puisque je pars et que je ne sais pas quand je reviendrai, ni même si je reviendrai jamais. Adieu au naguatlato Juan Uacus.
Il ne va plus à l'Emporio depuis le complot contre Don Thomas. Je lui ai donc rendu visite chez lui, dans sa maison du lotissement Emiliano Zapata, à la sortie de la ville, au-dessous du cratère du Curutaran. Ce n'est pas loin de la montagne qui fume où les enfants des Parachutistes vont chercher du carton et des plaques de tôle.
La rue principale du lotissement est défoncée comme après une guerre. Entre les flaques de boue séchée, des gamins jouent au cerceau avec une roue de bicyclette sans pneu. Quand j'arrive, ils s'arrêtent bouche bée. Les étrangers ne sont pas foule ici, c'est peut-être le nom de Zapata qui les fait fuir.
Les maisons sont de simples cases de briques de parpaing sans revêtement. Certaines ont des toits de tuiles, mais la plupart sont recouvertes de plaques de fibrociment.
Pourtant, ici, l'air est bon, la vue est belle. On domine toute la Vallée, depuis les clochers des églises jusqu'aux champs inondas, et à l'ouest le lac de Camécuaro au milieu des eucalyptus géants. Je ne peux m'empêcher d'imaginer ce qu'Aldaberto Aranzas ferait de cet endroit s'il parvenait à en chasser les occupants.
Juan Uacus m'attend devant la porte. Quand je lui ai téléphoné hier soir, il n'a pas eu l'air étonné. Pourtant, personne ne vient le voir chez lui. Lorsque je suis arrivé à l'Emporio, il s'est d'abord méfié de moi. Il a pensé que j'étais de la même espèce que les autres chercheurs, qu'il n'avait pas grand-chose à espérer. C'est un Indien, très sombre, avec une tête large et des épaules solides. Ce n'est un mystère pour personne qu'il aime trop l'alcool. Je m'en souviens, il était en train de bouquiner dans la bibliothèque de l'Emporio, je me suis présenté en lui tendant la main. Il m'a regardé froidement, il a dit de sa voix enrouée : « Que paso ? »
Ensuite il s'est montré plus aimable. Il a compris que je n'étais pas dangereux. Il m'a accepté, nous sommes devenus amis sans doute grâce à l'admiration commune que nous éprouvons pour Don Thomas.
Il est le premier représentant de sa communauté à intégrer une institution universitaire. C'était l'idée de Don Thomas, renouer avec la tradition, reprendre l'œuvre des Franciscains au collège de San Nicolas de Pátzcuaro. Faire entrer un naguatlato, un intermédiaire entre les autochtones et la culture dominante. Juan Uacus a été chargé d'entreprendre la rédaction d'une encyclopédie du monde indigènes dans les quatre langues les plus parlées du haut plateau, nahuatl, otomi, purépecha et zapotèque. Évidemment, son alcoolisme n'a pas joué en sa faveur. Quatre ans après le début du projet, l'encyclopédie n'a pas beaucoup avancé. C'est même devenu un sujet de moquerie pour les chercheurs hostiles à Don Thomas. « Este Indio ! » entend-on dans les couloirs. Ils ne manquent pas de citer les refrains habituels : « Indios y burros, todos son unos. » Ou encore : « No hay Indio que haga très tareas seguidas. »[2]
Mais jamais devant l'intéressé. Car, en bons citadins, ils doivent craindre je ne sais quelle vengeance, quelle magie.
L'intérieur de sa maison est peint en vert. Les seuls meubles sont un sofa en bois garni de coussins, une table basse, et dans un coin, un poste de télé. Au fond de la pièce, j'aperçois sa table de travail sur laquelle est posé un ordinateur antédiluvien.
Juan Uacus avait un cubicule à l'Emporio, mais il n'y allait guère. Il préférait travailler chez lui. C'est dans cette pièce qu'il recevait ses informateurs, les Indiens de la meseta et de la région des lacs. Il s'était même lié d'amitié avec un Indien huichol de Bolaños, qu'il hébergeait de temps en temps, et que j'ai vu circuler dans les rues boueuses de San Pablo, vêtu comme un prince avec ses habits brodés et coiffé d'un chapeau orné de plumes d'aigle. Il y a deux ou trois ans, Don Thomas avait même organisé une exposition-vente d'art huichol, et beaucoup des anthropologues toujours prompts à se moquer de Uacus avaient acheté quantité de tableaux, de calebasses ouvragées et de sacs à peyotl pour décorer leurs salons.
Je suis un peu intimidé d'entrer chez Uacus. C'est pauvre, un peu vide, j'imagine que cela peut ressembler à la maison au bord du lac de Tezcoco où Antonio Valeriano et les derniers dignitaires aztèques dictaient leur histoire au scribe de Bernardino de Sahagún.
Dans la pièce principale, je suis accueilli par une jeune femme vêtue à l'occidentale, mais qui porte les cheveux longs à la mode des Indiennes de la montagne. « Martina », dit Juan Uacus. Elle s'assoit sur le sofa, et deux enfants viennent la rejoindre, poussiéreux comme les gosses du quartier, ils se blotissent contre ses jambes. Elle dit leurs noms : « Martinita, Juanito. » Elle est gracieuse et simple.
Sur la table basse, une bouteille de soda et des gobelets en plastique ont été disposés. Juan Uacus me sert, puis Martina et les enfants, mais lui ne boit pas.
Don Thomas et Menendez m'ont prévenu. Pour Uacus, l'alcool, ça n'est pas un plaisir. Certains jours il commence à boire le matin et il ne s'arrête que lorsqu'il tombe inanimé. Alors sa femme et ses enfants le tirent jusqu'à la chambre et le couchent sur le lit. Au réveil, il a tout oublié. Tout le monde pense qu'un jour il s'écroulera par terre et ne se réveillera pas.
« Tu pars ? » Avant même que je lui téléphone, il était au courant. C'est son intérêt silencieux qui m'a donné envie de le saluer. Je ne prendrai congé ni de Menendez ni des autres chercheurs. Je les aime bien (même Menendez malgré ses ridicules) mais je ne crois pas que mon absence affectera en quoi que ce soit leur existence. Ce qui arrive à Don Thomas me remplit d'amertume, et pourtant (le professeur Valois est de mon avis) il me semble que c'est en partant que je pourrai l'aider. Au moins la ligue qui veut sa démission ne pourra plus l'accuser d'être afrancesado — vice impardonnable depuis le temps de Charles Quint.
Juan Uacus parle de tout cela avec difficulté. Don Thomas, pour lui, est un père. La trahison qui le menace touche Uacus au cœur. Il doit y voir une sorte de symbole des vilenies dont les peuples indiens ont été les victimes, le dédain et le mépris que le pouvoir central a toujours manifestés à l'égard de tous ceux qui vivent éloignés de la capitale.
« Tiens, lis la dernière pétition qu'ils ont adressée au ministère de l'Éducation. »
Je parcours une feuille où s'étale la vindicte des ennemis de Don Thomas, où je peux deviner les méandres du complot.
« Ils ont organisé une réunion préliminaire, continue Uacus. Ils ont voté à main levée pour demander le remplacement de Don Thomas, pour exiger son départ. Depuis plus d'un mois, les fonds sont bloqués, il n'y a plus un sou dans les caisses. Don Thomas reste toute la journée enfermé dans son bureau, il ne veut voir personne. »
Je jette un coup d'ceil sur la liste des signataires. Je lis les noms que j'attendais, mais beaucoup d'autres que je ne soupçonnais pas, comme Don Chivas et Bertha, et Valois, à qui j'ai parlé le matin même. En vérité, à part Menendez, Uacus et moi-même (mais on ne m'a pas interrogé), pratiquement tout le monde a trempé dans le complot II est même fait mention, au bas de la liste, d'une « délégation du personnel de l'Emporio », c'est-à-dire le chauffeur Ruben, et Rosa, la secrétaire de Don Thomas.
Uacus a pris la feuille, il s'est mis à lire les passages qu'il a soulignés, d'une voix assourdie et monotone : « En tenant compte des risques considérables que la direction actuelle fait courir à l'entreprise… » Il ricanait : « L'entreprise ! Ils prennent l'Emporio pour un grand magasin ! » Plus loin : « … le danger évident de rupture que suscite l'orientation pédagogique, dans le choix de ses contractuels… » Il commentait : « Ça c'est pour moi ! — et aussi, singulièrement dans le biais politique de certains conférenciers… Ça c'est pour toi ! »
Dans la rue, devant la maison, les enfants de Uacus jouaient en criant. Il y avait un air de tranquillité villageoise, et d'une certaine façon cela annulait le côté dramatique des règlements de compte à l'Emporio.
J'ai demandé à Uacus : « Qu'est-ce que tu comptes faire ? »
Il a haussé les épaules. « Je ne sais pas. Martina pense que nous devrions rentrer chez nous, à Arantepacua. Elle dit qu'il n'y a pas de place pour nous dans la Vallée. »
Il s'est tourné pour chercher son assentiment, mais la jeune femme nous avait laissés en tête à tête, elle était sur le seuil à regarder ses enfants.
Uacus a montré son bureau, les liasses de papier à côté de l'ordinateur. « C'est dommage, le travail pour l'Encyclopédie avait bien avancé. » Je compatis : « Tous ces siècles, et le monde indigène n'a toujours pas la possibilité de se faire entendre. » J'ai essayé quand même de lui redonner courage : « Rien ne t'empêche de continuer, de réunir tes correspondants dans ton village. » Il a répondu avec humour, mais je sentais sa tristesse, son accablement : « Quatre cents ans, c'est long, cela fait de nous des survivants — peut-être qu'il faudra attendre encore quelques siècles. »
Au-delà des mots, je devine les difficultés insurmontables. La vie à Arantepacua, le froid, l'humidité qui grippe les ordinateurs, la pluie qui fait moisir le papier, les pannes de courant, les obligations quotidiennes.
Je devine une distance dans le regard de Juan Uacus. Pendant des années, grâce à Don Thomas, il a vécu dans l'espoir. Il avait cette ouverture, le cubicule à l'Emporio, les rencontres avec les locuteurs, les discussions, l'élaboration d'une encyclopédie, le renouveau de la culture indienne. L'illusion de faire renaître un passé interrompu, de donner un sens à la vie des jeunes garçons et des jeunes filles, leur rendre une fierté, les sortir de l'ornière et les empêcher d'aller se perdre au nord, dans les banlieues de Los Angeles ou de Seattle.
Je comprends pourquoi j'avais envie de revoir Juan Uacus avant de m'en aller. C'est lui qui est le grand perdant dans la chute de Don Thomas. Les autres chercheurs, les anthropologues, les sociologues, les philologues, les historiens, et même le chauffeur et la secrétaire, ils auront toujours une chance nouvelle, ils rebondiront Ils sont du bon côté, ils sont préparés. Ils trouveront une autre école, un autre emploi. Juan Uacus, lui, aura perdu quelque chose de vital. La possibilité pour les gens des villages de la montagne de dire qu'ils existent, que leur langue et leur histoire ne sont pas éteints, et qu'ils ont voix au chapitre dans le livre général de la patrie.
Peut-être que je larmoie trop. Je regarde Uacus, sa femme Martina, leur visage sculpté dans le basalte, ils sont formés de la même lave qui a donné naissance à ce pays. Ils sont éternels. Ils sont déjà retournés dans la haute montagne qui domine Pátzcuaro, dans leur village d'Arantepacua où le brouillard traîne jusqu'à midi dans les ruelles, où l'intérieur des maisons sent bon le cèdre, où la fumée du soir s'exfiltre entre les tuiles de pitchpin. Les filles sont drapées dans leurs châles bleus, les vieux chefs de quartier revêtent leurs capotes de feuilles de maïs qui les font ressembler à des paysans japonais. J'ai pris congé de Juan Uacus et de Martina. Les enfants avaient repris leur jeu de cerceau, ils m'ont à peine regardé.
J'ai descendu la rue principale jusqu'à San Pablo, et j'ai marché un peu sur la route de Periban qui passe devant le dépotoir. C'était un jour de printemps, ciel éclatant, air froid. Il y avait même du givre au sommet des volcans. J'avais derrière moi le croc du cratère du Curutaran, à ma gauche la rampe noire où sont accrochées les maisons des anthropologues. C'était dimanche matin, tout semblait dormir encore. J'imaginais Guillermo Ruiz, le Péruvien, en train de siroter avec sa femme la liqueur de café sous la varangue, en pensant à son étude de la scalaire grecque dans les temples incas. Ses enfants jouaient avec l'âne Caliban, ou bien donnaient à manger aux dindons.
Quand je suis passé au sommet de la côte de San Pablo, j'ai vu la queue des femmes devant l'entrée de la Croix-Rouge, dans l'attente de la distribution hebdomadaire de riz, de farine, de lait en poudre.
A la montagne qui fume, il n'y avait pas grand monde. Surtout des chiens faméliques dont l'estomac est si creux qu'il colle à leur colonne vertébrale. Quand je m'approchais, ils reculaient en découvrant leurs crocs et en grondant.
J'ai cherché en vain Beto, son visage en lame de couteau. Le dimanche, il n'y a pas d'arrivée de bennes, rien à attraper. J'ai vu des femmes sans âge, emmaillotées comme des momies. Elles sondaient le tas d'ordures avec des bâtons munis de clous, dans l'espoir d'attirer un débris oublié, une harde.
Au virage, le magasin du vieux soldat était ouvert. Sur une pile de vieux pneus de camion, il avait peint en lettres maladroites le nom vulcan, et on pouvait croire qu'il proposait aux rares touristes de passage la visite d'un nouveau cratère, plus récent que le Paricutm, et celui-ci encore en activité.
J'ai marché sur la route de terre le long du canal. Cela faisait des semaines, des mois que je n'étais pas revenu ici. Chez les Parachutistes, le dimanche est un jour comme les autres. Les camions avaient ramassé tôt le matin les femmes et les enfants pour les conduire aux champs de fraisiers. La Jornada l'avait annoncé, les nouveaux plants étaient arrivés des États-Unis, envoyés par la Strawberry Lake. Cette année, il y en aurait pour tous les goûts, les allemandes, les chiliennes, les Suissesses, les états-uniennes, dont la fameuse Klondike qui était une mine d'or pour les planteurs.
Arrivé à la cahute de Doña Tilla, j'ai constaté que la porte était fermée, ou plutôt qu'elle avait été clouée au chambranle. La fenêtre avait un carreau cassé. J'avais l'impression que des années s'étaient écoulées.
Don Jorge, dans sa boutique, m'a renseigné laconiquement « La vieille est morte. Il paraît qu'on l'a retrouvée froide sur sa chaise. Les employés du cimetière municipal sont venus la chercher et l'ont mise à la fosse commune. »
Je n'ai pas osé demander des nouvelles de Lui. Tout ce qui la concernait semblait avoir été effacé. La vieille Doña Tilla était une sorcière horrible et méchante, mais ça m'a fait quelque chose de savoir qu'elle était morte toute seule sur sa chaise. J'avais l'impression que maintenant le champ était libre pour tous ceux qui étaient prêts à faire main basse sur la lagune, promoteurs insensibles, avocats véreux commandant leur armée de Parachutistes, recruteurs des Jardins de la Zone et sirdars qui passent chaque matin en camion enlever les cargaisons d'enfants pour les jeter dans les champs de fraisiers.
Je suis retourné dans la Zone. J'ai marché depuis la gare des marchandises le long de la muraille rouge. C'était la fin de l'après-midi. Il faisait chaud. En avril, après les mois de sécheresse, les lacs de boue avaient durci sur la route. De temps en temps un camion passait dans la direction d'Orandino. Puis tout redevenait calme, la poussière retombait. Dans leurs fissures, les lézards étaient à leur poste, la bouche ouverte vers le soleil. C'était l'endroit le plus paisible du monde.
Le portail du jardin Atlas était entrouvert, je suis entré pour jeter un coup d'œil. Je n'ai rien reconnu. A part les tables et les fauteuils en plastique, certains culbutés dans l'herbe, on aurait dit n'importe quel verger abandonné. Les goyaves pourrissaient dans la terre avec une odeur acre. L'herbe était jaune. Dans leurs pots, les hibiscus et les galants-de-nuit avaient séché.
Je n'ai pas trouvé Don Santiago. À la chute du Terrible, il paraît qu'il a changé de boulot, et qu'il travaille comme gardien de parking, quelque part en ville. Les filles sont parties. Celles qui avaient des protections se sont installées dans un autre quartier, du côté de la gare routière. Les autres ont dû aller ailleurs, à Guadalajara, ou à Mexico. La campagne de La Jornada a porté ses fruits, avec son slogan racoleur, digne de l'avoué Trigo : « Nettoyer les écuries d'Augias ! » Il est vrai qu'elle coïncidait avec le lancement des élections du nouveau gouverneur, pour lesquelles Aldaberto Aranzas est candidat.
Au fond du jardin, près du lavoir, j'ai aperçu une ombre furtive. Une femme âgée, vêtue de noir, qui se cachait à moitié derrière une colonne. J'ai crié : « Vous savez où elle est ? » J'ai fait quelques pas dans le jardin, en répétant : « Vous savez ? »
La vieille s'est recroquevillée sans répondre. Puis elle a poussé un cri en retour, un cri de muette, ou de simple d'esprit, une seule syllabe aiguë : « Aééé ! »
Je suis retourné sur la route de terre, à la recherche de visages connus. Je voyais des silhouettes, des femmes voilées, des enfants. Des groupes d'hommes attendaient devant la porte des débits d'alcool. La cabane de Don Jorge était fermée. Pour lutter contre l'invasion des Parachutistes, les riverains des Huertas ont fait boucher la brèche du mur et démolir tous les ponts.
J'ai cherché en vain la trace d'Adam et Ève. Peut-être qu'ils sont repartis vers les Hauts du Jalisco. Ils étaient de partout, de nulle part. J'ai imaginé leurs silhouettes comiques dans les marchés, la fillette en train de psalmodier sa prière, « Pour l'amour de Dieu », de chaparder des fruits sur les étals, de ramasser le pain rassis sur les tables des restaurants.
À l'Emporio, la tempête est passée. Il n'y a pas eu d'épuration, sauf le départ de Juan Uacus. Les anthropologues ont élu en collège restreint un comité exécutif où ils sont majoritaires. C'est l'Équatorien Léon Saramago qui a été nommé directeur. Comme les statuts excluaient un étranger, il a opté pour la naturalisation. Garci Lazaro est reparti pour l'Espagne, et Ariana Luz est toujours aussi seule. Au fond, rien n'a vraiment changé.
Don Thomas a échangé son titre de directeur contre celui de président permanent. Avec un sens aigu de la contingence, héritage de la sagesse de ses ancêtres ruraux, il a accepté le diktat du ministère de l'Éducation, puisque cela garantissait la survie de l'Emporio. Menendez a survécu lui aussi. Il a simplement troqué son département des sciences humaines pour celui des études folkloriques — une unité de recherche nouvelle où il mettra ce qu'il voudra, probablement la philosophie orientale. Il paraît qu'il a fait don de sa tour hexagonale, afin d'y loger les philosophes errants.
J'ai passé une heure dans le bureau de Thomas Moises. Quand il a su que je partais pour de bon, une ombre de regret est passée sur son visage, à moins que je n'aie imaginé cela. Très vite il a recouvré son sens de l'humour :
« Le Mexique est la terre rêvée des géographes, a-t-il commenté quand je lui ai annoncé mon intention de prendre le car pour la frontière de Juárez. Vous suivez la trace de Lumholtz. » Il en a profité pour parler de la Grande Chichimèque, de Santa Barbara qui valait bien le Potosí. Du mystère du Mapimi, la zone du silence où s'interrompent toutes les communications radio. J'ai omis de lui dire que le seul mystère qui m'importait, c'était la disparition de Lili. La seule zone du silence, c'était celle qu'elle avait laissée ici, dans la Vallée, le silence de sa vie volée, de la violence subie, de l'inconnu qui la happait de l'autre côté de la frontière. Don Thomas est un grand pragmatique, il n'aurait pas approuvé mes chimères.
Dahlia m'a emmené faire un tour au marché. C'était comme au lendemain de notre arrivée dans la Vallée, quand nous ne connaissions rien encore. Vers deux heures de l'après-midi, le soleil brûle la toile des tentes. Nous avons marché main dans la main. Tout était identique. Il doit y avoir une manière d'éternité dans les marchés en plein air. Pourtant j'avais l'impression que les odeurs n'avaient pas le même goût, la réalité la même tessiture. Les jaunes, les verts profonds des feuilles de quelitey la terre accrochée aux racines, l'eau croupie dans les caniveaux, même les vols des fausses guêpes autour des fruits mûrs, tout cela me semblait plus aigre, plus aigu. La vérité, c'est que nous avions changé nous-mêmes, notre peau, notre regard. Nous étions peu à peu devenus étrangers, et cette Vallée nous chassait en resserrant sa trame. Le doux, le tendre, l'amoureux devenaient rêches, pareils à la poignée d'herbe sèche que Hoatu avait montrée à Raphaël pour lui parler de la jalousie. Dahlia et moi, nous avions laissé nos sentiments se ternir, se faner, l'amour s'était changé à notre insu en fourrage à matelas.
Nous avons parcouru plusieurs fois le dédale des allées, du marché couvert des légumes & viandes, jusqu'aux ruelles cachées où les gens âgés exposent leur maigre butin, robinets et crépines bloqués par le tartre, tas de vis et d'écrous dépareillés, outils sans manche ou manches sans fers. Nous sommes allés jusqu'à la gare routière, là où nous avions acheté aux Indiens de Capacuaro nos chaises basses et notre vaisselier décoré de fleurs. C'était une façon de faire l'inventaire de notre faillite.
Cela faisait mal, et du bien aussi, une douleur longue qui allait avec le départ. Cela complétait la trahison des anthropologues et la solitude de Don Thomas, la chute de l'Emporio, et l'expulsion des habitants de Campos.
Dahlia s'en allait, elle aussi. Elle avait donné les meubles et les ustensiles de cuisine aux gens du voisinage. Dans deux jours, elle serait à Mexico, dans trois à San Juan. Elle partait seule. Fabio restait avec son père, la loi n'avait pas même accordé un droit de visite, au prétexte qu'elle était ivrognesse et psychiquement instable. Elle m'a dit, avec une déraison dans le regard : « Tu vois, Daniel, il a tout prévu. Mais il ne sait pas que j'ai un plan. Quand je serai à San Juan, je vais faire ce que j'ai dit, tu te souviens, je vais m'engager dans une organisation caritative, à Loíza, je vais ouvrir un refuge pour les femmes sidéennes, pour leurs enfants contaminés. Alors les juges ne pourront pas m'empêcher de reprendre Fabio, ils comprendront qui je suis vraiment, et Fabio sera fier de moi. »
À la gare, j'ai reconnu le vieux cul-de jatte sur son traîneau, un fer à repasser dans chaque main. Je lui ai donné quelques pièces et il m'a fait en retour un horrible clin d'œil.
Les autocars pour tous les coins de la terre étaient alignés sous l'auvent de la gare, ils faisaient ronfler leurs moteurs en avançant par petits à-coups sur leurs freins, pareils à des chevaux piaffant que leurs jockeys retiennent à grand-peine.
Ça criait de tous les côtés les destinations : Lo'Reye, lo'Reye ! Pataaamba ! Morelia ! Guadalajara, La Barca ! Carapa, Paracho, Uruapan ! Méééchico via corta ! A Páaatz-cuaro, a Páaatz-cuaro ! Lafrontera ! Lafrontera ! Des gens arrivaient toujours à la dernière minute. J'ai réalisé que par ces mêmes cars les habitants de Campos avaient fui vers le sud, après avoir entassé sur les toits leurs ballots et leurs provisions de vivres.
J'ai donné mon sac à dos au type accroché au marchepied, j'ai présenté au contrôleur mon ticket pour la frontière nord, via Aguascalientes, Zacatecas, Torreon, Chihuahua. Quand je me suis retourné, Dahlia avait disparu dans la foule de la gare. Elle m'a toujours dit : « Une chose dont j'ai horreur, c'est les adieux. » J'ai quand même essayé d'apercevoir sa silhouette, à travers la glace verte, et le chauffeur a fait grincer le levier des vitesses. Voilà. C'est fini. J'ai quitté la Vallée.