la Zone

Dahlia n'allait pas bien. Elle a fini par prendre le car pour Mexico, pour voir son fils. Il avait une maladie, paraît-il, rien de grave, un truc infantile du genre varicelle, scarlatine. Elle était décomposée. Un soir elle est allée à la gare routière, avec juste un petit sac de voyage. J'ai pensé qu'en réalité c'était Hector qui lui manquait, elle était toujours amoureuse de lui. J'ai pensé qu'elle partait pour de bon, qu'elle ne reviendrait jamais. L'air buté, tragique d'une alcoolique.

J'ai voulu l'accompagner à la gare, mais elle a refusé avec violence.

« C'est inutile, je peux y aller toute seule. » Elle m'a quitté sans un au revoir.

Le soir, j'ai erré dans la ville. Il faisait chaud et lourd, les éclairs dansaient au-dessus des volcans. Au sud de la place, passé la grand-rue, commençait un quartier à l'abandon. Des rues défoncées, des flaques d'eau boueuse assez profondes pour s'y noyer. Un quartier d'ivrognes, d'hommes seuls. J'ai marché le long de la voie ferrée, parce que c'était le seul chemin éclairé par des réverbères.

Après la gare du train à voie étroite qui transporte les cannes à sucre depuis Los Reyes — un tortillard poussif qui transporte aussi des voyageurs et qui met six heures pour atteindre son terminus à Yurecuaro — J'ai longé le quartier des Parachutistes qui se sont installés le long de la voie ferrée, identique à celui que j'ai vu le long des canaux, les seuls terrains que l'État met à la disposition des sans-logis. Puis un no man's land, à la sortie de la ville, et enfin une route pavée qui desservait autrefois l'hacienda Verdolaga. Je suivais toutes les indications données par Léon Saramago dans son projet de recherche.

Il s'était mis à pleuvoir brusquement, et cette longue rue éclairée par des lampes jaunes, avec ses flaques piquetées de gouttes, me faisait penser à l'histoire de Bardamu marchant dans le Paris de l'entre-deux-guerres. Je longeais un haut mur de briques hérissé de tessons, qui cachait les anciens jardins et les vergers. De loin en loin, une porte en fer peinte au minium portait en lettres maladroites le nom du jardin. Des noms ronflants pour un quartier si minable : Miramar, Paraíso, Jardín la California, Jardín Camélia, Salon de fiestas Leti, Pinocchio.

C'était le début de la nuit, on entendait déjà des relents de musique, les coups sourds des basses, l'accordéon. Les voitures circulaient à la queue leu leu, cahotant sur les pavés, zigzaguant pour éviter les énormes trous d'eau, leurs essuie-glaces en marche, vitres teintées, plaques d'immatriculation soulignées aux néons bleus, pare-brise et lunettes arrière ornés de petites lampes rouges et vertes. C'étaient les mêmes voitures, les mêmes SUV et quatre par quatre que Dahlia haïssait tant, quand ils tournaient le soir autour de la place centrale.

J'avançais le long du mur de briques, je passais devant les jardins, et je ne savais pas pourquoi mon cœur cognait si fort. Une impression de solitude, et ces jardins interdits, de l'autre côté de la muraille de briques, et les tessons de verre qui accrochaient les gouttes de pluie et la lumière des lampadaires.

À l'entrée du jardin Atlas, un homme attendait, debout sous la pluie, son chapeau de paille protégé par un étui en plastique transparent, les mains dans les poches de son blouson. Un homme d'une soixantaine d'années, ventripotent, son visage barré par une épaisse moustache grise. J'ai pensé aux Dorados de Villa, ou aux soldats cristeros, d'ailleurs j'ai vu un revolver dans son étui accroché à sa ceinture. Derrière lui, dans une guérite, un fusil antique était appuyé contre le mur.

Je me suis arrêté pour lui parler. Je lui ai offert une cigarette. Il s'appelait Don Santiago. Je lui ai parlé de Lili, « Lili ? Ou bien Liliana ? ». Il me regardait sans sympathie excessive. « Peut-être Liliana. » Je ne voulais pas avoir l'air trop insistant. Santiago tirait sur sa cigarette. Il avait des mains épaisses de paysan, des ongles cassés cernés de noir. J'imaginais que le bourreau du général Cardenas pouvait lui ressembler.

« Elle travaille ici ? » Santiago avait l'air de réfléchir. Il regardait droit devant lui, la fumée de sa cigarette faisait cligner ses yeux étroits. « Liliana, vous avez dit ? » Il a secoué la tête : « Non, je ne connais personne de ce nom ici. Peut-être un peu plus loin. » Il continuait à faire semblant de réfléchir. J'ai trouvé qu'il jouait bien la comédie. « Mais on vous a dit qu'elle était ici ? » Je n'allais pas lui parler de Garci Lazaro et de l'Emporio. Je lui ai demandé l'autorisation d'entrer dans le jardin. Il m'a fait un petit signe, comme si ça allait de soi. « C'est libre, si vous avez l'âge d'entrer. » Même quand il plaisantait, Santiago ne se déridait pas. « Juste un moment », ai je dit.

« Allez-y, un moment, ou toute la nuit Mais il n'y aura plus d'alcool après minuit, demain c'est dimanche. » J'ai dit : « La loi sèche, c'est vrai ? » Il a encore dit : « Mais vous ne trouverez pas de Lili, ou de Liliana ici. » Il s'est détourné, il a continué à regarder la pluie tomber et les voitures rouler et tanguer sur la route, avec leurs phares allumés.

Le jardin Atlas était un ancien verger planté de goyaviers et de manguiers centenaires, qui parlait du charme de la Vallée du temps où la vie était paisible, où la ville était entourée de propriétés rurales. Au fond, sur la gauche, se trouvait une ancienne maison de campagne, avec des arcades en briques chaulées, et un grand toit de tuiles canal en mauvais état dont on avait bouché les trous avec des pans de tôle ondulée.

Sous la varangue éclairée par des néons, un comptoir en jonc faisait office de bar. Certains soirs, quand il ne pleuvait pas, un orchestre devait venir jouer dans le jardin, sur une sorte de socle en ciment, des boléros et des cumbias, avec accordéon, requinta, guitarrón. Mais ce soir-là la musique provenait d'une sono surpuissante posée à même le carrelage de la terrasse. Cela diffusait une musique triste, nasillarde, violente, qui faisait vibrer le sol sous mes pieds.

Le jardin était quasiment vide. Juste un couple d'ivrognes assis sous la pluie dans des fauteuils en plastique, près d'un manguier, les pieds dans la boue. Le jardin était baigné par une lumière bleutée diffusée par un spot qui fumait sous les gouttes.

Sous la varangue, des filles étaient assises sur les chaises en plastique, en train de boire avec des hommes. Un grand coffre frigorifique était installé à côté du bar, et puisqu'il n'y avait personne, je me suis servi moi-même une canette de Tecate. Un peu plus tard, un type sans âge, vêtu d'un blouson de mécano, est venu chercher l'argent. Pour des boissons plus consistantes, il fallait s'adresser à la cuisine, à l'autre bout de la terrasse, à côté d'un ancien lavoir.

L'intérieur de la maison était peint en vert. Le seul élément décoratif se trouvait dans le salon, un plafond de tejamanil, des lattes de mezquite tressées en chevrons entre les poutres. Tout le reste dégageait une impression de crasse et de mélancolie, l'ennui sans fin d'une nuit du samedi au dimanche, quand on attend quelque chose dont on sait que ça n'arrivera jamais.

Au bout de la terrasse, près du boom-box qui braillait, les filles étaient assises en rang d'oignons sur les chaises en plastique. Quand j'étais entré, elles m'avaient regardé, puis elles s'étaient détournées avec indifférence. C'étaient des filles assez jeunes, plutôt laides. Habillées d'un gilet qui boudinait leur poitrine, et d'une mini-jupe en synthétique, certaines avaient leurs jambes lacées dans des sortes de Spartiates à hauts talons, d'autres étaient simplement chaussées de sneakers blancs. Je n'ai pas osé demander si l'une d'entre elles avait entendu parler de Lili. Pour elles je n'étais qu'un promeneur, quelqu'un dont elles ne pouvaient pas attendre grand-chose.

Elles riaient un peu, elles buvaient leurs cubitas, elles fumaient leurs cigarettes. La lueur bleue du spot se réverbérait sur les murs, sur le carrelage du sol, donnait à leurs visages une expression fantomatique. Elles avaient des bouches trop grandes, trop rouges, leurs orbites étaient des taches sombres, montraient la forme des crânes. Mais elles avaient de beaux cheveux d'Indiennes, lourds et noirs, retenus par des peignes en plastique qui imitaient très bien la nacre.

Le boom-box jouait en continu, enchaînant cumbia sur cumbia, sans que les filles semblent l'écouter. Seuls les deux poivrots s'étaient mis à danser sous la pluie, piétinant l'herbe du jardin, pareils à deux ours dressés.

Je suis allé m'asseoir sur une chaise en plastique, sous la varangue, pour boire une autre bière. L'homme au blouson m'a dit quelque chose, mais je n'ai pas compris. Je suis retourné parler encore un peu avec Santiago, qui s'était mis à l'abri sous les arcades. Je lui ai offert une canette de bière, et il est devenu un peu plus bavard. « Ici, c'était une caserne au temps de la révolution. » Comme il voyait que j'avais l'air intéressé, il a continué. « Un soir les révolutionnaires ont attaqué, ils ont tué tout le monde. C'est ainsi que c'est devenu un salon de fêtes. » Il m'a montré une balle. « Vous voyez ? C'est du trente-trente, c'est le calibre qu'utilisaient les rebelles, les cristeros. » Il a mis la balle dans ma main. Elle était lourde, froide, je me demandais si elle avait tué quelqu'un. « Je l'ai enlevée du mur, du côté de la rue. » Il a répété, comme si ça s'était passé hier : « Ils ont tué tout le monde, jusqu'au dernier. On les a enterrés quelque part, dans un champ. »

Un peu plus tard, autour de minuit, une fille est venue me chercher pour danser. Peut-être que c'est Santiago qui lui avait dit de s'occuper un peu de moi. Elle était grande, bien cambrée, avec un visage indifférent. Pour danser le boléro, je la tenais par la taille, je sentais sous mes doigts le tissu empesé de son corsage. Nos jambes se cognaient un peu. Je respirais l'odeur de sa peau, mêlée à son parfum, à la crème blanchissante qu'elle avait passée sur son visage. Nous avons dansé jusqu'au bout du boléro, et sommes allés nous asseoir un peu plus loin sous la varangue. Je lui ai acheté une bière qu'elle a bue en s'essuyant la bouche du revers de la main.

« Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu es touriste ou tu fais des affaires ? » Elle a pris une cigarette dans le paquet que je lui tendais, elle l'a tenue entre ses dents. Elle avait une bouche démesurée. Il lui manquait une incisive, ce qui lui donnait l'air un peu simplet. Elle n'était pas laide, mais ses yeux cernés accusaient la fatigue. J'ai pensé qu'elle pouvait avoir vingt ans tout au plus. Son corps était prématurément alourdi par les maternités successives ou les avortements. J'ai pensé qu'elle pouvait ressembler à Lili. Sans espérer vraiment, je lui ai dit ce nom. Elle m'a regardé avec colère. « Pourquoi tu veux savoir mon foutu nom ? Tu as besoin de connaître mon nom pour me foutre dedans ? » (Je traduis de l'espagnol, mais c'était plus grossier.) Nous sommes restés encore un peu à boire et à fumer, puis elle m'a pris par la main et elle m'a emmené à l'intérieur de la maison, dans une alcôve séparée du bar par un simple rideau. Il y avait un lit de fer, une chaise en plastique semblable à celles de la terrasse. Les murs étaient tachés, le plafond en toile déchiré par endroits. Elle s'est déshabillée rapidement, en posant ses habits sur la chaise. Elle avait un corps massif, des seins lourds aux aréoles très noires, mais un ventre plat et lisse. Son pubis était entièrement rasé, sans doute à cause des poux. Sur le lit, elle avait placé un objet bizarre, vert fluo, et tout à coup j'ai compris que c'était un préservatif. Ça ressemblait plutôt à un accessoire pour extra-terrestre.

J'avais mal au cœur, la tête qui tournait « Excuse-moi », ai-je balbutié.

Elle n'a pas eu l'air étonnée. Elle a pris les billets, elle s'est rhabillée. Elle a même eu un sourire. Quand je suis sorti de la chambre, je titubais un peu, elle m'a accompagné jusqu'au bar. Les autres filles ont crié quelque chose, elles se sont mises à rire. Je ne pouvais pas rester, d'ailleurs minuit était passé et il n'y avait plus d'alcool. La fille m'a pris par le bras, elle m'a conduit jusqu'à la porte du jardin. Santiago m'a regardé sortir sans rien dire.


Ma conférence eut lieu lors d'une soirée miraculeusement épargnée par la pluie. Thomas Moises m'attendait à l'entrée de l'Emporio. Quand je suis arrivé il était ému au point de me donner l'accolade. Il m'a montré l'affiche placardée à côté de la porte. Sur un fond de champs et de volcans, le titre était écrit en larges lettres blanches :

PEDOLOGÍA
El retrato de la tierra

Le sous-titre un peu dramatique, « portrait de la terre », était une suggestion de Menendez. Il avait le souci de ne pas effrayer le public déjà mince des soirées du vendredi.

Les gens arrivaient. Des chercheurs de l'équipe, des historiens, sociologues, le naguatlato Uacus. Mais pas trace d'un anthropologue. Le sujet de la causerie avait dû leur paraître bien mince, ou il les confortait dans l'idée que la géographie était une discipline inutile.

Peu à peu la cour intérieure de l'Emporio s'est remplie. Les chaises formaient un demi-cercle, en face de ma table. C'était un public convenu. Des femmes de la bourgeoisie de la Vallée, que Menendez saluait avec galanterie. Des messieurs en guayaberas, notaires, médecins, employés de banque. Le « portrait de la terre » les avait attirés, car ils étaient tous issus de cette terre, fils, petits-fils de paysans, ex-paysans souvent eux-mêmes. Ils avaient été nourris par cette terre, ils en avaient tiré leurs certitudes et leur pouvoir.

Étaient là aussi quelques ouvriers agricoles, petits fermiers, venus à la ville pour une transaction, ou pour se délasser, et qui étaient entrés par curiosité, ou parce qu'ils n'avaient rien de mieux à faire.

Menendez était exalté. « Tout ce monde, vous voyez, c'est la première fois que l'Emporio reçoit tant de monde, c'est un succès. » Il s'est penché à ma table, feignant d'arranger la carafe d'eau et le verre. « Regardez, au fond, un peu à droite, c'est Aranzas, avec sa femme et sa fille. » Il chuchotait, comme s'il livrait un secret. « Don Aldaberto Aranzas, c'est lui qui possède toutes les terres et les plantations d'avocatiers à l'ouest de la Vallée, jusqu'à Ario. Un homme important, il finance la revue La Jornada, c'est un de nos principaux soutiens. » En scrutant l'ombre au fond du patio, j'ai aperçu un homme maigre, sec, vêtu de gris, son visage gris également, dégarni au sommet du crâne. Deux femmes étaient assises de chaque côté, assez jolies et fraîches. Malgré la présence de sa famille à ses côtés, je lui ai trouvé l'air sinistre d'un gangster de cinéma.


J'ai fait le portrait de la terre.

J'ai parlé de cette Vallée, comme si c'était le lieu le plus important du monde. La poussée des volcans, les coulées de lave, les pluies de cendres pendant des siècles. La place de ce terrain, dans la classification des sols, entre latérite, steppe, sol éolien, toundra. La découverte du géographe russe Dokoutchaïev, son idée de faire le portrait d'une terre toujours en mouvement. Les glissements, les glaciations, le ruissellement des eaux, et au fond de la Vallée, ce creux qui recueillait l'humus des graminées, qui favorisait la fermentation et l'imprégnation des bactéries.

Mes mots résonnaient dans le patio de l'Emporio comme les mots d'une poésie. Les noms scientifiques que j'écorchais dans ma prononciation barbare, dans mes traductions approximatives. Je parlais du chernozem riche, qui contient plus de dix pour cent d'humus, et de l'autre extrême, la steppe et la forêt basse stériles de l'Asie centrale. Je parlais des sols lourds, gélatineux, couleur d'encre noire, mélanges de lœss et d'humus, jusqu'à plus d'un mètre de profondeur. J'ai dit qu'ils étaient noirs comme devait l'être la terre du jardin d'Éden. J'ai dit les vrais noms de la terre d'Éden, les noms qui résonnaient dans la cour de l'Emporio : Chernozem, Kastanozem, Phaeozem.

Je sentais monter en moi l'ivresse (je reconnais que j'avais bu plusieurs cubitas avant mon entrée en scène).Je ne pouvais pas détacher mon regard des visages tournés vers moi, ces visages impénétrables, impassibles, aux yeux cachés par l'ombre des orbites, il me semblait qu'il en allait de ma vie, de ma destinée, que je devais maintenir ces esprits sous mon empire, les empêcher de se détacher, de s'oublier, empêcher ces regards de se libérer du mien, ne fut-ce qu'une seule seconde. Je ne parlais plus d'humus, de potasse, de nitrate, ni même de ce qui faisait que la terre de cette Vallée produisait deux récoltes par an, ni de l'argent que les propriétaires en retiraient, les trésors géologiques qui se transformaient en dollars dans leurs comptes en banque.

Je parlais de la naissance de leur pays, des volcans qui avaient vomi leur lave et leur cendre, ces volcans pareils à des dieux, le Nevado de Colima, le Tancitaro, le Patamban, le Xanoato Jucatzio, qui avaient recouvert de leur sang les vallées et les plaines jusqu'à l'océan, les calderas, les plu tons, les cônes de cendre qui émergeaient de cette lave, les doubles sources d'eau bouillante et d'eau glacée qui jaillissaient, les geysers qui puisaient leurs jets de soufre à Ixtlan, je parlais de la grande faille qui cassait le continent et par laquelle coulait le fleuve Tepalcatepec, des tremblements de terre sous la mer, au large de Lázaro-Cárdenas, et des orages magnétiques.

Je leur parlais de la lente descente des glaciers, depuis le Wisconsin au nord des États-Unis, depuis le Saskatchewan au Canada, et qui avaient enserré les volcans après leur mort, et avaient broyé leurs arêtes en une fine poudre noire qui était entrée profondément à l'intérieur de la terre. Puis de la grande forêt de mélèzes et de pins, une forêt si épaisse que les rayons du soleil ne parvenaient pas jusqu'au sol.

Et c'était l'époque où les premiers hommes et les premières femmes étaient arrivés dans cette Vallée, non pas des hommes et des femmes comme ceux d'aujourd'hui, mais des hommes et des femmes comme des cerfs et des biches, comme des loups et des louves, qui dormaient le jour et marchaient la nuit, suivaient les pistes en goûtant les feuilles et en léchant les pierres, qui portaient dans un nid de branches leur dieu en feu, qui voyaient leurs ancêtres dans les rochers et dans l'eau des lacs, dans les grottes au flanc des montagnes, sur le volcan Curutaran, où ils avaient tracé leurs signes à la craie sur la pierre noire. Et quand les glaciers s'étaient retirés vers le nord, les forêts s'étaient embrasées sous la foudre et les flammèches des volcans, avaient brûlé pendant des siècles, la cendre s'était élevée dans le ciel et avait obscurci le soleil. Et sur cette terre brûlée les herbes poussaient librement, et avec elles venaient les troupeaux de buffles et de chevaux sauvages, les antilopes et les paresseux géants, les lions et les éléphants, et les hommes vivaient accrochés aux falaises brûlées, ils dessinaient sur leur corps et sur les rochers les chemins d'étoiles, les scolopendres, les oiseaux tonnerre.

J'ai parlé de ces siècles sans nombre pendant lesquels la Vallée et les plaines alentour formaient un océan de bromes sur lequel le vent polaire soufflait chaque hiver, sur lequel la pluie ruisselait chaque été, et le ciel noir jetait ses trombes, et les lacs apparaissaient, brillaient au soleil tels des miroirs d'argent, puis s'effaçaient, et la vie naissait dans ces eaux noires, entre les racines, imprégnait la terre de bactéries et de spores.

J'ai parlé de l'évapotranspiration, de la rhizosphère, des dépôts minéraux, fer, potasse, nitrate, et du mor, cet humus brut qui pénètre au fond des sols. J'ai parlé du corridor sombre qui parcourt le continent américain du nord au sud, de la terre grise boréale canadienne, de la steppe noire, des rocs rouges de fer jusqu'au sierozem clair du désert californien. Et c'est ce corridor que les hommes et les femmes empruntaient, voilà dix mille ans, en se nourrissant des herbes et des racines, en prélevant leur part sur les carcasses des grands ruminants. Et c'est au long de ce corridor qu'ils inventaient les plantes qui nourrissent le monde aujourd'hui, le maïs, la tomate, le haricot, la courge, la patate douce et la chayote. Ils les semaient et elles avançaient avec eux sur la route de cette terre noire, jusqu'à cette Vallée. Et un jour, après des milliers d'années, des guerres et des conquêtes, des meurtres et des famines, ils avaient semé une herbe nouvelle qui portait des fruits rouges et acides, venue de Chine et de France et d'Allemagne, cette herbe qui mange les doigts des enfants et qui mange la terre sans laisser la place à rien d'autre.

J'ai dit lentement les noms des variétés de fraisiers, ceux pour la plantation, ceux pour les usines de congélation, ceux pour les fabricants de confitures :


Est-ce que les habitants de la Vallée sont sensibles à la beauté des noms ? Ont-ils appelé ainsi leurs filles, en mémoire de toutes celles qui se hâtent à l'aube pour remplir les cartons ?

J'ai dit les noms des usines de congélation, pour lesquelles la moitié de la population de la Vallée travaille, depuis les jeunes enfants qui font la cueillette jusqu'aux femmes âgées qui emballent les fruits dans des poches en plastique. Et ces noms, dans la cour de l'Emporio, résonnaient en une litanie accusatrice et monotone, ils se substituaient aux noms que je ne pouvais pas prononcer, les noms des propriétaires terriens et des agents commerciaux qui puisaient leur or dans la terre noire, dans la sueur des péons, dans la douleur des petits doigts des enfants que l'acide des fraises ronge jusqu'au sang, jusqu'à faire tomber leurs ongles.

Je me suis arrêté un instant. L'assistance était figée, suspendue à mes paroles. Les visages, les yeux étaient tournés vers moi. Juste quelques secondes, le temps d'entendre le glouglou de la fontaine électrique au milieu du patio (une idée de Menendez pour faire « colonial »), et passant par-dessus les murs et les toits, le grondement des quatre par quatre et des SUV qui continuaient leur ronde autour de la place centrale. Le temps de penser à Lili, prisonnière quelque part dans la Zone, le temps d'imaginer entendre les battements lourds de la sono dans les jardins interdits.

Quand j'ai repris la parole, j'avais la voix plus basse, un peu enrouée. De fatigue, d'émotion, et je sentais trembler mes mains qui tenaient les feuilles de papier de mon discours. Sans m'arrêter presque, sans respirer, j'ai lu jusqu'à la fin :

« Mesdames et messieurs, la terre est notre peau. Comme notre peau, elle change, elle vieillit, elle s'affine ou s'endurcit selon les traitements qu'elle reçoit, elle se craquelle, elle se blesse. Cette terre, la terre noire du jardin d'Eden que vous avez reçue en héritage, vous qui êtes nés dans la Vallée, ou les immigrants venus d'ailleurs, cette terre sur laquelle vous vous êtes arrêtés, dont vous vous nourrissez, qui vous enserre, ne croyez pas qu'elle soit éternelle. La terre noire, le chernozem sont éphémères, leur richesse ne dure qu'un instant. Il a fallu des milliers de siècles pour la fabriquer, pour la recueillir au creux de cette Vallée. Il existe dans le monde d'autres endroits identiques à celui-ci, en Ukraine — le pays qui a donné son nom au chernozem. En Russie près de l'Oural, en Amérique du Nord dans les États de l'Idaho et du Wisconsin. Dans chacun de ces endroits, la fabrication a suivi le même procédé : il a fallu d'abord ces forêts impénétrables, incendiées, détruites jusqu'aux souches, puis les herbages, la poussière des volcans, et la longue sécheresse qui fait pénétrer les minéraux. Aujourd'hui, quand vous regardez cette Vallée, que voyez-vous ? La terre noire est recouverte par des maisons, des rues, des centres commerciaux, et les nouveaux quartiers de la ville rejettent chaque jour des eaux-vannes, des nitrates, du phosphore que cette terre n'a plus le temps de dissoudre.

« Le sol est le “nœud” de l'écosphère, mesdames et messieurs, le sol sur lequel vous marchez, duquel vous mangez, le sol est votre peau, votre vie. Si vous ne le traitez pas bien, vous le perdrez, car un sol dégradé ne se récupère pas. Quand il est détruit, il faut des milliers d'années pour que la terre en invente un nouveau.

« Protégez votre peau, mesdames et messieurs, respectez-la, aérez-la, drainez-la, interdisez l'usage des engrais excessifs, construisez des réservoirs pour l'abreuver, des talus pour la consolider, plantez des arbres aux racines profondes, interdisez de construire et de goudronner, détournez les eaux noires vers des bassins de décantation. « J'ai fait pour vous, avec mes mots, le portrait de votre Vallée et de sa terre fertile, depuis son émergence de la forêt jusqu'aujourd'hui, à l'ère de la monoculture intensive. En le faisant, il me semblait que je peignais pour vous le corps d'une femme, un corps vivant à la peau sombre, imprégné de la chaleur des volcans et de la tendresse des pluies, un corps de femme indienne plein de force et de jeunesse. Prenez garde à ce que ce corps de femme si beau et si généreux ne devienne, du fait de votre âpreté au gain ou de votre inconscience, le corps desséché et stérile d'une vieille à la peau grise, décharnée, vouée à la mort prochaine. »


Je me suis arrêté, j'ai refermé mon classeur. Un silence profond a suivi mes paroles. C'est Don Thomas qui, pour rompre la gêne, a donné le signal des applaudissements. Je cherchais des yeux Dahlia, mais elle avait dû quitter discrètement le patio pour aller fumer une cigarette dans la rue. L'écologie l'exaspérait.

Dans le brouhaha qui a suivi, j'ai regardé le lent mouvement de retrait de Don Aldaberto Aranzas. Il s'est levé, très raide dans son costume gris. Peut-être a-t-il passé la main sur son crâne dégarni en signe de perplexité. A sa suite, serrées l'une contre l'autre, sa femme et sa fille ont marché vers la sortie. Elles avaient l'air fragile, humain. J'aurais aimé qu'elles se retournent, qu'elles me regardent, même un simple coup d'oeil, pour me dire qu'elles m'avaient écouté.

Le reste de l'assistance a fini de s'écouler, dans un mouvement un peu mécanique. Menendez est venu vers moi, il m'a serré les mains avec une chaleur un peu excessive. « Magnifique, fantastique, poétique I » Il a ajouté, sur un ton où perçait une vague inquiétude : « Il faudra attendre la réaction de La Jornada. » Thomas Moises avait les yeux plissés de contentement. Il a conclu d'un air de fausse bonhomie : « Maintenant, nous savons tous ce que c'est que la pédologie. »

Dans la rue, j'ai vu Raphaël. Il avait écouté mon discours, de la porte de l'Emporio, sans oser entrer. Il a touché le bout de mes doigts, il m'a dit : « J'ai presque tout compris. »

Je lui ai demandé : « Qu'est-ce que tu en penses ? » Comme s'il était un curieux, ou un banal interlocuteur. Il a souri. « Je crois que tu as raison. Mais tu as manqué un peu de simplicité. » J'étais assez vaniteux en effet, car j'ai pensé à la phrase de Mozart à propos de ses concerti. Raphaël a vu Dahlia qui m'attendait sur le trottoir. Il m'a dit : « Je te parlerai bientôt. Je vais t'écrire mon histoire, j'ai acheté du papier et un crayon. » Je n'ai pas eu le temps de lui dire merci ni au revoir, il est parti sans se retourner. Je crois que c'est ce soir-là que j'ai pensé pour la première fois à Ourania, au pays que j'avais inventé dans mon enfance.

Le lendemain, de bonne heure, je me suis décidé à aller jusqu'à

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