quel chemin as-tu suivi depuis que tu t'es enfuie de cette Vallée égoïste et endurcie, cette ville de pouvoir et d'argent sur laquelle régnent les rois de la fraise et les propriétaires des usines de congélation ? Tous ces descendants des hacendados devenus politiciens, docteurs, notaires, notables, hommes de loi ou de religion. Ce sont eux qui te dévoraient, chaque jour, chaque nuit, ils mangeaient ta pauvreté, ils rongeaient ton cœur, ils buvaient ton sang, ton souffle. C'est ce qu'ils font depuis des siècles, aux filles des montagnes, aux enfants des banlieues de la mégapole, sans se lasser, sans se repentir. Ils n'en ont jamais assez, il leur faut toujours du sang neuf, de la chair fraîche.
Et moi j'ai été pareil à eux, même si je ne l'ai fait qu'en rêve. Je me joignais à eux, non pas en riant ou en braillant des chansons à boire, mais en me glissant par la pensée au plus près de toi, dans le secret de ta vie. Pas même dans une chambre d'hôtel, mais au jardin Atlas, dans l'alcôve crasseuse aux murs peints en vert, à l'abri d'un rideau mille fois tiré, accroché au mur par un fil de fer entortillé autour de deux clous rouilles, le rideau que les planteurs de pois chiches et d'oignons ont écarté à chaque fois et qui s'est imprégné de leur odeur. Toi tu attendais assise sur le lit, tu fumais, tu avais bu. Sur tes lèvres j'ai senti l'odeur de l'alcool mêlée à l'odeur de ta peau, ce parfum de savonnette Dial que tu utilises, et qui me trouble comme l'odeur d'un bébé.
Ton corps, dont je rêve maintenant qu'il est trop tard, maintenant que tu as disparu. Ton corps aux formes indécises, empâtées encore par l'enfance, mais déjà usé à force d'avoir été vu, touché, connu. Ta peau, la couleur de ta peau, le grain très lisse et doux sur tes épaules, sur tes cuisses, ton ventre tendre un peu gonflé au-dessous du nombril, et le bouton du nombril un peu saillant, comme chez les enfants pauvres, attirant, pareil à un œil au centre de ton corps, et les marques sur ton ventre, les cicatrices, les plis, mais rien qui révèle l'histoire de ta vie, la violence de ton père, les incursions, les violations, les maladies aussi, l'avortement fait à la hâte par la vieille curandera que tu appelles ta grand-mère, la racine très amère qui a vidé ton ventre, qui a creusé un trou dans ton corps et tu as manqué mourir. Tes mains, non pas des mains déjeune fille longues et élégantes, mais tes mains de femme, endurcies par le travail, usées par la main de mortier qui broie le maïs sur la pierre de lave, tes paumes qui claquent chaque matin la pâte pour former les tortillas bleues. Et ton corps courbé sur l'âtre, ton dos large et sombre tel que sur les tableaux de Diego Rivera, fendu dans toute la longueur par l'épine dorsale, un trait sombre qui part de l'implantation de tes cheveux sur la nuque et descend jusqu'aux reins, et de chaque côté des fesses, les poinçons, et la marque, le nuage rouge qui dit que tu es indienne, que tu le resteras, et après toi tes enfants et tes petits-enfants si Dieu t'en donne la chance. C'est cette marque que tu avais voulu cacher, en te faisant faire ce tatouage du lapin célèbre, dont s'étaient moqués Saramago et Garci Lazaro.
Je crois que je n'ai jamais haï personne autant que cet Iban surnommé le Terrible (un surnom bien littéraire, dont je soupçonne le notaire Trigo d'être l'auteur). Maquereau, geôlier, tortionnaire, dont l'empire s'étend sur toute la Zone. Je le hais, même si je ne l'ai jamais vu autrement que sur la photo qu'Ariana m'a donnée, prise par Garci au jardin Atlas. Iban, son chapeau de cow-boy rejeté en arrière, sa figure épaisse de paysan enrichi, ses cheveux bouclés collés sur son front par la sueur, ses petits yeux et son gros nez, son menton, son sourire sûr de lui et dominateur.
Ce que je vois de lui surtout, c'est sa main, une main large, sombre, aux doigts boudinés, l'index portant une bague en onyx, cette main qui s'appuie sur le bras de Lili et la maintient à sa merci. Son bras gauche posé en travers du ventre de Lili, sous ses seins, portant au poignet une montre que j'imagine en or, dont le cadran reflète la lumière au point que je ne puis distinguer l'heure. Il la tient, elle ne peut pas s'échapper.
Elle s'est déjetée un peu en arrière, assise sur le bord de la chaise en plastique. Son corps est pareil à une offrande, à un animal de sacrifice. Son ventre, ses cuisses, la ridicule jupe en plastique argentée, si courte qu'elle laisse voir la pointe de sa culotte. Son torse serré dans un boléro, sa poitrine douce. Elle a les deux mains jointes sur le côté, appuyées sur le rebord d'une table, et pour ne pas glisser elle a calé ses pieds sur la barre basse de la chaise en les bloquant par les talons de ses sandales à lanières.
Mais c'est son visage que j'interroge. Son visage surgi de la nuit, vaguement extatique, ses beaux yeux en amande qui regardent ailleurs, au-delà de l'objectif, à travers le réel. Ses yeux d'agate et d'onyx, l'arc parfait de ses sourcils mangés par la frange de ses cheveux noirs. Je reconnais ce visage, ce regard. C'est celui de Liliana que j'ai croisée au bord de la lagune, à qui j'ai parlé. À Orandino, elle était une autre personne. Non plus une poupée, mais une jeune femme libre, qui a planifié sa vie, qui a décidé de rompre avec son passé. J'étais sûr qu'elle réussirait, qu'elle s'en sortirait. Et maintenant que je l'ai perdue, c'est le visage de la prisonnière qui m'obsède, comme si, à force de regarder cette photo, j'allais pouvoir entrer dans son histoire, retrouver sa trace.
Sur la route pavée qui longe la Zone, j'ai erré comme un ivrogne. Les pluies ont cessé depuis des mois, mais les flaques de boue ne parviennent pas à sécher. La seule nouveauté, ce sont les grandes bougainvillées qui débordent du mur de briques et déversent une cascade de bractées mauves, roses, écarlates. Juste avant le retour de l'hiver, le printemps éclate. La fin de l'après-midi est glorieuse. Le soleil brûle dans le ciel jusqu'à l'ultime seconde, accroche des étincelles aux pierres, aux brins d'herbe, aux tessons. Dans les fissures de la muraille, de gros lézards bleu et rouge restent tournés vers l'astre, la bouche ouverte, leur gorge puisant Ensuite le soleil plonge du côté d'Ario, derrière le mont Chauve de Cam-pos, et la nuit tombe d'un seul coup. Je vois les volcans suspendus au-dessus de la brume de la Vallée, les Cuates, le Patamban, le Tancitaro, leurs sommets encore éclairés par le soleil. Et ils disparaissent à leur tour.
C'est une solitude extrême. Tout se calme, sur l'eau de la lagune, sur les champs et les routes, autour de la ville. Puis les ampoules électriques s'allument, presque au même moment, les lampadaires jaunes le long de la rue pavée qui aboutit aux Jardins. Les moustiques jaillissent comme si on ouvrait de grands sacs noirs, dans le ciel les chauves-souris vacillent, et dans les rues adjacentes les autos et les camionnettes roulent et tanguent sur les nids-de-poule, leurs phares allumés trouant la poussière.
Au jardin Atlas, comme chaque soir, elles sont là au grand complet, Chabela, Beti, Leti, Lola, Celi, Mina, Chata. Quand j'entre dans le jardin, elles ont un petit ricanement, une mine moqueuse. Don Santiago me salue. Il est toujours aussi sombre, indifférent. Au fond de la guérite, son fusil est à sa place contre le mur. Santiago est vraiment un survivant du temps où les cristeros ont fusillé les fédéraux dans la caserne, en tuant tout, même les chiens et les poules dans la cour. Bien entendu, il est trop jeune pour avoir participé à la tuerie, mais j'imagine sa mère le conduisant à la fenêtre, pour qu'il voie passer la charrette à mules qui emporte les cadavres vers les champs, où ils seront jetés dans une tranchée remplie de chaux vive.
Les filles sont alignées contre le mur, sous la varangue, elles attendent. Certaines sont debout, d'autres assises sur les chaises en plastique. Elles bavardent un peu, elles fument, elles boivent de la bière au goulot. Elles sont laides. Leurs yeux sont noircis au rimmel, leurs bouches agrandies par le rouge couleur de fraise, couleur de sang. Leurs habits sont démodés, robes noires décolletées, chemisiers transparents, soutiens-gorge aux lourdes armatures, mauves, roses, noirs. Elles sont sanglées par des ceintures dorées, elles portent excessivement bijoux de pacotille, croix en pendant, boucles d'oreilles, colliers. Une avec un haut de bikini dont les lanières se nouent derrière son cou. Une autre en chemisier noir, sans jupe, les jambes serrées pour cacher sa culotte. Une autre encore, masquée par des lunettes de soleil extravagantes en forme de papillon, cerclées de blanc, pareille à un des frères Rapetou.
Je les connais. Je les ai vues lorsque je suis venu à la recherche de Liliana. Elles ont la clef de mon mystère, sans doute, elles connaissent l'histoire de ma Lili. Elles savent où le Terrible l'a enfermée. Peut-être même qu'elles l'envient, parce qu'il l'a choisie et qu'elles restent prises dans leur gangue. Peut-être qu'elles imaginent que Lili est partie avec lui pour un nouveau monde, une ville du Nord, pleine de lumières et de luxe.
Elles sont figées, elles regardent devant elles. Leurs yeux sont tachés d'une taie. Leurs visages sont marqués de traits amers qui tirent leurs joues, abaissent les commissures de leurs lèvres, les bords externes de leurs paupières. Dans la lumière des néons, dans cette sorte de vertige qui me prend, elles ressemblent à des noyées.
J'ai bu plus que de raison. J'essaie de parler aux filles, mais elles se moquent de moi, me jettent des lazzis. Avec l'une d'entre elles, petite, forte, des cheveux roux épais et durs, une perruque peut-être, j'essaie de danser un boléro. Dans le jardin, au milieu des lampions allumés, un couple tourne à contre-rythme, s'alanguit. Tout à fait au bout de la varangue, près de l'ancien lavoir, je crois voir Lili. Elle est assise dans la pénombre, avec un gros type qui ressemble à un boucher, un buste énorme, qui gonfle sa chemise blanche à manches courtes, ouverte sur son ventre. La fille est en jupe courte, corsage noir, ses jambes lacées de Spartiates. Je vois briller ses ongles de pied rose bonbon. Elle doit avoir seize ans au plus.
Quand je m'approche, elle relève la tête et me dévisage. Ce n'est pas Lili, mais elle lui ressemble. Elle a un visage triste de fille sage, une frange au ras de son regard vide. Contre elle, je vois le visage du boucher, ses yeux pareils à des billes. Il a posé sa main aux doigts courts sur la poitrine de la fille, comme s'il cherchait son cœur. Elle est penchée sur l'homme, et en même temps elle appuie une main sur ses genoux serrés pour se rejeter en arrière. Il me semble que je n'ai jamais rien vu d'aussi mensonger, d'aussi dénaturé.
Je me souviens à peine de ce qui s'est passé ensuite. J'ai crié, avec colère : Où est-elle, ou l'avez-vous emmenée ? D'abord ma danseuse m'a tiré par la main, elle m'a attiré vers le rideau de l'alcôve, et j'ai cru qu'elle allait me montrer le corps sans vie de Lili, son visage noirci par la strangulation. Dans la chambre il y a une fille que je ne connais pas. J'entends les autres rire sous la varangue, je répète avec une voix d'ivrogne : Menteurs, voleurs, assassins ! Je crie le nom du Terrible. Je voudrais le provoquer, le frapper comme il frappe ses filles. Santiago est à côté de moi. Son visage n'exprime aucune colère. Seulement, il me saisit les poignets et il me fait marcher à reculons jusqu'à la porte. Il me dit : Il n'y a pas de Terrible ici. Le propriétaire s'appelle Juan Dominguez. L'alcool rend parfois lucide, je me souviens à cet instant du refrain que j'ai entendu à l'Emporio, dans la bouche d'un anthropologue : No es lo mismojuan Dominguez y no me chingues. D'un seul coup ma colère est tombée, je suis pris d'un rire bêta, enfantin.
Santiago a une voix presque douce. Il parle à celui que je suis, le fils de bourgeois, l'enfant gâté qui ne connaît rien des bas-fonds, l'étudiant qui a appris la vie dans les livres, et qui fera un jour un bon maître d'école, un bon mari, peut-être même un bon écrivain.
Dans la rue, il me pousse dans la direction de la voie ferrée, vers la lumière. Je sais que je ne reviendrai jamais au jardin Atlas.
Quelques jours plus tard, en lisant le numéro hebdomadaire de La Jornada, j'ai appris l'arrestation d'Iban Omar Guzmán, dit le Terrible, sous l'inculpation de proxénétisme et de séquestration. Un long éditorial, signé Alcibiade (chacun sait ici que sous ce nom de plume se cache l'avoué Trigo, l'aide de camp d'Aldaberto Aranzas), appelait à l'épuration de la Vallée, à la fermeture des Jardins d'Infamie (titre de l'édito), et à la proclamation de la loi sèche sur tout le territoire. C'était ironique.
Pour une bouffée d'air pur et de bien-être j'ai lu les pages du cahier de Raphaël Zacharie, à mille lieues de toute cette boue, qui parlent de leur fête