fil il prit une douche. Il s’essuyait lorsqu’on frappa. Il cria d’entrer. Par l’embrasure de la porte du cabinet de toilette il vit Isabel Rivera.

— Un instant !

Elle était assise quand il sortit, habillé.

— Bonjour. Je vous dérange?

— Nullement.

— Vous avez fait bon voyage à Cadix?

Il hésitait.

— Oui, excellent.

— Fructueux?

— Je l’espère pour l’avenir.

Elle accepta la cigarette qu’il lui offrait. Ils fumèrent en silence.

— Les journaux annoncent la disparition de Julio Lagrano et de son chauffeur. On a retrouvé la voiture dans la banlieue nord.

Depuis, il l’avait revue et mise au courant des événements vécus en compagnie de José Cambo.

— Vous n’êtes pas inquiet?

— Pourquoi? Qui ferait la liaison entre moi et ces événements?

Elle resta silencieuse, tirant doucement sur sa cigarette.

— Était-ce lui l’assassin de mon mari?

— Non, je vous l’ai déjà dit. Je ne crois pas. Le véritable responsable …

Il se tut, puis décida d’aller jusqu’au bout et sortit la fiche et la photo-robot de Martin Cramer.

— Le voilà.

La jeune femme regarda les photographies.

— Je ne comprends pas l’américain. Cet homme … Martin Cramer?

— Oui.

— Il me fait horreur. Même s’il n’est pour rien dans la mort de Pedro. C’est indéfinissable.

Brusquement, elle parut songeuse. Il l’observait sans relâche. Elle était très belle. Elle releva la tête et ils restèrent quelques secondes les yeux dans les yeux. Troublée, elle se leva.

— C’est très incorrect ce que je fais, dit-elle avec un rire un peu rauque. Il faut que je parte. Ce nom de Martin Cramer éveille un écho en moi. Il faut que j’aille consulter les papiers de mon mari.

Il parut étonné.

— Vous m’avez dit qu’ils étaient peu importants.

— Je suis allée à la banque aujourd’hui. J’ai trouvé quelques notes dans le coffre qu’il y louait.

Kovask fronça les sourcils.

— Pourriez-vous me les confier?

— Oui, mais je veux les consulter au sujet de ce nom.

— Puis-je vous accompagner? Elle sourit.

— Non. Pas maintenant, certains de ces papiers sont vraiment personnels. Me comprenez-vous?

Il l’accompagna jusqu’à la porte, la referma lentement. Il avait parfois l’impression d’être dupe quand elle était devant lui. Dupe de quoi, de qui? Il ne savait pas. Menait-elle un jeu à part? L’avait elle commencé du temps de son mari, à son insu? C’était, une fille étrange et c’était la seule chose qu’il pouvait dire d’elle.

Fumant une cigarette, il pensait à elle avec une sorte d’irritation. Il la désirait, mais il se méfiait, et ces deux sentiments se mêlaient sans donner la solution de ce mystère. Il regrettait de ne pas l’avoir suivie. Elle avait brusquement décidé de fuir. Parce que leurs regards s’étaient accrochés, ou bien à cause de Martin Cramer?

Le téléphone sonna une demi-heure plus tard, alors qu’allongé sur le lit il rêvassait.

— Isabel. Je viens de consulter les papiers de mon mari. J’ai trouvé ce nom. Je suis certaine que ça vous intéressera. Voulez-vous venir?

Il ricana :

— Maintenant vous m’acceptez?

— Ne soyez pas rancunier. Venez. Avant de partir il décida de téléphoner à Brandt pour le mettre au courant de son rendez-vous. Dans la rue il chercha le garçon au blue-jean, mais ne le découvrit nulle part. Jusqu’à la villa des Rivera il chercha en vain dans son rétroviseur la silhouette du jeune homme allongé sur sa petite moto rageuse. Cette absence l’intriguait davantage. Normalement, l’inconnu aurait dû revenir attendre autour de l’hôtel. Avait-il suivi Isabel Rivera? Ce n’était pas absurde.

La jeune femme l’attendait en haut du perron, la mine grave.

— J’espère que vous ne m’en voulez pas, dit-elle.

Il fut surpris.

— Mais non. Qu’avez-vous découvert?

— Venez.

Intrigué, il se dirigea vers le bureau où elle l’avait précédé. Il suivait le mouvement de ses hanches, le jeu de ses mollets gainés de noir.

Brusquement, un objet dur s’appuya contre ses reins.

— Ne soyez pas fou, señor. Laissez-vous désarmer.

Devant le bureau de son mari, Isabel s’était retournée. Elle souriait. Kovask était furieux … D’ordinaire, il était plus perspicace. Il n’avait pas suivi jusqu’au bout l’avertissement de son instinct. On le débarrassa de son automatique.

— Mettez les mains sur votre tête et asseyez-vous, lui dit encore la voix de l’inconnu. Une voix jeune, assez agréable.

Il obéit. Ce qu’il appréhendait le plus c’était qu’on lui annonce que, désormais, il était entre les mains de Martin Cramer.

— Merci, vous êtes raisonnable, señor. L’inconnu se déplaça sur le côté, un revolver pointé sur lui.

C’était le garçon au blue-jean.

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