a commencé pendant la semaine de Noël. Je ne pourrai pas oublier comment tout cela s'est passé. Toute la Vallée était enrubannée, flamboyante de Noche Buenos (qu'on appelle en France, je n'ai jamais su pourquoi, des poinsettias), décorée de têtes de bébés en papier mâché suspendues aux fils électriques en travers des rues. Même l'église en ruine, en face de mes fenêtres, avait un air de fête.
C'est Dahlia qui m'a prévenu, ce matin-là. Elle était sortie de bonne heure pour aller au marché, elle avait rencontré le père Aleman, le curé d'Ario. Elle est rentrée sans frapper (elle a gardé la clef de l'appartement, elle devait penser qu'elle reviendrait vivre avec moi un jour). J'étais en caleçon devant ma tasse de thé. Elle avait l'air égaré, j'ai cru qu'il était arrivé quelque chose à Hector, ou à son fils.
Elle m'a serré la main. « C'est fini, ils s'en vont. » Je n'ai pas compris tout de suite.
Elle a continué, volubile : « Ils ont envoyé les judiciales, ils ont encerclé le camp, et eux ne voulaient pas répondre, ils s'étaient barricadés, les policiers sont arrivés avec leurs camionnettes, des haut-parleurs, ils ont menacé d'enfoncer la porte, alors les gens ont cédé, ils ont dit qu'ils allaient partir, ils ont commencé à déménager, les femmes, les enfants, à pied, avec leurs valises, il faut aller à Campos tout de suite, viens ! »
Nous avons pris un taxi pour aller plus vite. Au pont d'Ario, la route était barrée par les judiciales. Le taxi a fait demi-tour et nous avons continué à pied jusqu'au village. À Ario, Noël n'était pas aussi insolent. Sur la place centrale, quelques guirlandes d'ampoules rouges et vertes pendaient aux branches des magnolias. Les gens d'alentour étaient réunis sur la place du marché, et pourtant il n'y avait rien à vendre. Sous les arcades, seules de vieilles Indiennes étaient assises par terre devant leurs petits tas de poires blettes et d'avocats.
Je me rappelais la première fois que j'avais débarqué de l'autobus dans le centre d'Ario, il me semblait que cela remontait à des années. Alors on voyait sous les arcades les vendeuses de fromages frais fabriqués à Campos, le miel récolté par le Conseiller, dans des pots de verre recyclés.
Dahlia tenait toujours ma main, je sentais ses doigts durcis d'énervement. Des gosses allaient et venaient, déguisés pour Noël, les garçons en Juan Diego, un fagot à l'épaule, les filles en Mariquitas, portant des fleurs dans des paniers. Sous les arcades, ils achetaient pour quelques sous de canne à sucre à sucer. Le village semblait indifférent, loin de tout, à peine sorti de sa léthargie habituelle.
Sur la route de Campos, sur le bas-côté, des hommes étaient assis sur leurs talons, l'air d'attendre quelque chose, et tout d'un coup j'ai compris que c'étaient les Parachutistes d'Aldaberto Aranzas. Ils attendaient l'ordre du notaire Trigo pour occuper Campos. Cela donnait un air de légalité à l'expulsion.
C'étaient des gens semblables à ceux que j'avais rencontrés à Orandino. Des femmes, des hommes surtout, sans âge, vêtus d'habits élimés, chaussés de vieilles baskets boueuses ou de sandales à semelle de pneu. Chapeaux, casquettes de base-bail, certains portant des lunettes de soleil qui ajoutaient une petite touche maffieuse à leurs groupes minables.
Quand nous sommes passés, ils nous ont regardés sans surprise, sans un mot. Ils ne devaient pourtant pas avoir croisé souvent un type à l'air gringo donnant la main à une mulâtresse portoricaine sur une route de campagne. Peut-être que la réputation de Campos comme refuge de hippies les avait préparés à tout.
Aux abords de Campos, nous avons été arrêtés par un autre barrage de judiciales en civil, blousons de cuir marron, lunettes de soleil, mitraillette en bandoulière. Dahlia leur a tenu tête : « Nous ne faisons rien de mal, nous venons dire adieu à nos amis. » Elle mentait, elle ne connaissait personne, elle ne savait de Campos que ce que je lui avais raconté. Au début, pourtant, ça ne l'avait pas vraiment intéressée. « Tu sais, moi, les hippies, ça n'est pas mon truc. » Elle était du côté des vrais révolutionnaires, les purs et durs, les marxistes et les sandinistes, comme Hector et Angel.
Et là, ce matin, elle avait compris qu'ils n'étaient que des rêveurs immatures et naïfs, des proscrits venus de partout, qui avaient essayé de vivre autrement. Ils étaient une tribu perdue. Aujourd'hui les puissants de la Vallée les chassaient pour faire main basse sur leur terrain, les effacer, les oublier, pour que tout dans la Vallée rentre dans l'ordre.
Les policiers civils l'écoutaient en fumant. C'étaient pour la plupart des Indiens, visages sombres, yeux impassibles. Ils auraient pu être pareils à Angel, des combattants de la révolution. En attendant, ils obéissaient aux ordres du pouvoir, de l'argent, à l'avocat Aranzas, au notaire Trigo, aux planteurs d'avocatiers, de fraisiers, aux propriétaires des usines de congélation.
Ils regardaient Dahlia, sans doute trouvaient-ils belle cette grande fille svelte, avec sa tignasse de cheveux frisés couleur de cuivre et ses yeux clairs qui reflétaient le ciel. C'est grâce à elle que nous avons pu passer.
À l'entrée de Campos, devant le hangar où j'étais allé, les camionnettes de la police étaient arrêtées en quinconce. Mais le vieux paysan qui m'avait parlé du père Pro était invisible. Un peu plus loin, contre la muraille de Campos, des camions Blue Bird — les mêmes qui au moment de la récolte transportaient les travailleurs vers les champs — attendaient, leurs moteurs au ralenti. Trigo les avait fait venir pour l'évacuation. Tout cela était bien minuté.
Nous ne nous sommes pas approchés. Les policiers n'empêchaient pas le passage, mais nous n'avons pas voulu aller plus près. Nous nous sommes arrêtés sur le côté de la route, devant le hangar. Près des camions, des gosses, des gens des alentours attendaient Nous pouvions découvrir par la porte ouverte l'intérieur de Campos. Nous apercevions une campagne sèche, éclairée violemment par le soleil. Des murs en ruine, des bicoques de planches et de terre crue, des champs de maïs effilochés, et un peu partout, sur le sol poussiéreux, des objets abandonnés, pareils à des carcasses de voitures. C'était loin de ressembler au paradis. On aurait plutôt dit un camp de gitans déserté.
Nous sommes restés un bon moment à attendre. L'exaltation de Dahlia était un peu retombée. Elle s'est assise sur une grosse pierre, sous l'auvent du hangar, elle fumait sans rien dire.
C'est seulement vers midi que les habitants de Campos sont sortis par petits groupes. Des hommes d'abord, assez jeunes, dans leurs tenues de travail, jeans et over-alls poussiéreux, chemises à manches longues. Certains étaient coiffés de chapeaux de paille du pays, avec galon et pompons sur la nuque, d'autres de casquettes de base-bail. D'autres encore portaient des bandanas noués derrière la tête. C'étaient eux que Dahlia avait dénigrés, chaque fois qu'elle les avait vus en ville, au marché, ou dans les magasins de quincaillerie. Elle les appelait petit-bourgeois, pacifistes profiteurs, ou encore surfeurs marioles (je me suis demandé ce que cela pouvait bien être).
Les hommes ont entrepris de charger sur la plateforme d'un Blue Bird les outils, pelles, pioches, et aussi la centrifugeuse manuelle pour le lait, les pompes mécaniques, les éoliennes, etc. C'était tout ce qui restait des outils, car cela n'a même pas rempli l'arrière du camion.
Puis les femmes sont sorties à leur tour, avec des enfants, et encore des hommes. Ils passaient la porte, deux par deux, ils faisaient quelques pas dehors, sur la route, éblouis par le soleil. Sans doute avaient-ils passé les derniers jours enfermés dans la maison commune, par peur des policiers.
Quand elle a vu les enfants, Dahlia s'est levée. Son visage exprimait une émotion dont je ne la croyais pas capable. En même temps, elle serrait mon bras, elle répétait :
« Regarde les petits, regarde, des oiseaux mouillés, des petits oiseaux ! »
Peut-être qu'elle pensait à Fabio. Hector et Angel étaient retournés à Mexico. Ils avaient compris que Don Thomas était en train de perdre la bataille contre les anthropologues. Fort du jugement de divorce, Hector emmenait Fabio avec lui, malgré les pleurs de Dahlia, malgré l'enfant qui s'accrochait à sa mère en disant : « Je la veux ! » Hector était un combattant de la révolution. Il n'allait pas céder à des caprices.
Dahlia était devenue un peu folle. Dans l'appartement, elle avait tiré le matelas dans la salle de séjour, je ne devais pas la toucher. Elle restait couchée pendant la journée, recroquevillée sur elle-même comme quelqu'un qui aurait reçu un coup dans le ventre.
Alors la vue des enfants qui quittaient Campos la faisait pleurer. Elle disait : « Mais tu ne vois pas ! Ce sont des réfugiés, des enfants des camps, on les envoie au bout du monde ! » Elle exagérait, mais c'est vrai qu'ils étaient troublants, maigrichons, pâles, vêtus d'habits poussiéreux. Ils montaient un par un à l'arrière des camions bâchés. Des filles, des garçons, âgés de huit à douze ans, certains devaient être pour ainsi dire nés à Campos, ils ne connaissaient rien d'autre.
Je voulais reconnaître ceux dont Raphaël parlait dans ses cahiers, Oodham, Yazzie, Mara, les jumeaux Krishna et Bala, Sangor et Marikua. Le repris de justice Efrain et sa compagne. De là où nous étions, il était impossible de distinguer quelqu'un dans ce groupe de pauvres hères, plutôt des clochards que les habitants du village arc-en- ciel, selon le nom un peu pompeux que le Conseiller leur avait donné.
Venus d'ailleurs, de partout, du Nord et du Sud, du fond du Canada ou de l'Amérique centrale, un peuple hétéroclite, de toutes les couleurs, et maintenant, dans la lumière dure du soleil de midi, ils semblaient gris.
Pas vu le Conseiller, pas vu Raphaël Zacharie non plus. Raphaël a quitté son travail à la boutique de grains du marché, dès qu'il a su l'arrêté d'expulsion. Il a vidé sa chambre au-dessus du magasin, c'est ce que m'a dit son patron, un petit homme au regard rusé. Il a même ajouté avec intention : « Il ne m'a pas payé la semaine. » Il espérait peut-être que j'allais lui rembourser le loyer, et le bleu de travail que Raphaël avait emporté en partant.
Le premier camion est parti, avec sa cargaison d'hommes et de femmes sur la plate-forme. Il est passé sur la route juste devant nous, et Dahlia a eu pour eux un geste inattendu, debout, les bras tendus, les doigts en V, comme s'ils étaient des prisonniers politiques ou quelque chose. Moi je n'ai pas bougé, je n'ai même pas pu tourner la tête pour les regarder. C'est toujours ainsi quand il est trop tard.
Puis est passé un autre camion qui emmenait les hommes avec leurs ballots et leurs valises. Ils étaient jeunes, avec les cheveux longs comme des filles. Leurs bandanas bleus et rouges formaient des pointes soulevées par le vent, à la mode des Indiens Tarahumaras.
Le public regardait ce spectacle exotique, ils n'avaient probablement jamais vu tant d'étrangers à la fois. Dans les camions, les exilés étaient indifférents à leur sort Lorsque le deuxième camion est passé devant nous, certains d'entre eux ont fait des signes de la main, l'air de dire : à bientôt, nous nous reverrons ! J'ai remarqué que Dahlia ne leur répondait pas. Elle s'était rembrunie. Elle ne faisait pas le V de la victoire pour des gens qui partaient en balade !
Elle m'a entraîné. « Viens, allons-nous-en, il n'y a plus rien à faire ici. » Je voulais rester pour un dernier adieu à Raphaël, ou pour apercevoir Hoatu dans sa longue robe blanche.
Mais les camions étaient partis, les policiers ont refermé le portail, etj'ai compris que c'était terminé. Nous avons marché sur la route vers Ario, en compagnie des badauds. Les bas-côtés étaient vides, les Parachutistes étaient retournés chez eux, en attendant les instructions de Trigo.
Ce soir-là, à l'appartement, Dahlia a bu plus que de raison. Nous étions sur le matelas, dans la salle de séjour, à parler et à fumer. Je sentais sur ma peau la brûlure du soleil, d'être resté debout la moitié du jour à Campos. J'avais de la fièvre, le sang cognait dans mes tempes et dans mes oreilles.
Dahlia parlait toute seule : « Où vont-ils ? Où est-ce qu'ils vont dormir cette nuit ? Ils ont un plan, ils sont malins dans le fond, ce sont des agringados, ils trouveront un endroit, ils pourront reprendre leur vie sans problèmes, le monde est à eux, ils sont des citoyens du monde, ils ne sont pas du peuple, ils sont aristocrates, artistes, ils sont du côté de l'argent, ils sont protégés, ils ont toujours une maison et la table garnie, ce sont des aventuriers, moi je suis trop sentimentale, quand j'ai vu les enfants ça m'a donné envie de pleurer… »
Elle avait en effet les yeux pleins de larmes : « … je voulais qu'ils soient des proscrits, des exilés, les enfants palestiniens de Beyrouth, dans les camps, les enfants de Calcutta, de Manille, les enfants de chez moi à San Juan, les enfants des prostituées qui meurent du sida, les enfants de Nogales qui vivent dans les égouts pour passer de l'autre côté, et que les policiers chassent comme des cafards… »
J'aurais voulu la raisonner, lui dire que ce n'était pas aussi simple, d'un côté les bons, de l'autre les bons à rien, que ces gens de Campos avaient fait le rêve d'un monde meilleur, un peu fou, mais que leur rêve n'enlevait rien aux autres, aux gosses des Parachutistes de la lagune d'Orandino, aux petits fossoyeurs de la montagne qui fume à côté de San Pablo. Je lui ai dit seulement : « Dahlia. Dahlia Roig. » Elle m'a regardé, j'ai lu un vide dans ses yeux jaunes. Elle s'est serrée contre moi, son visage mouillé appuyé dans le creux de mon cou.
Il faisait chaud et lourd pour une nuit de Noël, aije raisonné. Peut-être que Sirius avait à nouveau capturé l'éclat du soleil et le restituait. La peau de mon visage brûlait, il me semblait que j'étais encore debout à l'entrée de Campos à espérer Hoatu pareille à une princesse au milieu de son peuple arc-en-ciel.