UN ASILE DORÉ

Un ami à moi assure : « la paresse est la meilleure façon de se reposer avant d'être fatigué ».

Si je t'avouais que je pense à cette déclaration en chutant. A ça, et à Salami, lequel va se retrouver seulâbre à Macao et, probablement, y finir ses jours. S'il ne retrouve pas Béru, que pourra-t-il faire, le pauvre biquet ?

Fallait bien qu'un jour je fasse une pirouette de trop ! Elle s'y attend, ma douce Félicie. Mais n'est-ce pas l'esprit même de notre condition, ce perpétuel sursis ?

Tout en réfléchissant, je tombe.

Moins rapidement que je ne pense !

Peur ? Effroi ? Je ne sais pas. C'est « autrement ». A vrai dire, l'incrédulité prédomine. Mon refus de cesser est tel que le fait me semble impossible.

Putignace de Diou, dirait un de mes potes, pêcheur d'Islande au large de Mandelieu, vais-je bientôt parvenir à destination, yes or no ?

L'inconfortable de ce valdingue, c'est de choir de dos. Ne peux voir que la Voie lactée de la région. Pas mal, d'ailleurs. J'aimerais prendre congé avec l'étoile polaire que mémé m'a fait découvrir autrefois, par une nuit d'été suave où les grillons et les rainettes s'en donnaient à cœur joie. Ne la repère pas dans ce fouillis d'astres et de planètes. Tant pis.

Brusquement, je suis happé par l'attraction (ou la traction) terrestre. Souffle coupé, secousse mortelle. Reins en purée. M'éparpille dans le firmament dont mes châsses étaient pleins.

Mais laissons le temps au temps.


Je dois être dans l'au-delà puisque je perçois une musique un peu gnagna pour violoncelle de Guérande[7]. Cela dit, interprète-t-on des slows au Paradis ? Note qu'il est présomptueux d'espérer une place en first d'entrée de jeu, avec toutes les idioties que j'ai pu faire !

Un long moment dégouline du sablier.

Suis-je mort ?

Réponse : en toute objectivité, je ne le pense pas.

Seconde question : en ce cas, comment puis-je exister encore ?

Je relève mes stores californiens. L'immeuble d'où j'ai chu est bien là, vertical, écrasant !

Troisième et dernière interrogation : alors ?

Ben alors, mon mec, l'explication est claire : je viens de tomber dans un camion empli de riz en vrac. C'eût été des patates, je ne m'en sortais pas. Je comprends, à présent, ma ma dilection pour cette céréale !

Je patiente, manière de récupérer, de me préparer un avenir d'à la fortune du pot (car, du pot, tu le vois, j'en ai !).

Je distingue des allées et venues. J'entends du remue-ménage. Ça crie dans plusieurs langues vivantes. Moi, flot con, je reste à l'intérieur du riz. M'en rentre par tous les orifices, y compris l'orifesse. J'ai envie d'éternuer. Reusement, le barouf devient si intense que t'entendrais pas brailler Pavarotti, quand bien même tu serais assis sur ses genoux.

Je n'ai rien de mieux à faire que d'attendre en récitant des actions de grâces pour remercier la Providence.

Ma vessie, malmenée par mon valdingue, devient ingérable. Je la libère en espérant qu'elle préparera le riz aux semailles prochaines.


Bon. Miraculé, certes, encore faut-il continuer d'assumer le spectacle. Car, comme je l'ai lu un jour sur la tombe de M. Moïse Cohen : « Après mon décès la vente continue rue d'Aboukir ».

Je te prille de croire, grand ami lecteur (et trice), que ça remue dans le landerneau ! Des tires, des tires ! Des sirènes ! Je distingue la clarté éblouissante des floods de téloche. Charogne, ici on ne pleure pas la main-d’œuvre, non plus que la marchandise.

Et puis, tout ayant une fin, l'animation se calme. Les lumières s'éteignent. La nuit s'avance lentement vers des aubes mauvaises à boire.

Je me déléthargise. Matant par-dessus les ridelles du véhicule, je ne vois personne, ni rien d'inquiétant. Au reste, qu'est-ce qui peut t'inquiéter, en dehors d'un incendie ou d'une inondation, quand l'homme cesse de te harceler ?

Je saute du camion, accompagné d'une pluie de grains blancs. M'ébroue pour en expulser un max.

Putain ! Ce que je me sens endolori[8]. Quand, levant la tête, j'avise la corniche d'où je suis tombé, je mesure combien le Créateur a joué le jeu avec moi ! Paris-Match consacrerait six pages à l'événement.

Tirant la « piote », je m'éloigne. Mais pour aller où ? Au palace du Gros ou à l'hôtel du Pou Sauteur ?

A Macao, la vie ne s'arrête jamais ; tout juste si elle ralentit dans la périphérie. Pas besoin d'être sorti de Sorbonne pour piger qu'il m'est désormais impossible de séjourner dans ce putain de bled sans me faire crever vite fait, soit par la maréchaussée, soit par les péones de la bordelière cannée. Quand bien même je me déguiserais en garde pontifical ou en marchand de crevettes grillées, ne parviendrais pas à passer entre les mailles du filet.

Cette évidence se mue en psychose fulgurante. J'en suis littéralement paralysé. Mon ébranlement physique et moral en est la cause. Je rêve d'un trou à rat, d'une bouche d'égout, d'un épouvantail à moineaux. Me cacher ! Quickly ! Me radier de la surface de l'Asie !

Me trouve au fond d'un terrain plus ou moins vague où ce coin de la cité meurt. Commence ensuite le No man's land qui la sépare de la Chine populaire.

Soudain, j'ai la gerbe morale. Seigneur, que viens-je risquer ma peau et ma liberté dans ces pays pour coolies et touristes kodakeurs ! Vite que je m'arrache à ce cauchemar jaune et rentre chez nous, tirer des plans sur la comète et en faire exécuter pour la refonte de notre pavillon. M'man, je lui aménagerai une chambre princière avec salle de bains en marbre saumon. Pour moi, je te l'ai dit : une petite construction annexe. La bonne prendrait ma piaule actuelle et on engagerait une femme de ménage pour l'aider à briquer tout ça. Elle commence gentiment à avoir du carat, ma Féloche ; je la contraindrais à se la couler chouette. Ne s'occuperait plus que de la cuistance, car elle est irremplaçable dans cette discipline. Lorsque tout serait au point, je tâcherais à me marida avec une frangine pas trop chiante, ni bêcheuse, ni mélomane, qu'appartiendrait à aucune société féministe, voire féminine, qu'aimerait la bonne bouffe et baiser dans une chambre tendue de cretonne d'où l'on voit la montagne, et qui me ferait un joli chiare, un seul, de préférence une fille.

Un bruit me rend lièvre. Je me jette dans l'ombre d'une lignée de bambous.

Un gazier asiate (mais pas trop), sort d'un bungalow entre deux Samsonite. Une jeune femme en peignoir de soie ramageux l'escorte jusqu'à leur garage, y pénètre derrière lui.

Quelle impulsion dingue me pousse ? N'ai jamais été foutu de répondre à pareille question. Toujours est-il (haie-t-il) que j'enjambe la barrière de bois pour foncer à la porte restée ouverte. Une sorte d'instinct me motive. Qui dira suffisamment l'impétuosité de nos réflexes, à nous autres gens d'action ?

J'avais déjà réalisé — et pour cause — l'étroiture de la maisonnette. Mais elle est si coquette et charmante que, tout de suite je la juge adorable. Ce que les vieilles peaux mariant leur fille déclareraient être « un nid d'amour ». Je renifle pour vérifier s'il n'y a pas de marmots dans la crèche. Les chiares, y compris les mieux tenus, génèrent des remugles de lait, de bouillies, de langes souillés. Ici, rien de tel.

On pénètre directo dans une pièce composant tout le rez-de-chaussée : espèce de living avec kitchenette, un coin repas, et surtout un salon où la téloche trône, autel inévitable de l'habitat nouveau.

Au fond, un escalier de bois en pin veiné de roux. Je l'escalade grâce à trois enjambées dont la souplesse humilierait Noureïev. A l'étage, deux chambrettes desservies par une salle de bains. Je te le répète : c'est de la maison de poupée pour jeunes mariés !

Dans la première chambre, je découvre un lit défait sentant le sommeil du couple. Coup d'œil sur la seconde. Elle deviendra celle d'un futur bébé car elle est tapissée en rose praline, mais ne comporte en fait de mobilier qu'un divan-lit et un vieux placard de brocante.

Je pose mes ribouis et m'assoye[9] sur le canapé de dépannage.

Ronflement d'une tire en décarrade. Choc de la lourde. Les marches grincent malgré leur état neuf.

Je perçois un cri de frayeur. Une voix mal assurée (ne jamais lésiner sur les assurances) demande :

— Il y a quelqu'un ?

Chiasserie ! Ma présence est déjà éventée ! Comment diantre ?…

Pas dur : je laisse une traînée de riz derrière moi ! Ah ! il est fufute, ton Sana, chérie ! Tu parles que la gonzesse qui fait son ménage au cordeau a repéré cette piste de Petit Poucet d'entrée de jeu !

Inutile de laisser croître son début de panique. Je me montre dans le couloir.

— Hello ! gazouillé-je avec toute l'affabilité dont je suis capable.

Loin d'être calmée par mon surgissement, la voilà qu'égosille ! Elle veut fuir. Dans sa précipitation, rate un degré ; et il n'est pas Fahrenheit ! Tombe ! S'entorse du genou. Pleure de souffrance et de peur.

Je remise ma stupide pétoire pour lui porter aide.

— Pour l'amour du Seigneur, ne craignez rien ! l'exhorté-je. Je ne vous veux pas de mal.

Au contraire, ne puis-je m'empêcher d'ajouter en constatant qu'elle est jeune et jolie.

Tu crois réellement que je suis un charmeur, dans mon genre ? Et pourquoi pas. Elle cesse de glaglater, ne gémit plus que de douleur. Alors, avec des gestes d'infirmier chevronné, je la soulève et la porte jusqu'en sa chambre, tout en lui suçotant des mots rassurants :

— N'ayez aucune crainte, petite fille. Je suis le contraire du grand méchant loup.

Tu sais quoi ?

Elle demande, sans cesser de grimacer, biscotte la fficheuse entorse qui l'immobilise :

— Français ?

— De part et d'autre, avoué-je. Et vous ?

— Luxembourgeoise !

— Vous êtes ma première !

Son français est un peu ébréché car il ne doit plus servir depuis un certain temps. C'est vrai, ce que je lui bonnis : elle est ma première Lux-Bénélux.

Au cours de cet échange mondain, je l'ai allongée sur son pucier. J'examine sa salle de bains, y trouve une pommade évasive ; mais tout ce qu'on attend d'elle c'est des vertus adoucissantes.

Mon massage lent, plein de savoir, la calme.

— Auriez-vous une bande pour envelopper votre rotule ?

— Le tiroir du bas de ma coiffeuse.

En possession du tissu élastique, je me surpasse. Je sais une foule de chosefrères qui se blessent en s'envoyant des coups de pied dans les chevilles. Ils n'ont pas mes mains de magicien pour soigner ces dernières.

Je m'applique tellement, la panse avec une si foutrale délicatesse que la chère enfant me demande si je suis toubib. Je lui réponds que non, mais que j'ai pratiqué du secourisme à mon âge tendre.

Ces urgeries accomplies, je lui crache mon histoire. Le fais sans détours ni fioritures. Lui révèle mon job (carte de police à l'appui) ; cause de mon enquête qui m'a conduit jusqu'à Macao, via Hong Kong ; l'attentat auquel j'ai échappé de justesse ; ma rencontre avec la bordelière anglaise, puis avec le pauvre Pauley.

— Vous le voyez, fais-je, je suis dans la situation du chasseur devenu gibier.

Tu veux que je vais te dire, Casimir ? Mes accents de sincérité la convainquent : elle me croit.

Je pose mon regard en velours potelé sur le sien.

— Maintenant, écoutez-moi, reprends-je. Si vous n'avez pas confiance, je partirai.

Elle ne se tâte pas dix ans, mais dix secondes.

— Mon époux est à Hong Kong pour quatre jours, fait-elle, vous pouvez rester ici pendant son absence.

Au cours de ces tribulations, son peignoir s'est entrouvert, me permettant de considérer sa chatte avec l'intérêt qu'elle mérite.

Elle est blonde !

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