Christian et Hoatu ont tout préparé. Ce qui subsiste de la troupe arc-en-ciel peut tenir dans deux bateaux de pêche. Raphaël et Oodham ont été chargés de réunir les provisions, essentiellement des boîtes de conserve et des sacs de riz achetés chez le Chinois, du lait en poudre, du savon, des allumettes, du pétrole lampant pour les réchauds, des bougies, des vaches à eau pour plusieurs semaines.
Les bateaux affrétés sont de vieilles barques en bois munies d'un moteur hors-bord à arbre long, aux voiles cent fois rapiécées. Une des embarcations s'appelle le Laughing Birdr piloté par un jeune du nom de Mario, l'autre le Wee Wee, dont le propriétaire est un vieux nommé Douglass. Les noms des bateaux et de leurs marins ont été une source d'hilarité pour les voyageurs. Ils ont quelque chose de pas sérieux, propre à conjurer l'angoisse.
Efrain et sa bande ne seront pas du voyage. Ils se sont installés dans des appartements meublés, dans le quartier du Fort George. Quand Raphaël est allé les voir, le groupe était dans le jardin, en train de fumer. Efrain s'est moqué de lui. Dans son jargon moitié portugais, moitié anglais, il lui a dit : « Vous êtes fous ! Qu'est-ce que vous allez faire là-bas ? Vous allez mourir de soif ! »
Raphaël n'a pas répondu. Pour une fois, Efrain n'a pas tort. Le prisonnier en cavale semble avoir réalisé son rêve à Belize. Il pense qu'ici il pourra glisser entre les mailles de la justice, fumer son herbe et vivre au soleil. Il n'a pas demandé des nouvelles d'Adhara ni du bébé qui va naître.
Les pêcheurs parient le créole, mêlé de mots d'espagnol. Ils ont un bon sens de l'humour. Quand les voyageurs sont montés à bord du Wee Wee, en passant sur l'échelle de coupée, les enfants se sont plaints de l'odeur de poisson. Le vieux Douglass a dit : « Fishman neba say i fish stink » (un pêcheur ne dit jamais que le poisson pue). C'était approprié.
Il a fallu porter Jadi, un devant, un derrière. Il est raidi dans son effort, son visage contracté. Raphaël et Oodham l'ont installé à l'arrière du bateau, le dos calé contre un rouleau de cordes. Adhara s'est assise à l'avant, les jambes repliées de côté, telle une figure de proue.
Malgré l'heure matinale, le soleil brûle déjà. Sur les quais, des gens se sont arrêtés pour regarder le départ. Des touristes prennent des photos. Christian a payé le voyage de retour, les pêcheurs doivent revenir dans dix jours. Personne ne peut imaginer ce qui se passera ensuite.
Les bateaux sont sortis de l'embouchure de la rivière à la force des moteurs, contre le vent. La mer est plate, tachée d'alluvions. Dès qu'ils sont au large, on entend le bruit de la grande barrière, une sorte de ronflement qui couvre le bruit des moteurs. Le Laughing Bird et le Wee Wee marchent de conserve, à vingt mètres l'un de l'autre. Sur le premier, Oodham est à l'avant, Jadi à l'arrière avec les enfants, et Raphaël est à côté du pilote. Sur le deuxième, Hoatu est debout à la proue, agrippée au filin du mât. Adhara assise juste derrière elle, et Christian et les hommes à la poupe, à côté des provisions sous une bâche trouée. Mario montre à Raphaël une grande terre plate à l'horizon : « C'est Turneffe. » Les deux bateaux peinent sous la charge, le clapot lèche leurs bords.
La traversée dure longtemps, dans la direction du soleil. La mer est vide, frisée par le vent, d'un bleu un peu gris. Les bateaux contournent les îles, on voit des cocotiers plies par le vent, des huttes de pêcheurs. Droit devant, les franges d'écume, là où s'ouvre la passe.
Avant d'y arriver, les pêcheurs ont hissé la grand-voile, des triangles usés, de toutes les couleurs, sur lesquels appuie le vent. Et soudain, c'est la passe, un entonnoir d'eau sombre, bordé par les déferlantes.
Tous les passagers sont debout pour regarder, sauf Jadi et Adhara. Le Wee Wee traverse en premier. Le soleil éclaire Hoatu en face et le vent gonfle sa longue robe blanche et secoue ses cheveux noirs. Elle est à cet instant d'une très grande beauté, Raphaël la contemple et pense à l'avenir. Les enfants sont penchés sur le garde-corps pour guetter l'instant où le premier bateau s'élance comme un oiseau hors du lagon pour plonger dans la mer bleu sombre. Jadi a les yeux fermés, le vent et la lumière font couler des larmes sur ses joues.
Le Laughing Bird glisse ensuite au ras du récif, dans un bruit de cascade, et lorsque le pilote remonte le moteur, tout le navire se met à trembler. Déjà le lac laiteux de la lagune s'éloigne. Des oiseaux blancs volent au-dessus d'eux, des goélands, des fous. Droit devant, c'est le chapelet d'îlots et de hauts-fonds sableux au bout duquel se trouve le phare. Les deux bateaux vont vers le récif courbe auquel s'accroche leur île.
C'est Hoatu qui nous guide maintenant. La première nuit sur l'île, elle a voulu que nous regardions le ciel.
Après un repas frugal, du riz et des haricots réchauffés au poêle à pétrole, elle nous conduit sur le versant au vent. La côte forme à cet endroit un abrupt de roches noires, rongé par des madrépores desséchés, où les vagues se brisent en formant de larges ondes concentriques. C'est le point de rassemblement des oiseaux, une foule piaillante et jacassante au crépuscule.
Hoatu se tient debout en haut de la dune, face au vent. Le soleil s'est couché d'un coup, la nuit monte derrière nous, de la terre ferme.
Déjà apparaît Sirius, suivi de la ceinture d'Orion. Les voyageurs sont assis sur la dune, ils ressemblent à des oiseaux. Les enfants fatigués ont creusé des nids dans le sable, entre les cocotiers, ils se sont endormis.
Raphaël et Christian ont porté Jadi jusqu'en haut de la dune, là où il peut voir la mer. Il ne parle pas. Est-ce qu'il pense à l'île de Hahashima, à la grotte où il s'est caché pour fuir la guerre ? Ou bien à la ville de Bordeaux où il a rêvé d'aller retrouver son père ?
Il sait maintenant qu'il ne retournera jamais chez lui, à Ronawa, sur la Canadian River.
Quand il est venu saluer les voyageurs, avant leur départ pour la Demi-Lune, Efrain a eu un mot cruel. Il a regardé Jadi, couché en chien de fusil sur sa couverture dans la chambre de l'hôtel. Il a dit : « Il va faire son trou dans l'eau. » Raphaël s'est mis en colère, ses yeux se sont remplis de larmes. Il était prêt à se battre mais Hoatu l'a calmé. « Il sera toujours avec nous. »
À la tombée de la nuit, les oiseaux s'apaisent Ils s'asseyent dans les fourrés, non loin des voyageurs. On entend la mer, une respiration forte, lente, chaque demi-cercle de houle cogne le pied du récif et envoie une onde dans le corps des vivants.
La lumière rouge éclaire encore la dune, même après que le soleil a disparu. Hoatu ressemble à une statue de porphyre. Raphaël pense à la nuit avec elle sur le mont Chauve, au-dessus de Campos. Il se souvient de la chaleur de son corps, du désir qui s'était tendu en lui, du bonheur qui s'était ouvert, pareil à la lune, lorsque tout devait durer toujours, au début Maintenant il regarde Hoatu, il sent les battements de son cœur, mais c'est l'autre bout du temps, quand tout s'achève.
L'île est le bout du monde, au-delà il n'y a rien. Les enfants ont joué dans la mer, ils se sont baignés avec délices.
Mais les adultes sont fatigués. Ils savent que les provisions ne suffiront pas, qu'ils peuvent encore tenir une semaine, voire deux en se rationnant.
Beaucoup ont déjà pris leur décision. Ils vont retourner en arrière, dans leurs familles. Des parents les attendent des amis, des proches. On ne leur fera aucun reproche. On ne leur posera aucune question.
L'enfant d'Adhara va naître. Mais pas sur ce caillou aride, sans eau et sans ombre. Hoatu a réservé une place à Belize, à la maternité de Fort George.
Le Wee Wee sera là dans dix jours, pour l'emmener. Efrain s'est laissé attendrir, il a promis de s'occuper de la mère et de l'enfant.
Jadi va mourir. Peut-être qu'il n'aurait pas dû faire ce voyage. Pourtant, quand Raphaël le regarde, ce soir, il perçoit sur le visage du vieil homme une lumière. Allongé dans le sable de la dune, les jambes repliées dans la posture du fœtus, Jadi ferme les yeux sur la nuit qui envahit l'île. Il ne voit pas les étoiles. Il n'entend pas la mer, ni les cris brefs des fous qui ont commencé leur chasse nocturne.
Anthony Martin rêve.
Est-ce un rêve ? Il glisse entre deux nuées couleur de perle. C'est un lieu très doux, très calme, semblable à ce banc de sable qui avance sur la barre des récifs. Il est seul sur l'île. Les oiseaux blanc et noir volent au-dessus du récif, infatigables. Le grand-père de la nation diné parlait ainsi à Jadi des vautours. Il disait que certains d'entre eux sont des dieux, on les reconnaît parce qu'ils tracent leurs cercles très haut dans le ciel, et ils ne descendent jamais sur la terre.
Le vacarme de la guerre a cessé. A Okinawa, à Hahashima, il y a eu ce tumulte, les chasseurs, les B-29 qui lâchaient leurs bombes au phosphore, le tac-tac des mitrailleuses lourdes dans les collines occupées par l'ennemi. La fumée obscurcissait le ciel, et la nuit on voyait des lueurs rouges, pareilles à des couchers de soleil multipliés.
A présent, tout s'est éteint. Le temps qui était en morceaux, un sac de verre cassé en angles aigus, est devenu lisse et doux, couleur de perle.
Anthony Martin peut rêver. Il écoute les voix des enfants sur la plage, dans l'obscurité. Ils crient et jouent à se faire peur, et font s'envoler les oiseaux qui cacardent.
Anthony a retrouvé le temps de l'adolescence. Il sent près de lui sa fiancée, elle a un nom très doux comme son visage, elle s'appelle Alleece, un nom qui glisse, comme ses cheveux longs et noirs. Un nom pour éteindre la guerre, un nom de jardin et d'arbres.
Anthony sent sa chaleur, il lui semble qu'en étendant la main il pourra toucher sa nuque, laisser glisser sa main jusqu'à la courbe de sa hanche. Il sent l'odeur de ses cheveux, l'odeur de sa peau.
La guerre sera bientôt finie. Il va retourner chez Alleece, à Konawa. Les soldats sont partis. Du haut de la colline, à Hahashima, il voit les marins pousser à l'eau les dinghies et s'en aller à la rame sur l'eau claire du lagon, vers le SS Michigan mouillé au large de la passe.
L'île est un radeau paisible sur l'océan. Il n'entend plus que le bruit du vent dans les broussailles, dans les palmes, la rumeur de la mer sur le récif. Le soir, les oiseaux se rassemblent sur les roches noires à la pointe ouest de l'île. Le vacarme de la guerre les avait fait fuir, et maintenant ils sont de retour.
Anthony reste assis sur le rivage, sans bouger. Quand il a faim, il avance doucement en restant assis, de roche en roche. Les oiseaux le connaissent. Ils volent autour de lui en criant. Ils n'ont pas peur. Anthony est pareil à une vieille tortue maladroite, la tête rentrée entre les épaules, les jambes repliées. L'oiseau proteste quand Anthony prend l'œuf dans son nid et gobe le liquide épais, un peu salé. Parfois la femelle est si sûre d'elle que l'homme doit fouiller, passer sa main sous le ventre chaud. L'oiseau donne des coups de bec, juste quelques piques. L'oiseau est beau. Il a un œil noir qui brille sans tendresse, sans méchanceté. L'île est un monde clair, violent, non pas pour les hommes, un monde pour les oiseaux.
Parfois, à marée basse, Anthony marche sur le récif, pour pêcher des oursins, des coques. Il ne nage pas. Il plonge simplement son bras armé d'un fil de fer récupéré sur un blockhaus pour embrocher des oursins. Il casse leur carapace sur la plage, et il aspire avec sa bouche la chair couleur corail. Il boit l'eau de mer, puis il se rince avec l'eau des cocos.
En haut de la colline, il a trouvé des bassins d'eau saumâtre, frissonnante de mouches. Il baigne ses plaies, les blessures de la guerre et les furoncles causés par le sel.
Il dort dans le sable, à demi enterré, non loin des crabes. Lorsqu'il pleut, il se réfugie sous un abri de palmes. La nuit est froide, distante, silencieuse. Chaque nuit, avant de dormir, Anthony regarde les étoiles apparaître. Il lui semble que ses pupilles s'agrandissent, qu'elles laissent entrer en lui le fluide de l'espace.
Un jour, il découvre l'entrée d'une grotte au flanc de la colline. Dans la terre blanche envahie par les ipomées, il y a des corps desséchés, noircis. Ce sont des soldats morts pendant les bombardements. Leurs corps sont brûlés, cassés dans des postures grotesques. Les rats et les crabes ont mangé leurs visages, creusé leurs entrailles. Ce sont des ennemis, peut-être. Des hommes, rendus anonymes par la mort.
En s'aidant d'un tranchant de basalte, Anthony creuse la terre blanche, il ouvre une tranchée pour enterrer les corps. Il n'a mis aucune stèle, aucun bout de bois pour signaler la tombe. Dans quelques semaines, quelques mois, les lianes vont recouvrir la sépulture. Les soldats seront oubliés. Une liane rouge tresse une chevelure sur toute cette île. Anthony l'aime bien. C'est elle qui est vivante.
Parfois la solitude est trop grande. Anthony s'assoit à la pointe ouest, il regarde l'horizon. Jamais rien ne vient. Il pense à Alleece, à leur fils qui est né pendant son absence. Il parle la langue des oiseaux, il roule les r et roucoule, il fait claquer les consonnes, il geint, il gémit, il crie, Yaa ! Yaaak ! Éiiiio ! Éiiiah ! Et les oiseaux l'entourent et lui répondent.
Jadi est de retour dans l'île. Sous le ciel gris perle, face au soleil qui plonge dans la mer. Pour des jours, des nuits sans nombre. Les enfants sont là, Alleece aussi est venue, elle a le corps ferme de la jeunesse. Il entend sa voix, la voix des enfants. Ils sont revenus. Même les oiseaux sont de retour. Ils sont assis dans les fourrés, sur la plage. Anthony entend leurs voix qui appellent Les tout-petits, qui ont un piaillement si doux.
Anthony Martin est mort à l'aube, sans avoir repris connaissance. Il a cessé de respirer. Le caillot qui avait obstrué son cerveau a arrêté son cœur.
Hoatu s'est réveillée, elle a touché le vieil homme, elle a senti sa main froide comme aucune chose vivante. Elle n'a pas été étonnée. Depuis des jours, Jadi ne mangeait plus, ne buvait plus. Elle le langeait comme un petit enfant, elle le baignait avec l'eau des cocos.
La nouvelle a été connue de tout le monde très vite. Le soleil n'était pas encore tout à fait levé que déjà les femmes et les enfants venaient, à tour de rôle, regarder le Conseiller et baiser son visage.
Adhara était effondrée. Elle seule n'a pas osé approcher. C'était à cause de l'enfant qui s'était retourné dans son ventre, qui appuyait ses pieds sur son diaphragme pour sortir. Son poids l'empêchait de bouger. C'est la vie qui est lourde. La mort est légère, elle est pareille à du vent.
Christian, Oodham et Raphaël ont porté le corps de Jadi sur la plage, du côté sous le vent. La journée était belle, la mer lisse, bleu le lagon. La première vedette de touristes n'allait pas tarder. En général, ils n'accostent pas. Ils restent mouillés près de la grande barrière, pour plonger. Ou bien ils vont vers le phare, pour regarder le grand trou sombre au milieu du lagon, et les pêcheurs leur racontent mille sornettes sur le poisson géant qui y habite, ou sur le tunnel sous-marin qui communique avec une pyramide maya disparue dans un séisme. Les pêcheurs ont la marie-jeanne inventive.
Les hommes ont commencé à construire le bûcher. Jadi n'a jamais parlé de sa mort, ni de sa sépulture, mais chacun sait qu'il serait content de brûler sur cette plage et de s'envoler dans le vent de la mer.
Il repose sur le dos, les mains croisées sur son bas-ventre, les jambes bien droites. Son visage de vieux coureur des bois est tourné vers le ciel, les paupières fermées.
Chacun a apporté des noix de coco. Les coques séchées, vidées. C'est ainsi qu'à Campos on cuisait les briques d'argile, à l'intérieur d'une pyramide de cocos. Jadi est au centre du four. Pour étayer la pyramide, Hoatu et Yazzie ont disposé des bois flottés ramassés sur la plage. Les enfants ont bourré les interstices avec de la laine de coco.
Les plus grands s'activent, mais les petits courent autour du bûcher en riant. Jadi aimerait cela. Il a toujours dit que la mort n'était pas triste.
Quand la pyramide a été terminée, Christian a versé du pétrole sur la laine de coco. Il a mis le feu méthodiquement, aux quatre coins, comme pour une flambée joyeuse.
Au début, les cocos ne brûlent pas très bien, à cause du sel. Ils font une fumée blanche qu'on doit voir à vingt kilomètres, jusque dans le port de Belize. Après un moment, le brasier dégage une telle chaleur que tout le monde doit s'éloigner de la plage et se mettre au vent, en haut de la dune.
Les oiseaux, un instant inquiétés, sont revenus. Ils planent au-dessus du lagon, traversent la fumée, continuent à chercher leur nourriture. Seuls les moucherons sont indisposés. La plage sous le vent, c'est leur domaine. Ils tourbillonnent près du four, sans comprendre. Ils en oublient de piquer les enfants.
Le bûcher brûle tout le jour, jusqu'au soir. Sans bruit, sans flamme. Aucun touriste ne s'est approché, cela aura été le plus grand signe de respect que le Conseiller aura reçu dans sa vie.
À la nuit, le bûcher brûle encore, mais en une nappe de braises rouges auxquelles le vent arrache des étincelles. Demain, il faudra écarter les cendres, enterrer les os.
C'est une nuit sans lune, à regarder les chemins d'étoiles. Mais personne n'en a l'envie. Les enfants sont fatigués, brûlés par le soleil, enfiévrés par le brasier. Hoatu, Christian ont préparé un repas, du riz et un bouillon d'algues. Seul luxe, une grande boîte d'ananas en tranches.
Il ne reste de provisions que pour quatre ou cinq jours, une semaine tout au plus. Personne ne peut dire quand le bateau va revenir. Le Wee Wee a eu une avarie, c'est ce qu'a raconté le vieux Douglass lorsqu'il est venu apporter du ravitaillement et de l'eau douce la semaine passée. Ou bien c'est Mario qui a été saisi avec son bateau, pour cause de trafic de marie-jeanne. Raphaël dit que si le Laughing Bird ne se décide pas, il faudra faire du feu jusqu'à ce que la police vienne.
Après le repas, chacun a fait son nid dans la dune, dos au vent, pour passer la nuit. Raphaël regarde la braise étinceler dans le vent jusqu'à ce que ses yeux s'écorchent. Il ne pense à rien. Il ressent la chaleur du foyer sur son visage, sur ses mains. Il écoute les vagues qui tombent l'une après l'autre, comme naguère sur la plage de Manzanillo, venues du bout du monde.
Vers le milieu de la nuit, les fous se réveillent et se lancent dans la mer à l'aveuglette. Il entend les petits caqueter, et plus près, mais il ne sait où, le bruit d'une respiration qui ahane. Il comprend que c'est Hoatu et Christian qui font l'amour dans la dune.
C'était le début de la débandade.
Pour commencer, le Laughing Bird n'est jamais revenu. Le vieux Douglass a simplement oublié. Après trois semaines, les voyageurs sont devenus des naufragés. La tempête a soufflé sans discontinuer, après la mort du Conseiller. Des rafales de vent et de pluie qui ont transformé la mer en furie verte. Plus aucun bateau de plongée ne s'approchait, Adhara soufflait et souffrait sous son abri de feuilles. La naissance de l'enfant était imminente, Hoatu avait préparé l'arrivée du bébé en recueillant de l'eau de pluie dans les vaches à eau, et du linge propre. Elle affirmait qu'elle avait fait cela, jadis, quand elle était enfant, à Tahiti.
Puis les secours sont arrivés, une vedette montée par des gardes-côtes béliziens en costume kaki à l'anglaise. C'est Efrain qui a donné l'alerte depuis l'île d'Ambre.
À cause de la houle qui entrait dans le lagon, les policiers ont mouillé à distance raisonnable, et ils ont mis un dinghy à l'eau. Ils ont d'abord évacué Adhara et les enfants. Un peu plus tard après midi, une autre vedette un peu plus grande a recueilli le reste des voyageurs.
Le commandant s'est adressé à Hoatu.
« Vous ignorez que l'île est un parc national pour la préservation des fous à pattes rouges ? »
Hoatu ne répondait rien, alors il s'est tourné vers un des marins, et il a grommelé en créole, mais c'était parfaitement compréhensible : « Foutus touristes. »
Adhara et les enfants ont été internés à l'hôpital de Fort George. Les enfants souffraient juste de déshydratation et de diarrhée causée par l'eau saumâtre. Mais pour Adhara, c'était plus sérieux. Le bébé n'était pas bien placé. Il fallait une césarienne. Le chirurgien était un ancien militaire britannique, assez rouge, avec des favoris à l'ancienne. Quand la sage-femme a montré le bébé à Adhara, elle a pensé dans son état narcotique que c'était le fils du toubib, parce qu'il était aussi rouge et ridé que lui. Ensuite elle l'a couché sur sa poitrine, et il a commencé à téter goulûment.
« Comment il s'appellera ? » a demandé le chirurgien. Adhara n'a pas osé « Adam », alors elle a répondu « Primo », parce que c'était son premier enfant.
Efrain est venu le lendemain de la naissance, il a rempli les formulaires de l'état civil. Avec les jeunes de son groupe, il a décidé de rester dans le pays. Il voudrait monter un restau de palapa sur la plage, avec des hamacs pour les hippies de passage. Il s'est associé à un pêcheur de l'île d'Ambre, il pourrait acheter un bout de dune en fidéicommis avec Adhara. Chacun aurait sa part. Il a dit à Raphaël : « De l'or, là-bas. De l'or ! » Il a dit aussi, dans son elmen bancal : « Fini, plus courir pour Primo, o Pri-meiro. » Adhara a choisi de rester, de tenter l'aventure avec lui, suscitant la consternation générale.
Hoatu a décidé de repartir vers le nord, avec Christian et ce qui reste du peuple arc-en-ciel. Mara, Sheliak, Vega et ses filles, Hannah, Merced, Oodham et Yazzie qui se sont mariés officieusement sur l'île de la Demi-Lune. Qui sait jusqu'où ils iront ? La saison de la pêche a débuté dans la mer de Bering, il y aura du travail pour tout le monde dans les usines de conserves, aux îles Aléoutiennes. Christian dit que là-bas on peut habiter dans des maisons en bois sur la plage, on est au bout du monde, avec l'océan pour jardin. Ça sera une façon de réaliser le rêve du Conseiller.
Raphaël Zacharie n'est pas parti avec les autres. Quelque chose s'est défait en lui, sur l'île, à la mort de Jadi. Depuis une cabine longue distance, il a téléphoné chez lui, à Rivière-du-Loup. Il a appris que son père était sorti de prison, qu'il s'était désintoxiqué. Il a envie de revoir son pays natal, malgré les mauvais souvenirs. Il va lui aussi remonter vers le nord, mais par un autre chemin, en revenant sur ses pas, en car, en train, ou sur le pouce. Il travaillera en route. Il songe sérieusement à acheter un lot de jouets en plastique chez les Chinois pour les revendre sur les marchés. Noël approche, c'est le bon moment pour se faire un peu d'argent. Il pense aussi aux filles qu'il rencontrera le soir, sur les places des villes, sous les magnolias. Ça fait briller ses yeux. Il pense peut-être aux amitiés qu'il va nouer en cours de route. Tel ce Français, très brun, l'air naïf, qui lui ressemblait comme un grand frère et qui recueillait des échantillons de terre partout où il allait. Ce garçon, comment s'appelait-il ? Daniel, c'est cela, Daniel, se dit-il.
Dans le hall de l'hôtel Colonial, tout le monde est réuni pour la dernière soirée. Christian et Oodham sont allés à la gare réserver des places dans le car pour la frontière. Hoatu trône sur le fauteuil de bois noir où Jadi a passé ses derniers moments, avant d'aller mourir sur l'île. Elle est vêtue d'un paréo qu'elle a attaché entre ses cuisses à la mode maohie. Elle est dans sa pose préférée, le buste un peu alangui sur l'accoudoir, la jambe gauche repliée sous la cuisse opposée. Elle vient de se baigner, ses cheveux sont encore emmêlés. À travers le coton blanc de son T-shirt, ses bouts de sein font deux taches sombres. Elle sourit, l'air paisible et déterminé. Elle fait signe à Raphaël de s'asseoir à côté d'elle, à ses pieds. Elle sait qu'il vient lui dire adieu. Elle caresse ses cheveux, et il appuie sa tête contre sa cuisse. Il respire l'odeur de son corps, un parfum de savon et de peau acre qui le fait tressaillir. Il se souvient de la nuit sur la montagne caillouteuse au-dessus de Campos. Il y a si longtemps que c'est comme s'il l'avait rêvée.
Il ne veut pas se séparer d'elle. Hoatu lui parle doucement, à voix basse et grave. Ils sont seuls dans le hall de l'hôtel, tous les autres ont disparu. Elle parle de Jadi. « Il aurait dit la même chose, tu dois t'éloigner, vivre ta vie sans nous. » Sans toi, pense-t-il. Et elle répond : « Même si tu es loin, Pipichu, tu es avec moi, chaque jour, chaque seconde. » Il a envie de pleurer, mais elle dit encore : « Nous nous retrouverons. » II s'en souvient, c'étaient les paroles de Jadi, au moment où ils ont quitté Campos.
Le lendemain, de bonne heure, Hoatu donne le signal du départ. Elle a maintenu le décorum. Pour marcher jusqu'à la gare, elle s'est habillée avec sa longue robe blanche, elle a mis une fleur de tiare dans sa chevelure noire bien peignée. Elle a ôté ses sandales et elle marche pieds nus comme chez elle, à Raiatea. Le car les emmènera sur la route de l'Ouest, vers Belmopan, Benque Viejo, jusqu'au lac de Flores. Christian raconte aux enfants la grande forêt où se dressent les tours de Tikal, du haut desquelles les anciens Mayas scrutaient le ciel nocturne. Il leur parle aussi du fleuve Usumacinta, qu'il faudra franchir sur des radeaux si grands que les camions peuvent y flotter.
Il y a un parfum de légende. Tout le monde est impatient de partir, personne n'a vraiment dormi cette nuit. Malgré les défections, les enfants de Jadi ont rempli un car entier.