La colline des anthropologues

était en retrait de la route de San Pablo, sur une côte caillouteuse qui dominait la Vallée. Les anthropologues de l'Emporio y avaient acheté leurs terrains. Quand j'ai vu l'endroit pour la première fois, à mon arrivée dans la Vallée, c'était encore une pente de rochers noirs, résidus d'une éruption volcanique ancienne, sillonnée par des torrents presque à sec qui, à chaque saison des pluies, s'enflaient brutalement. Une végétation rabougrie survivait à la sécheresse. Des buissons épineux, des euphorbes, des cactus.

Personne ne s'était vraiment intéressé jusque-là à cette colline, sauf quelques bergers qui y menaient paître leurs cabris. Il est probable que les anthropologues avaient pu acheter leurs terrains pour une poignée de figues de Barbarie aux fermiers à qui ils appartenaient.

En bordure de la colline s'étendait la frange habitée, une sorte de bidonville plutôt qu'un habitat rural, des cabanes faites de bois de caisse, de briques de ciment sans mortier et de plaques de tôle rouillées. Y vivaient ceux qu'on surnommait les Parachutistes, une cinquantaine de familles regroupées par nécessité que les avocats corrompus utilisaient pour occuper les terrains vacants en vue de l'expropriation des propriétaires légitimes. Ils débarquaient soudain, venus en camions de nulle part, ils construisaient en un jour leurs baraquements, et lorsque le décret d'expropriation était signé par les autorités, ils pliaient bagage et disparaissaient.

Les Parachutistes s'étaient installés un peu partout dans la Vallée, le long des routes, des canaux d'irrigation, jusqu'au terrain d'épandage sur la route de Los Reyes.

Les anthropologues ne s'intéressaient pas à ce voisinage. C'était comme s'ils ne le voyaient pas. Quand ils avaient ouvert leur centre de recherche à l'Emporio, ils avaient décidé d'investir dans l'immobilier, et de construire leurs maisons. C'est le chef du centre, un prêtre défroqué du nom de Menendez, qui avait trouvé les terrains. Il avait eu l'idée d'une espèce de « thébaïde » à cet endroit : un édifice hexagonal, comportant un patio en son milieu, divisé en cellules de méditation et de travail pour les futurs étudiants. Admirateur des moines franciscains et de l'évêque Vasco de Quiroga, il avait voulu recréer l'atmosphère d'étude et de recueillement du temps des premiers douze apôtres du Mexique. Il espérait faire de sa maison et de la colline le lieu de rencontre de tous les chercheurs et de tous les philosophes. Il avait réussi à attirer sur cette montagne caillouteuse la plupart des intellectuels du département d'anthropologie de l'Emporio. Guillermo Ruiz, le chercheur péruvien, avait acheté un terrain tout en haut de la colline, et projetait d'y construire une hacienda modèle réduit, murs de basalte et toit de tuiles romaines, et grandes baies vitrées qui s'ouvriraient sur le paysage de la Vallée et la lagune d'Orandino.

Son lot étant au sommet d'une pente escarpée, Ruiz avait prévu d'acheter un âne pour transporter ses provisions et ses enfants, il avait déjà trouvé un nom à l'animal : Caliban. Il avait envisagé de construire une grange pour y élever des animaux de basse-cour, des dindons, des poules et peut-être une chèvre. Il avait décidé de louer la partie plane de son terrain à un paysan qui y planterait du maïs et des courges, non seulement pour sa consommation, mais aussi pour le luxe, disait-il, d'entendre, quand il travaillerait à ses recherches anthropologiques, la musique des feuilles s'entrechoquant dans le vent.

Bien sûr, tout cela restait en grande partie à l'état de projet. Pourtant, peu à peu, au fil des mois, j'ai vu la colline se peupler.

La plupart des chercheurs n'avaient pas beaucoup de moyens et construisaient leur maison pan après pan. Le sociologue Enrique Mogollon avait confié la tâche à un architecte du cru nommé Gallo — surnommé, je n'ai jamais su pourquoi, Pico de Gallo, peut-être à cause de sa crête de cheveux rouges —, qui avait commencé à édifier au bas de la colline une manière de château en béton, inspiré de Barragán, qu'il peignait au fur et à mesure en bleu outremer, selon un plan si compliqué qu'on avait l'impression de voir se plier et se déplier un origami géant et hideux.

Peu à peu, d'autres chercheurs s'étaient associés au projet de Menendez, manifestant un engouement surprenant. La plupart venaient de la ville de Mexico, après avoir terminé leur doctorat. Certains avaient fait des séjours dans de grandes universités nord-américaines, à Houston, à Austin au Texas, ou à Tallahassee en Floride. Quand ils avaient été recrutés par l'Emporio, ils n'étaient pas riches. Ils avaient vécu comme des étudiants dans de petits appartements des quartiers périphériques de Mexico, Atzapozalco, Iztapalapa, Ciudad Satélite. Ils étaient mariés, ils avaient des enfants.

Tout à coup, l'Emporio leur offrait une vie nouvelle. Ils pouvaient rêver d'avoir une maison individuelle, un jardin, des patios fleuris, une fontaine.

L'anthropologie, les sciences politiques, l'économie leur ouvraient les portes de la prospérité, de la notoriété. La linguistique, la phonologie, la sociologie n'étaient plus seulement des sciences de laboratoire, récompensées par des articles dans des revues spécialisées ou par des mentions bibliographiques.

Dans la Vallée, ils étaient des Maestros, des Doctores. Les principales banques leur offraient des réceptions, des salles pour leurs colloques, des dîners musicaux, des expositions. En plus, elles aidaient les chercheurs à réaliser leurs rêves immobiliers au moyen de prêts avantageux.

La colline était devenue leur territoire. Chaque week-end, ceux qui n'avaient pas terminé leur maison venaient là en famille. Ils garaient leurs autos au pied de la colline, sur la route empierrée qui faisait frontière avec le quartier des Parachutistes.

Ils grimpaient à pied la colline, à travers les rochers, ils pique-niquaient au milieu de pans de murs inachevés, ou ils faisaient griller des brochettes sur un barbecue improvisé avec des parpaings et des fils de fer pour béton armé.

Les gosses des Parachutistes s'aventuraient. Mais ils n'osaient pas approcher. Entre les basaltes, à moitié dissimulés derrière les cactus, leurs visages noircis paraissaient des masques irréels. Ils regardaient sans rien exprimer, sans prononcer une parole. Il n'y avait même pas à les chasser. Il suffisait que quelqu'un les regarde en riant, une canette à la main, et les gosses déguerpissaient telle une volée de moineaux, ils s'enfuyaient en bondissant de rocher en rocher, pieds nus, en haillons. Sans un cri, sans un rire.


Quelques chercheurs de l'Emporio avaient résisté à l'engouement pour la colline des anthropologues. C'étaient principalement les historiens : Don Thomas Moises, le fondateur de l'Emporio, Pati Staub, Carlos Beltran, Eduardo Shelley, et Valois, avec qui j'étais entré en contact pour ma mission de l'OPD. Ces gens-là préféraient le vieux centre-ville, avec ses maisons en pierre vestiges de la splendeur de la Vallée au temps des Espagnols, dépourvues de confort et infestées de scorpions et de blattes, mais qui restaient fraîches même au mois de mai grâce à leurs hauts plafonds et à leurs patios ombragés. Etait-ce parce qu'ils s'étaient consacrés à l'Histoire ? Ou était-ce du fait de leurs origines, pour la plupart natifs de la Vallée, habités par la méfiance instinctive des ruraux pour tout ce qui est nouveau ? Sans doute n'avaient-ils jamais rêvé de quitter leur ville ou leur région pour vivre au-dessus de leurs moyens.

A mon arrivée dans la Vallée, j'avais choisi, moi aussi, d'habiter le centre, dans un appartement spacieux et rudimentaire de l'avenue Cinco de Mayo, en face d'une église inachevée envahie par les ronces. De toute façon, je n'aurais pas pu m'installer ailleurs : les beaux quartiers, la Chaussée, la Media Luna, et tous ces lotissements de luxe qui portaient des noms prétentieux, Resurrección, Paraíso, Huertas, étaient loin de tout, et je n'avais pas de voiture. Quant à la colline des anthropologues, je n'avais même pas imaginé que cela pût exister.


La première fois que j'y suis allé, c'était pour l'inauguration de la tour de Menendez. C'était une matinée de septembre, sous un ciel bleu étourdissant Les pentes de la colline étaient couvertes de fleurs violettes, une sorte de liane ipomée qui serpentait entre les blocs de lave. L'autobus m'avait laissé à San Pablo, et j'avais traversé à pied le quartier des Parachutistes.

Au Mexique, la particularité est que, lorsque vous êtes un étranger — c'est-à-dire quelqu'un qui, même s'il est habillé comme tout le monde, circule en bus, et se conduit de façon à ne pas se faire remarquer, est foncièrement différent —, vous ne voyez personne, et tous vous voient. Vous passez dans les rues, devant les maisons, quelques gamins se sauvent, vous croisez des femmes enmitouflées dans leurs châles bleus. Des groupes d'hommes sont arrêtés à l'angle d'une rue, assis sur leurs talons contre un mur, le chapeau rivé sur leur tête. Quand vous arrivez, ils détournent les yeux, ils sont très occupés à regarder par terre, un caillou, un bout de bois. Ils ont l'air de dormir. Et tous savent qui vous êtes, ce que vous faites, où vous allez.

Je me suis un peu perdu dans le quartier des Parachutistes. Un dédale de rues, de maisons sommaires, de cours vides. Des chiens errants. J'ai fini par trouver la route qui monte vers la colline, un mauvais chemin empierré sur lequel les chercheurs de l'Emporio mettent à mal les suspensions de leurs Yips et de leurs Combis.

La route monte presque en ligne droite, avec une pente de quinze pour cent qui doit se transformer en torrent à chaque pluie.

Quand je suis arrivé au domaine des anthropologues, la fête avait déjà commencé. Le portique d'entrée était quelque peu prétentieux, une sorte d'arche en pierre, munie d'une porte à deux battants en bois verni, garnie de clous de cuivre. Un portail dont le rôle devait être purement dissuasif, car les riverains n'avaient réussi à construire qu'un embryon de clôture, qui encadrait la porte. Le portail était grand ouvert, je suis entré.

Menendez m'a accueilli sur les marches de sa tour. C'était un petit homme replet, un peu chauve, vêtu d'une chemise guayabera rose pâle et d'un pantalon trop court et très étroit qui serrait ses grosses cuisses.

La rumeur disait (et il n'en faisait pas un mystère) que Federico Menendez avait défroqué à la suite d'une affaire de mœurs, parce qu'il aimait trop les petits garçons de sa paroisse. Il m'a chaleureusement donné l'accolade, imprimant au passage sur ma chemise un léger parfum de violette.

« Quel plaisir de vous voir ici, tout le monde vous attend, Don Thomas a parlé de vous, ils sont impatients de voir enfin le fameux géographe français, ils ont beaucoup de choses à demander », etc. J'avais fait la connaissance de Menendez depuis peu de temps, quand Valois m'avait introduit au département d'anthropologie, mais je connaissais déjà par cœur son verbiage.

« Venez, entrez, je vais vous présenter à l'équipe de recherche. »

La tour de Menendez s'ouvrait par de grandes portes vitrées à arc surbaissé sur le jardin intérieur. Au centre du jardin, sur un brasero artisanal en bidon, des morceaux de viande étaient en train d'être calcinés sur leurs broches. C'était le style faussement rustique que devaient affectionner les anthropologues. Autour du brasero, des blocs de basalte servaient de siège.

Menendez a fait les présentations : « Doctor Daniel Sillitoe, de l'Université de Paris. » Je me demandais toujours ce que pouvait signifier pour les diplômés d'Amérique latine cette « Université de Paris ». Cela devait avoir à peu près le même sens que ces T-shirts en vente à la frontière de Juárez, sur lesquels est inscrit : Université des États-Unis.

Malgré leurs origines disparates, les anthropologues formaient déjà un groupe bien cimenté. Étaient présents Léon (Saramago) d'Equateur, Ariana (Luz) du Chili, Guillermo (Ruiz) du Pérou, Andres (Matos) d'Argentine, Carlos (de Oca) du Costa Rica, et les Mexicains Enrique Vega, Ruben Esteban, Maria Mendez, Victor Loza, et quelques autres dont les noms m'échappaient déjà. Le dernier arrivé dans l'équipe de l'Emporio était un Espagnol du nom de Garci Lazaro, un type d'une trentaine d'années, flegmatique et l'air un peu maladif. Il avait tout de suite été adopté par le groupe des chercheurs, qui l'avaient logé dans un pavillon du quartier de la Media Luna, où ils avaient préparé un accueil humoristique en dissimulant un gros lézard dans le placard de la salle de bains. Le premier soir, Garci ouvrit le placard pour y ranger ses affaires de toilette, il reçut sur la tête le reptile engourdi par le froid, et sortit de la salle de bains à moitié nu à la grande joie des anthropologues embusqués dans le couloir. C'était ce genre de facéties qui créait des liens au sein de la petite communauté des chercheurs. Évidemment, en tant que Français, et géographe, j'étais condamné à l'isolement. L'anthropologie était sans conteste la reine des sciences humaines.

L'étude des plissements et des roches, ou même la carte pédologique de la vallée du Tepalcatepec, de l'avis général, à quoi cela pouvait-il servir ?

Aussi, après les présentations et les éloges superlatifs de Federico Menendez, la conversation roulait loin de moi, sur des sujets auxquels je ne pouvais rien comprendre. Les morceaux de viande circulaient dans les assiettes en carton. Des bouts calcinés, imprégnés d'une forte odeur de kérosène, qu'il fallait mastiquer longtemps avant de se décider à les avaler d'un coup, arrosés d'une gorgée de Coca.

Je me suis penché vers ma voisine, Ariana. « Qu'est-ce que c'est ? »

Elle a fait la grimace. « Du cœur de bœuf. » Les chiens de Guillermo étaient à côté d'elle. Elle a dit : « Faites comme moi. Nourrissez les chiens. »

Vers quatre heures après midi, la pluie s'est mise à tomber. Les braises frappées par les grosses gouttes dégageaient une vapeur acre. Les anthropologues se sont repliés à l'intérieur de la tour, répartis en deux groupes, vu l'exiguïté des cellules.

Menendez, imbu de son rôle d'amphitryon, papillonnait de l'un à l'autre, distribuait des verres de sangria, de rhum-Coca, d'eau de pastèque, faisait circuler le plateau de chicharrones et de pâte de coing. Dans le brouhaha, à travers la fumée des cigarettes, je voyais sa silhouette ventrue, il dansait sur la pointe des pieds, ses petits bras relevés en ailerons de pingouin pour mieux se faufiler entre les convives. Il était ridicule et vaguement touchant. Il était de la Vallée, pas un de ces intellectuels parachutés de Mexico, pleins de dédain pour cette province lointaine, majoritairement peuplée de paysans enrichis dans le commerce de la fraise et du pois chiche. Il était né dans un village, d'une famille pauvre, qui n'avait pas eu les moyens de lui faire faire des études en dehors du séminaire. Un prêtre défroqué, qui avait conservé la marque déformante de la religion de métier. Et malgré le comique de son gros petit corps et de ses manières exagérées, il avait gardé quelque chose du profil hautain de ses ancêtres indiens, un nez busqué, un visage large, des paupières lourdes, qui évoquait les anciens shoguns du Japon.

Le groupe réuni autour de Garci Lazaro parlait fort, riait fort. Je n'avais pas suivi le débat. Il était question d'un mac, une petite frappe locale surnommé El Terrible. Ils lançaient des noms de filles aussi, et tout à coup j'ai compris que les hommes s'esclaffaient en décrivant leurs attributs sexuels. Pour moi qui ne maniais pas l'espagnol de la rue, ça n'était pas clair. J'entendais les mots vaina, queso, paja, le contexte ne laissait pas de doute. Cela me renvoyait au temps des collégiens, aux allusions salaces à la longueur de leurs pénis, à la force constrictive des vagins éventuels, tout cela dans un vocabulaire codé qui poussait au rire.

Je me suis tourné à nouveau vers Ariana. « De qui par-lent-iîs ? Qui est ce Terrible ? »

Elle a eu l'air, non pas gênée, mais ennuyée d'avoir à tout expliquer à un nouveau venu. « Ils font référence à la zone rouge, tu vois, non ? La zone de tolérance, là où se trouvent tous les bordels de la région. »

J'avais cru comprendre, en effet, mais je ne savais toujours pas pourquoi ils en parlaient.

« C'est une idée de Garci, ils ont trouvé ça drôle, ils vont faire une unité de recherches sur la zone, ils ont décidé de travailler là-dessus. »

Ariana Luz était une fille à la peau très sombre, une Chilienne avec un type indien marqué. Elle vivait seule, elle finissait son doctorat d'anthropologie sociale, et visiblement elle s'intéressait à cet Espagnol fraîchement débarqué, ce grand un peu blond, avec ses yeux bleus à fleur de tête et une absence remarquable de menton. Le type même du chercheur cynique, doué pour la parole, ambitieux et cavaleur.

À présent Garci Lazaro parlait d'une fille, une certaine Lili, nouvellement arrivée de sa campagne, une petite Indienne de la région d'Oaxaca, plutôt mignonne mais un peu empâtée, il décrivait sa poitrine, son ventre, elle portait un tatouage de Bugs Bunny sur les reins à la naissance des fesses. Il contrefaisait sa voix, sa façon niaise de répondre à ses questions, il l'avait payée pour l'entretien, deux fois le prix habituel de la passe, elle disait de sa voix flûtée : Oui Missié, Non Missié, comme une servante, comme une esclave noire. Tous approuvaient de leurs rires sonores, des rires virils, ils buvaient leur rhum-Coca, leur sangria, ils ajoutaient des anecdotes : « Lili avec le garde qui contrôle l'entrée. Moi je ne bois pas d'alcool, juste une cubita, Missié policier, une petite cubita ! » Léon Saramago, en fumant son cigarillo : « Moi je suis venu un peu après, je ne savais pas que Garci était déjà passé, on était dans la chambre, elle commençait à enlever sa jupe, enfin à la remonter, et je lui ai dit que c'était pour poser des questions, elle est restée avec la jupe relevée et elle m'a dit : les questions maintenant ou après, comme avec l'autre Missié le docteur ? » Ils riaient aux larmes, les bourrades qu'ils envoyaient à Garci le faisaient trébucher, son verre de sangria à moitié renversé sur sa chemise.

Les Mexicains, Vega, Loza, Valois, Uacus et les autres restaient à l'écart.

Juan Uacus était lui aussi un ancien séminariste, très indien, sombre, toujours vêtu de noir. La légende dit qu'il descend des Irecha, les anciens rois du Michoacán. Il a été engagé par Thomas Moises pour étudier et enseigner le tarasque à l'Emporio, dans la plus pure tradition coloniale des naguatlatos indigènes. La première fois que je lui ai adressé la parole, dans la bibliothèque, il a eu un réflexe de méfiance. Puis il s'est détendu. Il a compris que je ne faisais pas partie du cercle des « capitalins » qui ont investi dans les beaux quartiers. Lui habite le lotissement Emiliano Zapata, sur la pente du volcan Curu-taran, un quartier populaire où les gosses jouent dans les rues poussiéreuses.

Uacus et moi, nous sommes allés nous asseoir au bord du patio avec nos cubitas. La pluie avait attiré les moustiques. Il faisait chaud, assez étouffant « Qui est cette lili dont ils se moquent ? » ai-je demandé. Uacus ne manifestait pas d'émotion particulière. Il gardait toujours son expression butée et mélancolique. Le bruit courait à l'Emporio que Juan Uacus était un grand lettré, et un grand alcoolique. Seule la protection de Don Thomas lui permettait de garder son poste de chercheur. Beaucoup des anthropologues auraient aimé le voir partir, retourner dans son village d'Arantepacua, dans la montagne. « Este Indio », disaient Mogollon, Beltran, Staub, quand ils parlaient de lui. La raison pour laquelle Thomas Moises le protégeait restait mystérieuse. Peut-être le craignait-il ? La méfiance instinctive du métis local pour un des descendants des rois indiens ? Quoi qu'il en soit, Uacus ne voulait pas répondre à ma question. Il a dit seulement :

« Une pute, vous l'avez entendu. Une des filles de la zone rouge. » Approuvait-il le projet d'étude du groupe de Garci Lazaro, ce canular d'un goût douteux ? Cela l'indifférait probablement. Ce n'était qu'une variation sur ce mode mineur de l'ironie que cultivent les membres d'un groupe dominant dans une société où tout, même la science pure, est l'expression de leur recherche du pouvoir.

Un peu plus tard, ayant bu quelques cubitas supplémentaires, je suis revenu vers le groupe. Garci Lazaro avait fini de parler. Il avait l'air fatigué (les soirées dans la zone). Ses cheveux d'un blond terne pendaient sur sa figure. Même accablé, il gardait la vivacité du regard, ses gros yeux bleus mouillés d'une liqueur méchante. Autour de lui, vautrés par terre, appuyés sur des coussins, les anthropologues fumaient en discutant. Je ne sais pourquoi, j'ai eu envie de tout recommencer, de les fustiger.

« Comment avez-vous pu croire que la vie d'une prostituée dans la zone de tolérance était un bon sujet de dissertation ? »

Il y a eu un silence consterné. Un géographe, de surcroît français, ignare, qui confond acculturation et métissage, qui ferait mieux d'arpenter et de prélever, avec son petit marteau et ses sacs à spécimens.

Léon Saramago s'est levé, il m'a entouré d'une accolade protectrice.

« Tu sais, nous sommes encore capables de dissocier nos sentiments de nos observations. » Il m'a parlé d'un ton confidentiel. « Il s'agit d'un “terrain”', hombre ! Ne te méprends pas sur nos intentions, ce n'est pas parce que nous avons rigolé que ça n'est pas sérieux. » Je ne l'écoutais pas. Je gardais mon regard fixé sur les yeux de Garci. Je sentais une colère où l'alcool n'était pas étranger. « Ce n'est pas vrai, il ne s'agit pas d'un terrain. Il s'agit d'un être humain, une fille qui mène une vie horrible, une vie qu'on ne voudrait pas souhaiter à ses pires ennemis, l'esclave de ce Terrible, dans son cloaque, une fille sur laquelle est passée la moitié de la population masculine de la Vallée, tous les fraisiers, les avocatiers, les notables, les banquiers, et même les professeurs et les chercheurs de l'Emporio, et tu appelles ça du “terrain”, ou peut-être que tu parles par métaphore, les champs de terre noire envahis par la flore microbienne, asséchés, sur lesquels triment les enfants putatifs de Lili et des autres, pour fournir la matière première de la Strawberry Lake, ou pour les confitures Mac Cormick, peut-être que tu parles du bâton à fouir et des mains qui repiquent les plants, ou bien des petits doigts qui cueillent les fruits chaque matin à l'aube, à l'heure où la pauvre fille qui s'est fait labourer, droguée, hébétée, alcoolisée, s'endort dans sa chambre, dans la prison de la Zone ! »

Garci haussait les épaules. Il pouffait, il chuchotait dans l'oreille de son voisin. Il avait tout entendu. Mais déjà le brouhaha des conversations reprenait. C'est Ariana Luz qui a cherché à sauver l'instant « Tu te trompes, Daniel, c'est vraiment un projet qui tient Ce n'est pas parce qu'ils se moquent un peu de la fille qu'ils sont insensibles. »

Il était clair que j'avais bu trop de rhum-Coca, que j'avais laissé déborder mon ego. J'ai cherché le soutien de Juan Uacus, des Mexicains. Ils étaient partis dans l'autre salle. Je ne pouvais espérer aucune complicité. Je m'étais exposé.

Saramago m'a fait asseoir. Il m'expliquait.

« Tu es géographe, ami, c'est un luxe dans nos pays, en Amérique latine. Tu peux être géographe chez toi, en France, aux Etats-Unis, où tu veux. Il n'y a pas de problème, nous respectons ta science. Mais nous, nous vivons une autre urgence. Nous devons nous y mettre, il n'y a pas d'autre possibilité. Nous devons plonger nos mains dans le cambouis, nous devons remuer toute cette merde, même si ça pue. Nous sommes des médecins d'urgence, nous n'avons pas le temps d'attendre et de discuter des droits de la femme, tout ça, du droit à l'image, de la dignité. Je t'explique, ami, nous devons faire vite, nous sommes dans une avalanche. Tu comprends, nos mains dans toute cette saleté. »

Tout était retombé. J'ai marmonné une protestation vaine. « Moi, je crois que les êtres humains ça n'est pas du cambouis, » J'ai ajouté : « Et même si c'est du cambouis, ça n'est pas un sujet d'étude, pas de cette façon-là. Vous me faites penser aux étudiants qui blaguent avec les corps qu'ils dissèquent. »

Ariana s'est énervée. « Et de quel droit tu te permets de juger ce qu'ils font ? » Elle s'accrochait au sourire mou de Garci Lazaro. Elle mentait, probablement. Elle devait savoir que la Zone était le pire sujet pour une étude de terrain.

Saramago m'a accompagné dehors. Son cigarillo était éteint. Les gouttes de pluie coulaient sur ses cheveux longs, sur sa barbe mêlée de fils d'argent. Il ressemblait à Zeus, ou plutôt, au Moïse de Michel-Ange. Il cherchait le mot de la fin.

« Tu sais, les géographes et les anthropologues, c'est comme les artistes et les sociologues, ça n'a jamais fait bon ménage. » Puis, avec un petit rire entendu : « Ce n'est pas moi qui le dis, c'est un de tes compatriotes, le philosophe Gilles Deleuze. »

Là-dessus, je me suis sauvé en titubant, j'ai descendu sous la pluie le chemin de pierres noires et glissantes vers le bas de la colline, vers le quartier des Parachutistes. À pied, le long de la chaussée, vers la ville, vers

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