A la noye chutante[15], nous appareillons. L'embarcation de bois sent fortement le poisson et le gasoil. Elle mesure une quinzaine de mètres et un vénérable moteur la propulse en produisant le bruit du « Bol d'Or » motocycliste.
Profitant de ce que les pêcheurs vaquaient aux derniers préparatifs, le génial Salami s'est embarqué à la sauvette et placardé sous un amas de filets brillant d'écailles.
Une pluie fine hachure le crépuscule. La mer est calme, presque étale, tu la prendrais pour le lac d'Aiguebelette[16] où se déroulent les compétitions internationales d'aviron.
T'ai-je dit que le « passeur » m'a contraint à rendre les flingues des deux furoncles ? Certes, je n'étais pas chaud, mais il s'est montré tellement intraitable que j'ai cédé. Pas le moment de rompre les relations diplomatiques avec ces têtes de bonzes à hépatite variable !
La côte nous fuit. Le bateau dodeline mollement. Bientôt, un mataf allume les lampes fixées à des mâts de misère. Pour un peu, je me croirais à Venise : nuit sur le Grand Canal. Ne manquent que les chants et les accordéons.
On navigue d'un bon pas, assurerait Béru. Tiens ! en voilà un qui, pour cette enquête, m'est aussi utile qu'un trou à ma chaussette. Ses prestations se situent entre rien et pas grand-chose.
Moment de quasi-inaction générale. Excepté le pilote, les hommes n'en branlent pas une datte. Curieuse fresque. Ces visages jaunes et anguleux me filent le bourdon.
Par instants, je caresse, à travers l'étoffe de mon jean, la seule arme dont j'ai pu me munir : une penture de porte rouillée. J'en ai longuement affûté la pointe sur une pierre, de façon à la transformer en hallebarde sans manche. Peut-être me servira-t-elle, le moment venu ? Va-t'en savoir, Edouard.
La lune brille à mare chiaro.
On passe entre des barlus en train de pêcher. Ce serait une chouette promenade, en d'autres circonstances. Nous piquons en direction de la pleine mer. Devant nous, sur la gauche, Hong Kong resplendit à s'en faire craquer le compteur électrique.
On vogue encore un bout puis, au large, un projo de couleur rubis émet quelques brefs signaux. Un de nos hommes y répond par des coups de loupiote.
« Eh bien, me dis-je, il semblerait que nous nous préparons à un abordage imminent. »
Fectivement, les deux embarcations se dirigent l'une vers l'autre. Celle qui vient à nous fonce entre deux immenses gerbes d'écume, aussi ne tarde-t-elle pas à nous accoster. Grâce à la vive lumière de nos phares de pêche, je me rends compte qu'il s'agit d'une vedette rapide appartenant à la police de Hong Kong. A son bord, trois Chinois en uniforme. L'un d'eux, galonné, porte des lunettes à monture dorée. Ce dernier parlemente avec le « passeur ». Après quoi, le patron de notre barcasse me fait signe de changer de bateau. J'obéis, pensant que les deux évadés vont me suivre, mais à ma grande surprise, je suis seul à rallier le barlu policier. A nouveau quelques mots gutturaux se perdent dans le grondement de la vedette ; nous piquons vers la cité illuminée.
Je ressens un spasme cardiaque : Salami !
Il est resté avec les forbans !
Quelques minutes passent. Nous fendons le flot à l'allure d'un exocet ; mais cela ne dure pas.
A la suite d'un cri poussé par l'officier, le pilote réduit les gaz, puis les coupe. La vedette se met à incohérer sur l'océan berceur. Rien qui te foute davantage le mal de mer qu'une embarcation sans contrôle, « bouchonnant » au gré des vagues. Le riz rance et le poissecaille daubé que j'ai clapés avant de partir font les cons dans mon estomac.
L'Ouistiti à besicles jette un ordre ; aussitôt, le flic qui n'est pas aux commandes pénètre dans l'habitacle et ramène une sorte de sac carré en caoutchouc ainsi que des palmes qu'il lance à mes pieds.
Son chef m'interpelle en chinois, me prenant pour tel, dirait ta concierge de derrière son fibrome.
Docile, je remplace mes tartines par lesdites[17].
Dans ma tronche, un foisonnement de points d'interrogation aussi gros que des crosses d'évêques. Ces draupers compteraient me faire faire de la plongée sous-marine ? A vingt milles de la côte ?
Maintenant que je suis chaussé de savates aquatiques, ils me chargent le barda sur la poitrine, le bouclant avec une agrafe de sécurité.
Mon ahurissement cède le pas à une trouillasse noire. Vont-ils me jeter à la soupe dans cet accoutrement ? Sans appareil respiratoire ?
Non mais dites, Brigitte, ces vaches m'assassinent tout bonnement !
Là, je comprends plus rien. Un tel salmigondis. Et pourtant, Dieu sait combien je suis génial dans le civil.
Le paquetage est lourd comme s'il contenait du ciment mouillé.
Je m'offre un regard désespéré alentour : le bord acajou de la vedette, le poulardin assis nonchalamment dans le fauteuil pivotant et qui allume une cousue, son collègue occupé à soulever la banquette arrière pour prendre, dans le compartiment servant de coffre, un pistolet-mitrailleur.
L'officier semble indifférent. Tu dirais Michel Rocard avec des lunettes et la jaunisse.
Ma pomme ?
Ben quoi, ma pomme ?
Décide de faire « quelque chose pour moi ». Hésite entre réciter mon acte de construction, me flanquer au jus ou autre chose. C'est pour autre chose que j'opte.
Me penche pour assurer ma palme droite. N'en vérité, et tu l'as déjà compris : je dégage la ferraille adhérée à mon mollet[18].
Au moment que je l'ai en pogne, je perçois le léger bruit du cran de sûreté relevé. Pas d'autre solution que de jouer ta brème à fond la caisse, mon Tonio. Me fends pour une botte secrète qui n'est pas de radis ! Une salve m'étrille la casaque. Ça me brûle le râble. Grâce à ma position inclinée, j'évite de morfler la totalité du chargeur dans le buffet. Des abeilles brûlantes butinent mon dos. Par contre, le mitrailleur feinté s'octroie vingt bons centimètres de penture dans le pylore. S'écroule contre l'officier binoclard, le déséquilibrant ! Le sus-désigné bascule dans la mer de Chine.
Prenez garde à la penture !
Attends, c'est pas fini !
Reste le pilote et il a du réflexe ! Son browning crache déjà. Je prends tout dans le poitrail. Tir groupé impec. Il devait remporter les premiers prix au stand d'entraînement.
Mais, y a un défaut le concernant : le sac que les deux autres m'ont ajusté sur la poitrine ! Il sort de la poudre blanche des six orifices pratiqués par les bastos. J'ai eu la vie sauve à cause d'un étrange gilet pare-balles composé de vingt kilogrammes d'héroïne !
Pas banal, pour un flic, tu conviens ?
Malgré mon fardeau crevé, je me jette à genoux, ramasse le pistolet du mitrailleur et le vide en direction de l'homme de barre.
Seulement, il n'en subsiste qu'une seule. Comme il se la prend pleine poire, il n'y en a pas besoin de plus.
Une nouvelle corvée : m'occuper de l'officier tombé à la baille. Cet olibrius, dit-on en latin, est un peu perdu car il a paumé ses besicles de Penseur dérodinisé. Il tâtonne pour se hisser à bord. D'un coup de gaffe d'amarrage je lui fais lâcher prise ; mais le harpon entre dans sa gueule suffocante et ressort de l'autre côté du cou.
Moby Dick !
Pas de doute : les flics étaient en cheville avec les passeurs et entendaient me déguiser en mort pour faire croire à leurs supérieurs qu'ils avaient neutralisé un trafiquant de came.
Je le repère grâce à ses lamparos.
Peu rapide, il bourdonne vaillamment en libérant sa fumée d'apocalypse.
D'un coup de klaxon je lui intime de stopper ; il y consent spontanément. J'ai braqué le projo de la vedette sur le bateau de pêche. Les occupants, aveuglés, mettent les bras devant leurs yeux pour échapper à l'intensité du faisceau.
Devant ce ramassis de gredins, je me retiens de cracher une rafale de mitraillette. J'en ai trouvé quatre à mon bord. Gaz réduits, ma coque heurte la leur. Je m'en tamponne.
— Salami ! crié-je d'une voix si forte, que Neptune s'en cloquerait le trident dans les miches !
Un aboiement fait écho à cet appel. Une forme allongée, blanche et noire, légèrement marquée de fauve, sort du tas de filets. Mon clébard éclopé se pointe en aboyant, à la stupeur des Chinetoques.
Sa queue fouette ses flancs et je constate qu'il rit.
— Sautez !
Tu parles qu'il ne se fait pas prier, l'adorable toutou. Comme mon navire est surélevé par rapport au sien, il manque rater la marche ; mais j'ai prévu la chose et, agenouillé sur l'une des banquettes, l'ai saisi au bon moment.
C'est alors que les « passeurs », m'ayant reconnu, défouraillent.
— Vous l'aurez voulu, bande de vermine ! égosillé-je-t-il en balançant dans leur rafiot la grenade incendiaire que j'avais préparée « à toutes fins utiles ».
Départ en trombe.
Ma radio de bord nasille. On réclame des nouvelles, depuis Hong Kong.
Je laisse le poste crachoter ses questions. Pleine sauce !
Regard en arrière.
Un brûlot aux flammes pourpres flamboie au loin.
C'est plus la mer Jaune, c'est la mer Rouge !