Je vais te dire un truc que tu ignores.
On a eu sauvé la vie de gens en train de mourir, simplement en leur parlant. Tu ne vas pas me croire, et pourtant c'est extrêmement vrai. J'ai vécu ce cas. Un gonzier qui marchait devant moi dans une rue de Sofia. Un vieux boum avec une casquette à visière de cuir. Poum ! Le voilà qui titube et s'écroule. Je me précipite. Il avait les vasistas en partance. Agenouillé près de lui, je l'exhorte de ne pas calancher.
Je ne sais pas le bulgare, malgré mon Francisque qui, les jours de libations, entonnait une chanson faite d'onomatopées après avoir annoncé : « Chanson bulgare ».
Le type dont je te cause, il devait se demander ce que je lui borborygmais. Cela l'empêchait de passer « de mon vit à tes pas », comme dit Bérurier. Il efforçait de piger. De la sorte, il a retenu sa perte de conscience. Les secours sont arrivés et on l'a bricolé d'urgence. A cause du regard qu'il m'a lancé, j'ai grimpé près de lui dans l'ambulance. Parvenu à l'hosto, du temps que j'y étais, j'ai attendu ; ça ou visiter des églises à bulles, hein ? Ben, il s'en est tiré, Fédor Machinchouette.
C'est pour te dire que la vielle tubéreuse a eu raison de me parler. Jacter a opéré une réac salutaire en moi.
Je me baisse un chouïa pour mirer ma frime dans le rétroviseur extérieur. Pas d'erreur je débleuis à vue d’œil.
Les deux éleveurs-de-canards-équarrisseurs m'encadrent. Je chique le mec qui tombe en digue-digue et ne peut plus tenir sur ses flûtes. Cela justifie que je les biche chacun par une épaule. ils me soutiennent pour m'entraîner au supplice.
Un pas, puis deux. Je stoppe, style mec épuisé, au bord extrême de l'anéantissement. Et soudain, bandant mes muscles, je les serre férocement l'un contre l'autre, non sans exécuter un pas en arrière. Leurs théières se choquent violemment. Ils s'effondrent, mous comme les seins de Mme Jeanne Calmant. Je leur file, presque en même temps, un coup de saton dans la gueule. Leurs deux frimes s'aplatissent un peu beaucoup.
Que remarqué-je, au plus intense de l'action ? L'un des deux maques n'a-t-il pas un revolver fiché dans sa ceinture, contre son dos ? Dans des instants pareils, il est plus agréable de ramasser ce genre de talisman qu'un trèfle à quatre feuilles. C'est pas qu'il me tienne chaud mais je trouve la vie plus confortable avec cet outil dans la pogne. Entre ça et un thermomètre à mercure, y a pas à hésiter.
Lesté du riboustin (il date des 40 jours de Pékin), je me repointe à la Jaguar.
— Je crois qu'il y a contrordre, fais-je à la dame des « jours anciens ». Dites à votre chauffeur de nous ramener en ville !
Ce que je viens de te narrer s'est opéré si vite qu'elle n'a vu que du feu. Son air stupéfait est vachement gratifiant pour ma vanité…
— C'est moi qui commande ! reprends-je en virgulant une bastos dans le pavillon de la guinde qui, de ce fait vandalique, se trouve enrichi d'une prise d'air supplémentaire.
La daronne regarde le ciel par le nouvel orifice.
— Ma voiture ! balbutie-t-elle avec puérilisme.
Pour la consoler, je tire dans le tableau de bord d'acajou. Le poste de radio éclate.
Je fais signe au driver de reprendre le volant. Sinon, la troisième balle fera un trou dans sa vareuse.
Résigné, Pô Té O Chou retourne s'asseoir.
— Moteur ! enjoins-je, comme si j'étais réalisateur d'un film d'action.
Le mec démarre. Mais qu'est-ce qui lui prend-il, à ce nœud ? Voilà qu'il appuie secco sur la chanterelle. L'auto rushe ! Ses boudins miaulent. De la gadoue gicle contre les glaces. Et le magot braque tout pour nous jeter dans une mare. Le douze cylindres rugit ! Ça rage sous le capot ! On remue une vase monstre. Dans un premier temps, on enfonce jusqu'à la baguette chromée décorant la carrosserie, biscotte le lourd engin paraît aspiré par des profondeurs turpides. Maintenant on a de la boue jusqu'au niveau des vitres. Plus mèche de déponer les lourdes.
La vieille pétasse a reconquis son self-control. Elle semble n'attacher aucun intérêt à ma pétoire.
— A présent ? me demande-t-elle.
— C'est la question que je m'apprêtais poser, réponds-je.
La peau de garce soupire.
— Quel gâchis ! J'adorais cette voiture.
— Vous en achèterez une autre ; à moins qu'un corbillard ne constitue votre prochain véhicule.
— Depuis sa place, Pô Té O Chou a déclenché un S.O.S. Dans moins de dix minutes, mes gens viendront rétablir la situation.
— Ce qui me laisse le loisir de vous abattre tous les deux !
Elle a cette réponse qui mériterait un grand coup de chapeau si j'en portais un :
— Et alors ?
Je n'éprouve aucune envie de disputer une joute oratoire avec cette vieillerie. Joignant le geste à la décision, je foudroie le conducteur d'un coup de crosse sur la calebasse. Il pique du nose sur son beau volant en bois de je ne sais quoi.
Quant à la belle douairière des temps jadis, je lui réserve un crochet au bouc, ce qui est beaucoup plus distingué qu'un vulgaire gnon au sirop de Colt.
Ces affaires courantes expédiées, j'entreprends de m'extraire du véhicule. Par chance, les glaces continuent de fonctionner, bien qu'elles soient électriques donc mises en péril par l'eau.
Sortir de l'auto est fastoche, mais du bourbier beaucoup moins car cette fange infecte joue aux sables mouvants. Impossible d'y prendre pied. Dès que mon poids porte sur l'une de mes guibolles, celle-ci s'enfonce. Je n'ai d'autre ressource que de me jeter à plat ventre sur la gadoue et d'opérer des mouvements hybrides de natation et de reptation conjuguées.
Dix broquilles de cet exercice exténuant m'amènent enfin sur un sol meuble. Une assemblée de canards médusés me regardent sortir de leur mare, bonhomme d'argile devant ressembler à une statue animée.
Je mate les alentours. C'est plat. Seul le hangar dans lequel continue d'ahaner la vieille broyeuse propose un abri dérisoire. Tout autour, une campagne pelée, piquetée au loin de constructions typiques. L'âcre odeur de fiente et de pourrissement que je charrie me flanque la gerbe.
Fuir ? Mais mes fringues boueuses pèsent cinquante kilos.
Que fiche ? Que faire ? Que branler ?
Je fais appel à mon « lutin » personnel, forme inaboutie de ce que les gens de bonne condition nomment leur « ange gardien ». Certaines de nos habitudes, parmi les plus courantes, se perdent ou se mettent en sommeil. Aussi suis-je tout réjoui de retrouver, à point nommé, cette pratique remontant à ma jeunesse.
— Camarade, l'apostrophé-je familièrement, si tu es toujours opérationnel, prouve-le-moi.
Faut tout te dire ?
The miracle, mec !
Véritable.
Ceux de Lourdes, en comparaison, ressemblent aux tours de cartes d'un prestidigitateur de fête foraine.
Mes yeux se portent sur l'énorme broyeuse. D'où sort-elle, cette machine des temps enfuis (voire enfouis) ? Elle se compose d'un bloc concasseur de forme cubique, sous lequel se trouve le récipient de récupération. L'ayant tiré, je m'aperçois qu'un charmant garçon de ma corpulence peut s'y lover sans avoir été haché menu au préalable. Cependant, une colle majeure se pose : comment refermer le tiroir, une fois planqué à l'intérieur ?
Me mets à fouinasser sous le hangar. Y déniche une corde de belle longueur. Et après ?
Juste que se pose le point d'interrogation, je vois surviendre une Range Rover sur le chemin de la « canarderie ».
Grouille-toi d'être génial, petit homme, ça urge ! Me croirais-tu si je te confiais que l'idée magique me déboule en trombe sous la coiffe ?
Tu sais quoi, Benoît ? La courroie de transmission. Je lance ma corde par-dessus, réunis les deux bouts. M'introduis dans le compartiment, tire à moi. Ne reste plus qu'à m'arc-bouter dans mon logement étroit en halant les extrémités de la ficelle. Ce que j'espérais s'opère : ma traction se répercute sur la sangle et, par brèves saccades, le casier se referme. Quand il ne subsiste plus qu'un espace étroit, je largue l'un des bouts de la corde tout en tractant l'autre, ce qui me permet de récupérer le tout.
Sache, ô illustre lecteur, mon ami, mon frère, mon père nourricier (rien à voir avec l'académicien Goncourt qui paume ses manuscrits), que tout est nickel quand des gonziers se pointent dans le hangar.
A l'oreille, j'estime qu'ils sont deux.
Chose curieusement étrange, ils n'ont pas l'air mobilisés par la Jag immergée. Se causent sur un ton conciliabulaire.
Je comprends qu'ils s'occupent des deux Chinagos estourbis par mon accolade fraternelle. Les raniment, les interrogent.
Leur inempressement à secourir la vieille dans la flotte fangeuse me désempare. Ils devraient effervescer pour arracher Mémère à la gadoue, non ? Tu es bien de mon avis ? Au lieu de ça, ces foies jaunes (de canards) pérorent tels les milliers de volatiles épars sur le terrain.
Du temps s'écoule.
Je me fais vieux dans mon tiroir de morgue empestant la décomposition. Putain, si un jour je retourne claper au Palais de Jade ou au Dragon ailé, je commanderai du poulet à la citronnelle après mes rouleaux de printemps !
Je patiente, comme seul un véritable flic est capable de le faire.
Les conversations cessent.
Ronflement de leur chignole. Décroissant.
Je n'entends plus que les ricanements des pensionnaires ailés.
Soudain, une paix intégrale s'étend sur Macaoles-Bains.