ils sont le peuple arc-en-ciel. Ils roulent vers le sud, dans leurs camions, leurs autocars. Chaque jour, à l'aube, ils repartent. Ils voyagent par petits groupes, pour ne pas attirer l'attention de la police. Ils voyagent par des itinéraires différents.
Les premiers, avec à leur tête Hoatu, et Hannah, la mère des jumelles, ont pris la voie courte, par la route défoncée de La Piedad, puis l'autoroute par Salamanca, Querétaro, ils ont couché le soir même à Mexico. Les autres, Sheliak, Marhoata, et Véga qui ne trouvera son berger Altaïr que dans un songe d'une nuit d'été, ont voyagé dans les cars de deuxième classe, par Zacapú, Morelia, et le lendemain à travers la montagne, par Zitácuaro, Toluca. Les derniers partis, avec Oodham, Yazzie et Mara, vont dans le camion qui transporte le matériel et les provisions, ils sont descendus par les Terres chaudes, Nueva Italia, Playa Azul, vers Acapulco, Pinotepa Nacional, jusqu'à Tehuantepec et ils s'arrêteront à la baie de la Ventosa.
Ils sont séparés. Ils ne savent rien les uns des autres. Ils ignorent où ils se retrouveront.
Avant le départ, le Conseiller a vidé tous les comptes qu'il avait ouverts dans les banques de la Vallée : Banamex, Bancomer, Bancorural, Bancafresa, Banca Serfïn et Banco Chonguero. Campos ne vivait pas seulement de la fabrique de fromages et de la contemplation des étoiles. Anthony Martin, le Conseiller, savait ce qu'il faisait Les années passées à travailler pour un agent d'assurances en Oklahoma l'avaient préparé. Il a placé les économies des habitants de Campos dans des comptes à quatre cents pour cent, qui compensaient largement l'inflation. Pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté ni de tentation, il avait inscrit tous les comptes sous un triple nom, le sien et ceux de deux membres, la clef ne pouvait ouvrir la caisse qu'avec le consentement des trois signataires.
Quand il a déchiffré les signes qui annonçaient la chute, le Conseiller a fait la tournée des banques pour transformer l'argent en dollars. Muni de son passeport gringo et de l'autorisation écrite de la Secretaria de Relaciones exteriores (Campos a été enregistré dès le début comme « ferme expérimentale »), le Conseiller a contourné tous les obstacles. Il s'est occupé des passeports, des visas, sauf pour Efrain qui voyage sans papiers.
La conversion en dollars était un détail. Les planteurs ont créé un pactole en dollars qui irrigue toute la Vallée. Chaque vendredi, avant midi, il faut les voir faire la queue devant les bureaux de change des banques, vêtus de leurs guayaberas roses et coiffés de leurs chapeaux à pompons, flanqués de leurs femmes et de leurs enfants. Puis remplir leurs cartables de la précieuse manne verte qu'ils iront pendant le week-end échanger à Miami contre des habits chic, des gadgets électroniques coûteux ou des implants dentaires. Toutes activités qui font naître assurément un sourire de dédain sur le visage des héritiers des haciendas.
Le Conseiller a réparti la petite fortune de Campos en parts. En fin connaisseur de l'âme humaine, il a distribué les parts les plus importantes aux femmes, parce qu'il sait qu'elles n'iront pas tout dépenser en quelques jours. Le seul qui n'ait eu droit à rien, c'est Efrain, celui que le Conseiller appelle The Estranged One, l'Égaré. Il ne croit pas à sa sincérité. Adhara a reçu en revanche une double part, une pour elle et une pour l'enfant qui grandit dans son ventre. Jadi sait qu'Efrain est le père, et qu'il ne s'occupera pas de l'enfant. Marikua et Sangor ont eu leur part, même s'ils restent dans la région. Marikua n'a pas de passeport, elle va retourner dans son village de montagne pour y créer une coopérative féminine d'élevage de champignons de Paris. Sangor a décidé de l'accompagner, il reprendra sans doute ses activités paramédicales dans un dispensaire. Ils ont décidé de se marier, après toutes ces années.
C'est ainsi que tout a commencé. Car, selon ce qu'a dit le Conseiller, cette date ne marque pas la fin du peuple arc-en-ciel, mais le début d'une nouvelle vie. La méchanceté, la cupidité et la bêtise les chassent de Campos, mais leur donnent la chance de trouver un autre domaine. C'est ce qu'il leur a dit, la veille du départ, en donnant à chacun ses dollars et le morceau du ciel qui lui revient. De son père français, le Conseiller avait hérité le sens de la mise en scène. Et de sa mère choctaw, il possédait l'humour impassible, la petite étincelle qui s'allume dans ses iris noirs.
Il a regardé le peuple de Campos s'échapper par vagues, à la manière des étourneaux.
Raphaël est resté avec Jadi. Il n'a pas suivi Oodham ni Hoatu. Christian et lui ont regroupé le bétail pour le vendre aux fermiers d'Ario. Il a distribué ce qui ne se vendait pas, les poules et les dindons, la récolte de mangues créoles, les cannes mûres, les épis de maïs. Ils ont procédé à cette distribution au nez et à la barbe de Trigo, qui affirmait que le domaine devait être restitué « dans l'état », c'est-à-dire avec tout ce qu'il contenait. Le notaire a quand même réussi à faire enlever par ses sbires quelques meubles, dont la petite chaise en bois sur laquelle Marikua s'asseyait le soir pour faire de la broderie.
Le soir même du départ, les Parachutistes et leurs enfants sont entrés dans Campos, pour piller ce qui restait. Ils se sont installés dans les « Maisons du ciel ». Jadi, Christian et Raphaël se sont réfugiés dans la tour d'observation.
Raphaël était hors de lui, mais le vieil homme ne paraissait ressentir aucune amertume. « Nous partons et eux arrivent, c'est ainsi que cela doit se passer. »
Croyait-il vraiment que Don Aldaberto Aranzas avait monté cette opération avec l'appui de La Jornada et des notables pour héberger des pouilleux ? Raphaël a haussé les épaules. Il lui tardait que la nuit se termine pour monter dans le premier car pour le Sud. Il a fini par se coucher par terre, la tête sur son sac, enveloppé dans son blouson pour ne pas sentir le froid, et Jadi a veillé sur son sommeil, comme la première nuit, quand il avait débarqué à Campos avec son père.
Ils se sont retrouvés à Palenque. C'est Efrain Corvo qui a donné le signal. Il est parvenu à faire passer le message aux voyageurs. Il laissait des mots dans les hôtels autour de la gare routière, le long de la route, à Veracruz, à Coatzacoalcos, à Villahermosa… Raphaël et Jadi ont retrouvé Hoatu et son groupe à Ciudad del Carmen. Hoatu était pâle et fatiguée. Elle avait pris froid sur le bac, par une rivière houleuse, sous le vent salé d'embruns. Très vite son rhume s'est transformé en pneumonie, elle disait qu'elle n'irait pas plus loin. Raphaël et Christian ont dû la porter jusqu'à la route, ils ont arrêté une voiture qui les a conduits jusqu'à Champotón, puis ils ont continué en car jusqu'à Campeche.
Ils se sont installés dans un hôtel minable, une grande chambre en demi-sous-sol, séparée du bar par un simple panneau de contreplaqué. Hoatu partageait la pièce avec Adhara et son gros ventre, les deux filleules de Jadi, Yazzie et Mara. Pour gagner un peu d'argent, Christian et Raphaël ont travaillé pendant la fin de la semaine au bar. Un médecin est venu ausculter Hoatu, et lui a vendu des capsules d'antibiotiques. Le dimanche soir, ils ont reçu un premier message, par un chauffeur routier qui s'est arrêté au bar : Votre ami brésilien vous attend à Palenque. L'homme regardait Hoatu d'un drôle d'air, cette belle fille enveloppée dans son châle, les cheveux emmêlés, les yeux brillants de fièvre. Christian avait peur qu'il ne parle à la police, et le lendemain soir toute la bande a pris le train pour revenir en arrière vers Palenque, À l'aube, ils sont descendus en rase campagne, et ils ont marché sur la route vers le village, Hoatu vacillante, les mains appuyées sur sa poitrine. Le soleil s'est levé, il s'est mis à faire une chaleur étouffante. Un peu avant d'arriver au village, ils se sont arrêtés à l'ombre d'un grand arbre pour que Hoatu se repose. Elle transpirait beaucoup. Elle refusait de passer une autre nuit dans un hôtel aussi minable que celui où ils avaient séjourné à Campeche. Elle disait qu'elle se sentait mieux. Elle voulait rejoindre le groupe près des ruines, dormir dehors. Elle a envoyé Christian aux nouvelles. Raphaël et Jadi sont restés avec les filles. Hoatu était allongée par terre, la tête contre un sac, au pied de l'arbre.
Vers la fin de l'après-midi, Christian est revenu. Il apportait des sodas, des empanadas, quelques mangues jaunes. Il avait retrouvé les voyageurs. Efrain Corvo avait négocié avec un fermier le droit de passer quelques nuits dans sa grange. On pouvait acheter des œufs, du lait, des biscuits dans les boutiques du village. Il y avait même un puits d'eau fraîche à côté de la grange.
Le soleil était près de l'horizon quand la petite troupe s'est remise en marche. A un moment, en s'éloignant du village, ils ont vu au-dessus des grands arbres vert sombre émerger les sommets des temples encore éclairés par le crépuscule, couleur de rose. Il y avait une haute tour en ruine, et Raphaël a pensé que ça ressemblait à Campos. Hoatu ne regardait rien. Elle marchait penchée en avant, les lèvres serrées, elle luttait contre l'épaisseur de l'air.
La grange et le champ fourmillaient de monde. A la troupe de Campos s'étaient joints des garçons et des filles habillés de façon étrange, avec des chemises de peón sans col, et des caleçons blancs, et chaussés de sandales à une seule lanière incrustée de perles de verre qui couvrait le bout des orteils. C'étaient des gens qu'Efrain avait ramassés, en route vers le sud. Pour le folklore, ils avaient accroché à la porte de la grange, en guise de drapeau, un grand zarape arc-en-ciel.
Jadi n'était pas content. Il a fait de la place dans la grange, il a décroché le zarape et il l'a étalé sur la terre, pour que Hoatu puisse se reposer. Mais il n'a fait aucun reproche.
La nuit, ils ont parlé de l'île où ils s'arrêteraient. Elle s'appelle l'île de la Demi-Lune, au large des côtes du Belize. C'est l'endroit que le Conseiller a choisi.
Oodham et Raphaël ont construit un feu à l'entrée de la grange, avec des brindilles ramassées au pied des arbres. Après le coucher du soleil, le froid de la nuit semblait sortir de la terre. Les insectes volaient dans tous les sens, se brûlaient aux flammes. Des papillons de nuit, et même des cafards géants et très rouges qui se prenaient aux cheveux des filles à la grande hilarité des garçons.
Sur le feu, Raphaël et Oodham ont fait cuire le dernier kamata nurhité, avec les feuilles séchées qui restaient, et la poudre de maïs. Mais le goût n'y était plus. En quittant leur pays, les feuilles avaient perdu leur pouvoir. L'humidité de la côte les avait fait moisir. Les garçons ont accompagné Efrain au village et ils sont revenus avec des litres de Coca et du pain Bimbo.
Sheliak parlait de l'île : « Là-bas, la mer est douce et claire, comme l'eau d'une rivière. Les poissons sont si nombreux qu'il suffit d'allumer un feu sur la plage et ils se précipitent hors de l'eau. » Sheliak aime reconter des histoires, les enfants étaient assis autour d'elle. Certains ne connaissent pas la mer, ils croient que c'est une étendue d'eau pareille au lac de Camécuaro où ils allaient se baigner au mois de mai.
Puis Sheliak a chanté en s'accompagnant de sa guitare, les chansons que Marikua lui a apprises, d'une voix suraiguë sur un rythme à treize temps, Clavelito, un air de la meseta tarasque, du pays des volcans et des pins oyamel, tout ce qui lui restait de la vie à Campos. Mais c'était aussi une chanson pour la route à parcourir, pour aller de l'avant, vers le sud, jusqu'à la terre nouvelle où ils pourraient tout recommencer.
Allongé par terre, les yeux tournés vers les flammes, Raphaël pouvait voir l'île, les bancs de sable, les vagues qui venaient mourir sur la plage, le frôlement des palmes. Seules interruptions à la musique de guitare, de temps en temps un insecte aveugle frappait les visages, un lourd cafard aérien traversait l'obscurité, ou bien quelque part dans les hautes herbes on entendait le crissement inquiétant d'un serpent. Et les chiens qui aboyaient.
Les journées étaient longues et vides. C'était du temps gagné pour Hoatu, des journées de repos avant de repartir. Chaque matin, Yazzie et Mara et les mères accompagnaient les enfants jusqu'aux ruines. Les enfants jouaient sur une vaste pelouse au pied des pyramides, ouf bien ils regardaient les touristes qui partaient par groupes à l'assaut des temples. Ils devaient former un spectacle inattendu, parce que certains des touristes prenaient en photo ces gosses hirsutes, brunis par le soleil, en train de faire des culbutes et des courses dans un des sites les plus prestigieux du monde.
Raphaël, Oodham et quelques autres garçons ont accompagné Efrain dans sa cueillette des champignons. Ils pensaient que le Brésilien parlait de champignons du genre de ceux que Marikua faisait pousser à Campos. Ce que cherchait Efrain n'avait rien de commun : c'étaient des sortes de filaments blanchâtres, terminés par une coupole bleue, qui poussaient sur les bouses de vache, au milieu des champs. Efrain les dégageait de la bouse précautionneusement avec une brindille. Il disait pour rire : « Ouro, puro Ouro ! »
Le soir, Efrain a fait cuire les champignons dans une poêle avec des œufs. Chacun des garçons a mangé un peu d'omelette, et c'est alors qu'ils ont compris. Un accès de fièvre d'abord, des frissons, et leurs sens tout à coup aiguisés. Raphaël a vu un géant, vêtu d'un grand pagne, le corps peint du même bleu que la coupole des champignons, le crâne extraordinairement allongé en arrière, ses yeux étirés et ses dents pointues appuyées sur sa lèvre inférieure. Oodham geignait, étendu par terre en chien de fusil, la bouche pleine d'écume comme s'il était victime d'un empoisonnement. Les autres garçons ne valaient pas mieux. Seul Efrain exultait. Ses visions à lui devaient être plus douces, parce qu'il était allongé dans l'herbe, les bras en croix, en proie à une érection monumentale. Des nuages passaient doucement sur son corps, un glissement caressant à l'échelle cosmique. Plus tard, il est revenu à lui, et il s'est vanté : « J'ai connu le ciel comme jamais votre gourou, j'ai fait l'amour toute la nuit avec le ciel. »
Raphaël et les autres garçons ont été malades, et au petit matin ils ont vomi ce qui restait de l'omelette derrière la grange.
Quand il a su ce qui s'était passé, Jadi est devenu furieux. Il est allé voir Efrain : « Tu dois t'en aller. Tu n'es pas digne d'être avec nous. » Il a insisté, avec une solennité inhabituelle : « Tu n'es pas digne. »
Le Brésilien n'a pas discuté. Il a dit, dans son sabir à moitié portugais, mais peut-être qu'il croyait parler elmen : « A caballosh ! A pié o a caballosh ! »
C'était un moment de flottement. Tout le monde n'était pas d'accord. Oodham et la plupart des jeunes garçons ne comprenaient pas la raison de cette rupture. Pour eux, Efrain était l'homme fort, son passé aventureux lui donnait une autorité. Il les rassurait. Tout cela pour une omelette aux champignons !
Après cet incident, le Conseiller s'est isolé. La journée a été morose, le vieil homme faisant camp à part sous un arbre, loin de la grange. Raphaël avait honte de s'être laissé entraîner. Il a admis qu'Efrain avait trahi sa confiance, qu'il ne pouvait plus faire partie du groupe. C'est Hoatu qui était devenue l'emblème du peuple arc-en-ciel. Sa jeunesse, sa beauté, la force de son amour. Elle était libre, même Christian n'avait aucun droit sur elle. Dès qu'elle aurait repris ses forces, c'est elle qui les guiderait jusqu'au terme de leur voyage.
Ils s'en sont allés, pareils à un vol de papillons blancs. Comme s'ils étaient invulnérables, indestructibles. C'était Hoatu qui leur donnait cette certitude. Le vieil homme les accompagnait, parfois il restait plusieurs jours sans prononcer une parole. Il s'asseyait sur un mur, il ressemblait à un mendiant. Personne ne le voyait.
Raphaël essayait de lui parler, il voulait l'aider. Mais lui ne répondait pas, ou à demi-mot. Une fois, il s'est emporté. Il a parlé durement à Raphaël : « Je vais avec vous, mais ensuite je retournerai chez moi pour mourir. » Voyant qu'il n'avait pas renoncé à son projet, Raphaël en ressentit de la tristesse. « Comment pouvons-nous trouver ce nouveau royaume si tu ne nous aides pas ? » Jadi est resté silencieux, puis il a dit : « C'est votre rôle maintenant. » Il s'est tourné, en s'enveloppant dans son châle, pour cesser toute discussion.
Le train de nuit les a emmenés vers l'est, A Mérida, ils se sont divisés en petits groupes, comme des familles, pour loger dans les hôtels du centre. Raphaël, Oodham, Yazzie, Mara et d'autres jeunes, à l'hôtel Catedral, sur la place. Jadi, Hoatu, Christian, Sheliak, la mère des jumeaux et les autres enfants, dans un hôtel de la rue Numéro 17. Efrain et son groupe, avec Adhara, à l'hôtel Mediz Bolio, près du jardin municipal. C'étaient plutôt des dortoirs que des chambres, avec des anneaux aux murs pour accrocher les hamacs. Mais les salles de douche étaient propres, et l'eau très chaude.
Le soir, Raphaël a emmené Oodham et les jeunes faire un tour sur la place. Pour quelques-uns, c'était la première fois qu'ils se trouvaient dans une grande ville. Ils regardaient avec étonnement les magasins éclairés au néon, les jardins de magnolias géants, les grandes avenues plantées de flamboyants. L'air était très doux, la foule circulait avec nonchalance. Cela ne ressemblait en rien à la violence de la Vallée, à ses cohortes de monstres sonores. Les orchestres de marimbas jouaient dans les rues, des filles flânaient en robes brodées, tandis que des étrangères déambulaient en shorts et T-shirts, avec des cheveux très blonds et les épaules rougies par les coups de soleil. Raphaël et Oodham pouvaient oublier les péripéties du voyage, l'inquiétude de l'avenir.
Comme ils discutaient en elmen, une des filles étrangères leur a demandé : « Quelle sorte de langue vous parlez ? Vous êtes canadiens ? » Raphaël a dit oui, comme si cela expliquait tout. Une langue d'un coin perdu du Québec, du côté du lac Saintjean.
Les filles les regardaient d'un air méfiant. Ils s'étaient douchés et shampouinés, et Raphaël s'était frotté au bâton déodorant, mais ils avaient encore l'air d'avoir passé des nuits sous les arbres, les habits poussiéreux et les joues salies de barbe.
Elles ont accepté quand même d'aller boire un jus d'orange à un poste sur la place, avec les garçons. Elles s'appelaient Rosie, Britney, quelque chose de ce genre. Elles étaient étudiantes à Minneapolis, elles faisaient le tour du Yucatán sur le pouce, pour le spring break. C'était exotique.
Raphaël se disait qu'ils pourraient facilement les emmener dans une chambre, faire l'amour et les oublier, comme avec les filles de Manzanillo et de Colima. En même temps, il ressentait une douleur, un vide au centre du corps. C'était à cause de ce qui s'était passé à Palenque, de la rupture et du silence du vieil homme.
Les filles les ont accompagnés à l'hôtel Catedral, elles ont jeté un coup d'œil à la chambre dortoir où tous les hamacs étaient suspendus. Ça les a fait rire, Rosie a commenté : « On dirait un nid de chauves-souris ! »
À l'hôtel Mediz Bolio, ils ont retrouvé Efrain et les dissidents du groupe. Leur hôtel était plutôt moderne, des cubes de ciment construits autour d'un patio. Pour échapper au ronflement des climatiseurs, les jeunes gens s'étaient installés dehors, sur des chaises en plastique. Au fond du patio, dans une cage crasseuse, une sorte de paon sauvage marchait de long en large en poussant des cris rauques. L'air était chargé d'une odeur douce, un peu sucrée, mélange de datura et de marie-jeanne.
Efrain les a accueillis avec une chaleur un peu excessive. Il faisait circuler un joint, et Rosie et Britney ont pris une bouffée. « Alors comment va le vieux ? »
Efrain savait que Raphaël aimait Jadi, il ne voulait pas en dire du mal. Il pensait que tout ça était un malentendu, qu'il fallait se retrouver. Il a dit dans son sabir : « Todosh unidosh ! » Il montrait ses mains liées par les doigts.
Au groupe d'Efrain s'étaient joints quelques-uns des jeunes que Raphaël avait vus à Palenque, des hippies en bermudas, des filles pâles vêtues de noir, les sourcils et les narines percés d'anneaux chromés. Des Nord-Américains, des Canadiens. Un Français aussi. Ils parlaient entre eux avec des voix très douces, ils ne disaient presque rien.
Efrain a expliqué qu'ils connaissaient l'île où le vieux voulait aller. Au large de Belize, sur la grande barrière. Les pêcheurs pouvaient les emmener avec leurs bateaux.
Efrain avait tout prévu. C'était lui qui voulait reprendre la main. Il ne l'a pas dit, mais il pensait que Jadi n'était plus le Conseiller, qu'il était devenu un vieux fou. Efrain prendrait sa place à la tête du peuple arc-en-ciel. Il serait le roi.
Ils vont vers le sud, toujours, sur la route qui longe la mer, vers Tulum. La route est blanche, elle tranche la forêt d'arbres rabougris, elle est encombrée de camions, de cars, de Volkswagen rouillées, de taxis peseros, d'autobus de tourisme qui portent des noms surréalistes, Parrot Tours, Mayalandia, El Indio Caribe, Old Pirates, Flamingo !
Dans les habitacles aux vitres couleur de lunettes de soleil, où souffle le vent froid des climatiseurs, les voyageurs se déplacent à cent vingt à l'heure. Ils occupent deux cars, dont Efrain a réservé toutes les places. Hoatu et Christian sont assis à l'avant du premier véhicule, Raphaël et Oodham à l'arrière, contre le moteur. Jadi est quelque part au centre, une silhouette grise au milieu de tous ces jeunes. Les enfants courent dans l'allée centrale, malgré les injonctions du chauffeur. Ou bien ils s'endorment pelotonnés les uns contre les autres, en suçant leur pouce.
À Felipe Carrillo Puerto, les cars se sont arrêtés un instant sur la place, contre la bouteille géante de Pepsi. Les chauffeurs mangent leurs tacos, boivent leurs sodas. Les voyageurs se sont assis par terre sur la place, à l'ombre des acacias rachitiques. Les enfants grignotent du pain Bimbo, se succèdent dans les toilettes publiques. À côté de la place, il y a une grande église en pisé, sans clocher, au toit en demi-cylindre qui ressemble à un abri anti-atomique. C'est le Balam Na, la forteresse construite autrefois par les insurgés Mayas Cruzoob. Raphaël est entré pour regarder l'intérieur. Le bâtiment est vide, sauf trois grandes croix en bois peintes en noir, dont l'une vêtue d'une robe de femme. Cela donne une impression de solitude et d'indifférence. Comme une forteresse au milieu du désert.
Jadi est fatigué. Il a pâli, c'est-à-dire que son visage de vieil Indien est devenu gris. Depuis le commencement du voyage, il souffre d'une douleur au côté, quelque chose qui serre son cœur et ses poumons. Il s'est assis dans l'herbe, le dos appuyé à un arbre, et Hoatu est à côté de lui. Ses habits sont usés, ses cheveux sont devenus ternes, sa barbe a poussé. Il a dit le matin même, avant le départ : « Je ne verrai pas la fin du voyage. » Il refuse le soda tiède que lui tend Raphaël. Hoatu lui lave le visage avec un mouchoir imprégné d'eau.
Ils ont tous changé. Ils ne ressemblent plus au peuple arc-en-ciel. Ils sont devenus une bande hétéroclite de vagabonds, hommes mal rasés, femmes aux cheveux emmêlés, aux yeux noircis par les mauvaises nuits. Seuls les enfants sont jolis. Ils sont insouciants. Ils sont hâlés par le soleil, les cheveux décolorés, les yeux rieurs. Ils font des culbutes dans le jardin, ils bavardent dans leur langage volubile où s'entrechoquent deux ou trois langues.
Hoatu aussi est belle. Ses habits sont tachés, son châle bleu est gris de poussière, mais son visage est lumineux, sa chevelure semble une soie noire, son rire est toujours aussi libre. C'est elle qui aide Adhara, elle caresse son ventre, masse ses reins.
La route du Sud est violente, elle est défoncée par endroits. Elle s'étire à travers la forêt. C'est une tranchée blanche où roulent des camions chargés de troncs ou de pierres. Sur les talus, les cadavres de chiens font des taches noires. Dans le ciel, à la verticale de la route, les vautours tournent en rond.
Raphaël pense que, sans Hoatu, ils auraient abandonné. Ils se seraient arrêtés quelque part, sur une plage, ils auraient attendu jusqu'à oublier. Ou bien ils auraient rejoint la bande d'Efrain, ils seraient devenus ses sujets, ivres, embrumés de marie-jeanne.
Ils sont entrés dans Chetumal à la nuit L'air était chaud, humide, bruissant d'insectes. Hoatu et Christian ont loué les chambres, dans deux hôtels à côté de la gare routière. Un quartier bruyant, une grande avenue occupée par des magasins hors-taxe. Des vitrines remplies de montres, de chemises, de cravates, de sacs à main, tous faux. La musique des bars et des voitures créait un roulement continu. Les jeunes gens étaient trop fatigués pour marcher, pour regarder la foule. Ils se sont couchés dans leurs hamacs, ou par terre. Raphaël est allé dans l'unique salle de bains, pour se doucher, mais quand il a tourné le robinet d'eau froide, ce sont des cafards qui ont jailli du tuyau.
Dans la nuit, Jadi a eu un malaise. Il est devenu froid. C'est Adhara qui s'en est aperçue, elle a appelé au secours. Hoatu s'est couchée contre le vieil homme pour le réchauffer. Puis le jour s'est levé, et la question s'est posée de savoir si on continuait le voyage. Jadi s'est mis debout, en titubant, il a dit qu'il se sentait mieux, qu'il n'y avait pas de temps à perdre. Alors la troupe est remontée dans les cars pour rejoindre la frontière.
Sur la route, quelques kilomètres après Santa Elena, Jadi a vu un panneau qui indiquait le village de Consejo, il a fait cette observation qui montre qu'il a gardé son sens de l'humour, il a dit que c'était une façon de leur montrer qu'ils allaient dans la bonne direction. Le soir même, la troupe s'est installée dans un vieil hôtel au centre de Belize, dans l'ancien quartier des esclaves.
La ville de Belize est devenue le terrain de jeu des enfants. Toute la journée ils courent dans les rues, du port au canal, et par le pont tournant jusqu'au Fort George.
Pour les adultes, la ville est bondée et étouffante, mais pour les jeunes c'est incroyablement drôle. Ruelles en pente vers la mer, placettes, maisons à balcons et rues à arcades, où se presse une foule bruyante, colorée : Antillais venus de la Jamaïque, ou d'Haïti, métis coiffés de panamas, filles en minijupes et dames opulentes, Mayas de la forêt sortis d'un bas-relief, Anglais roses qui sirotent leur gin aux terrasses des hôtels, qui disent à haute voix : « Isay, this is a tough country ! » Et les langages, l'anglais, l'espagnol, le maya, et cette langue créole qui résonne comme une musique, le bogo bogo venu d'Afrique, et quand il l'entend Raphaël a cette réflexion naïve : « Ils parlent elmen comme nous ! » Pas exactement, mais il lui semble qu'ils sont enfin arrivés dans un pays où tout se mélange, où tout est inventé.
Jadi ne bouge plus. Il passe sa journée dans la cour intérieure de l'hôtel, assis dans un grand fauteuil en bois noir. Depuis son accident cérébral, il ne marche plus. Il reste immobile, les mains posées bien à plat sur les accoudoirs du fauteuil, la nuque appuyée contre le haut du dossier. Il ne se plaint pas. Il ne parle pas, sauf de temps à autre pour demander, avec un geste, qu'on lui donne à boire, ou qu'on le porte jusqu'aux toilettes. Son visage est figé. Couleur de cendre, et ses cheveux qui tombent maintenant sur ses épaules sont mêlés de fils d'argent Sa seule coquetterie, c'est d'être rasé chaque matin par Hoatu.
Il a du monde autour de lui. Les enfants, les femmes, les fidèles. Hoatu passe beaucoup de temps à ses côtés. Elle est assise par terre, un bras posé sur le bras du fauteuil, elle tient sa main. Elle lui parle doucement, dans sa douce langue natale, ou bien en anglais. Elle parle de son île, qui doit ressembler à celle où Jadi a vécu pendant la guerre. Elle dit que là-bas tout pourra recommencer. Elle lui dit : Nous planterons dans le sable s'il le faut, nous mangerons la mer, et les enfants grandiront, ils apprendront d'autres chemins d'étoiles, ils deviendront des marins, des pêcheurs. Elle explique à Jadi qu'ils sont tous ses enfants. Qu'ils resteront avec lui pour toujours. Jadi ne répond pas. Hoatu sait qu'il entend tout ce qu'elle dit, elle le voit à son visage, à l'ombre d'un sourire qui passe sur ses lèvres.
Parfois viennent des visiteurs. Des gens de la ville, des hommes, des femmes, qui ont entendu parler du Conseiller, qui cherchent un réconfort, une bénédiction. Ils apportent des fruits, du pain, des bouteilles de soda. Ils posent tout cela aux pieds de Jadi, en offrande. Avec l'aide de Hoatu, Jadi passe ses mains sur leur visage, sur leur crâne.
Lui qui a toujours écarté toute idée de religion. Lui qui disait que nous touchons et que nous sentons la seule éternité, celle du monde. Qu'il n'y a pas d'autre vérité que celle de la matière, et que nous sommes, avec nos sentiments et notre conscience, une simple fraction de l'intelligence de l'univers.
C'est comme si cette grande cour carrelée de bleu et de blanc, au cœur de l'hôtel, ornée de ses caoutchoucs et de ses cactées, était devenue le centre du monde, et que Jadi assis dans son fauteuil en était le pivot.
Campos a été reconquis par Aldaberto Aranzas, grand bien lui fesse. Peut-être l'avocat a-t-il cru, en lançant cette guerre contre l'homme qui a créé la véritable Ourania, peut-être a-t-il imaginé qu'il allait capturer la magie du lieu, s'en imprégner et devenir invincible ? Et aujourd'hui, il se retrouve à régner sur un morceau de montagne aride, humecté par un filet d'eau, une source intermittente soufrée, où ne subsistent que des ruines, monceaux de pierre, murs de pisé fondus par la pluie, un jardin déjà envahi de mauvaises herbes, et les machines laissées autrefois par les jésuites, pompes au mécanisme faussé, moulins édentés, tuberie mangée par le vert-de-gris, pareils à des ossements rejetés par la terre.
Enfin, arrive le moment du départ pour