Orandino

Dahlia était revenue de Mexico totalement dépressive. Elle avait passé quinze jours avec son fils Fabio, dans l'appartement de Xochimilco où Hector cohabitait avec d'anciens révolutionnaires salvadoriens du Bloc. Ils avaient beaucoup parlé, beaucoup fumé, beaucoup bu, beaucoup chanté. Elle ne me l'a pas dit, mais j'ai compris qu'elle avait cédé et fait l'amour avec Hector. Elle avait passé l'essentiel du temps à serrer Fabio dans ses bras, à le caresser et à pleurer.

Je ne pouvais pas lui dire tout le mal que je pensais de son ex-mari et de ces soi-disant révolutionnaires dépassés par le temps, qui refaisaient le monde à l'abri de leur asile doré, proclamaient des anathèmes contre ceux qui étaient restés au pays, signaient des ordres d'expurgation, mais qui étaient incapables de s'occuper de leur propre famille. Ils manquaient de lucidité et de compassion. Je lui ai seulement dit :

« Pourquoi tu n'as pas ramené Fabio avec toi ? »

Je n'avais pas songé aux conséquences de ma question. Dahlia a d'abord pleuré, puis elle s'est mise à rire. Elle me serrait dans ses bras, elle m'embrassait, je sentais contre moi son corps, son haleine avinée, je goûtais à ses larmes, je mordais ses lèvres et ses seins. Elle était un animal très vivant, plein d'instincts et de passion, douée d'une force exceptionnelle. Elle me serrait entre ses cuisses puissantes, je touchais les tendons de son dos, de chaque côté de la colonne vertébrale, le treillis des muscles de son ventre. Elle frissonnait.

Nous sommes restés une partie de l'après-midi couchés sur le matelas dans le salon, nos corps trempés de sueur. Quand le soir est enfin arrivé, alors que la ronde des véhicules entamait sa giration autour de la place, nous nous sommes habillés pour marcher un peu.

Il faisait doux, le ciel fourmillait d'étoiles. Nous sommes allés au Ciné Chaplin, loin du centre-ville. On jouait un film russe, je n'ai pas bien compris, cela se passait dans la neige avec des chevaux, c'était de Parajanov. Nous sommes sortis avant la fin. Dahlia voulait rester, mais j'avais la nausée.

Nous avons marché jusqu'à la place. À un petit poste roulant, j'ai acheté des tacos et des jus de pastèque. Fumé assis sur un banc. Dahlia appuyait sa tête contre mon épaule. Elle m'a dit, à un moment : « Tu n'es pas comme lui, toi tu es gentil. Tu t'occuperais bien de mon fils. » Je n'étais pas sûr de ce qu'elle voulait que je réponde. « Oui, oui, mais c'est pour toi, pour lui et pour toi, il a besoin de toi autant que tu as besoin de lui. » Ça ne voulait rien dire, mais elle n'écoutait pas. Elle entendait ce qu'elle imaginait.

« Tu sais, Daniel. » Elle avait la voix un peu assourdie, comme si elle faisait une confidence précieuse. « Si je pouvais avoir Fabio avec moi, si je pouvais l'avoir pour moi toute seule. » Elle regardait devant elle, avec une certaine lenteur dans son regard. « Je sais bien ce que je ferais. J'irais chez nous à San Juan, dans mon quartier de Loíza, et je ne reviendrais jamais ici. » Elle restait un moment silencieuse, elle reprenait de sa voix enrouée. « Je relèverais toute seule, je n'aurais besoin de personne, ce serait ma vie, tu comprends, mon assignation pour la vie. »

Elle a dit cela avec une gravité triste qui m'a mis des larmes dans les yeux. Et en même temps, je savais qu'à cause de son goût pour l'alcool elle ne parviendrait sans doute jamais à réaliser son projet, elle continuerait à être ballottée entre les hommes, à se noyer dans son désespoir.

Elle parlait toute seule, je crois que je ne l'écoutais plus vraiment. Elle parlait de la grande maison de Loíza, une maison en bois près du canal. Elle parlait des enfants des sidéens, certains déjà contaminés, sans cheveux et maigres à faire peur, des petits fantômes. Elle irait là-bas, avec Fabio, elle leur raconterait des histoires pour les faire rire, elle leur chanterait des chansons. Elle rêvait tout haut Je l'ai ramenée à l'appartement, je l'ai couchée sur le matelas. Au mois de mai, les pièces sont des fours. Je me suis couché à même le carrelage, avec une serviette roulée en guise d'oreiller. Je savais bien que tout cela ne pouvait pas durer. Nous avions accompli ensemble un bout du voyage, et nous allions partir chacun de notre côté.


Et cela n'a pas manqué d'arriver. Un jour, à la fin mai je crois, elle m'a annoncé :

« Daniel, je ne peux plus rester avec toi. » Je ne lui ai rien demandé, elle a dit : « Tu vas être en colère, tu vas m'en vouloir. » Je n'ai pas osé répondre que rien de ce qu'elle faisait ne pouvait me mettre en colère. J'ai pensé qu'elle ne comprendrait pas, qu'elle prendrait cela pour de l'indifférence, du je-m'en-foutisme. Pourtant c'était tout le contraire, car je l'aimais.

Cela se passait l'après-midi, je travaillais à la bibliothèque de l'Emporio sur un relevé pédologique de la Vallée. Quand il faisait chaud, il n'y avait personne à l'Emporio, j'avais l'impression d'être le seul chercheur. Je suis resté, le crayon suspendu au-dessus de la carte.

« Qu'est-ce qu'il se passe ? — C'est Hector. Thomas Moises l'a invité à l'Emporio, pour qu'il témoigne de la situation au Salvador, pour qu'il parle de Monseigneur Romero, de tous les prêtres assassinés. » Elle a ajouté, parce que dans son esprit ça devait justifier le reste : « Fabio sera là, je pourrai rester tout le temps avec lui. »

D'un seul coup, j'ai été étonné de ressentir de l'impatience, de la colère, de la jalousie presque. J'entendais un sifflement dans mes oreilles. J'avais l'impression d'une chute vertigineuse.

Je ne pouvais rien dire. Je n'avais rien à dire. C'était entendu dès le commencement que nous n'avions aucun droit l'un sur l'autre. Que nous avions été réunis par le hasard. Que Dahlia n'était pas amoureuse de moi, qu'elle était toujours unie à Hector, malgré le divorce, malgré les tromperies, malgré tout le mal qu'ils s'étaient fait. Et ce garçon de trois ans, Fabio, dont elle m'avait montré cent fois la photo, ce garçon qui lui ressemblait, les mêmes grands yeux noirs, les mêmes cheveux bouclés, cuivrés. Un jour, pour rire, je lui avais dit que Fabio, c'était le Niño Avilés, l'enfant prophète qui guide les marrons dans le roman d'Edgardo Rodríguez Juliá. Dahlia s'était mise en colère : « Je t'interdis, tu entends ? Je t'interdis absolument de parler de mon fils en quoi que ce soit ! » Sa voix sifflait, ses yeux brasillaient comme ceux d'une chatte furieuse. « Je t'interdis de prononcer son nom, seulement son nom ! Il n'y a que moi qui ai le droit, tu comprends ? »

Soudain j'étais devenu son ennemi. Je me souvenais de la réaction d'Ariana Luz quand j'avais attaqué Garci Lazaro, à la colline des anthropologues.

Peut-être que c'est cela qui sifflait dans mes oreilles et me donnait le vertige. Ma solitude. Le sentiment du vide, du très grand vide de mon existence.


J'ai rencontré Lili.

Je n'étais pas retourné à la Zone. On pouvait très bien vivre dans la Vallée sans se soucier de ce no man's land du vice et de la pauvreté. Moi j'ai toujours détesté le tourisme voyeur, ces incursions des petits-bourgeois des beaux quartiers dans les bidonvilles et les allées à putes des zones de misère. Les gosses du Texas et de la Californie qui vomissent chaque printemps leur dernière année de lycée dans les bars de Juárez, de Nogales, de Tijuana. Les touristes quinquagénaires venus d'Italie, de France, de Suisse pour tenter leur chance dans les pays imaginaires où ils espèrent que leur fric pourra leur permettre d'acheter la petite fille ou le jeune garçon qu'ils ont rêvé de violer dans leur ville. Ou simplement ces écrivains qui croient qu'un verre de bière bu sur la table crasseuse d'un tripot, dans l'air alourdi, dans le fracas des autocars déglingués, et la musique éraillée d'un juke-box à Cuba, à Manille, à Tegucigalpa, c'est ça, la vie.

Par Ariana Luz j'ai su où elle habitait.

J'étais toujours à la bibliothèque de l'Emporio, en train de feuilleter le Boletín de la Cuenca del Tepalcatepec pour recopier les cartes. Nous avons parlé de choses et d'autres, elle a tenu à m'apporter une précision : « Tu sais que Léon Saramago a laissé tomber l'enquête sur la Zone ? » J'ai dit sans conviction : « Ah ? Et pourquoi ? » Ariana me regardait de ses yeux méchants. « C'est toi qui le demandes ? Après ta sortie contre eux ? » J'étais étonné qu'elle puisse croire que j'aie eu la moindre influence. « Je ne te crois pas », ai je dit. Ariana a haussé les épaules : « L'hypocrite ! » Puis elle a raconté brièvement, à voix basse, comme si c'était un secret : « C'est Saramago, il est tombé sur un os, tu vois, avec Garci il voulait enquêter dans le quartier où vit cette fille, Lili, et ils sont allés là-bas deux ou trois fois, chez les Parachutistes à Orandino, quelqu'un a dû en parler, c'est arrivé à l'oreille de l'avocat Aranzas, il a dû avoir peur, il a dû se sentir menacé, et c'est Thomas Moises lui-même qui a dit que ça suffisait, que ça devenait, que ça pouvait avoir des conséquences politiques, il a dit à Garci Lazaro et à Léon Saramago que l'Emporio n'avait pas les moyens de se faire des ennemis, surtout Aranzas, et ils ont laissé tomber l'enquête, voilà, il n'y a plus de zone rouge, plus de liliana, le Terrible est intouchable. »

Je ne pouvais pas dire que la nouvelle me faisait énormément de peine.

J'ai demandé à Ariana : « Tu as l'adresse de cette fille, Lili ? »

Elle m'a regardé d'un air ironique : « Pourquoi, toi aussi tu veux la rencontrer ? »

J'ai fait semblant de ne pas comprendre l'allusion, j'ai dit : « Moi, je ne suis pas aux ordres d'Aranzas, je ne fais pas partie de l'Emporio. Je suis quelqu'un de passage, ça n'a pas d'importance. »

Ariana a semblé apprécier l'argument J'ai même cru percevoir une lueur d'amusement sur son visage sévère. « Après tout, ça n'est un secret pour personne. »

Elle m'a expliqué. Elle y était allée une fois, pour accompagner Garci. C'est au bord du canal, à côté de l'unique épicerie du coin. « Elle habite là. Une cabane plutôt sordide. — Elle vit avec un homme ? — Quand j'y suis allée, elle était avec une vieille femme, Doña Tilla, qu'elle appelle sa grand-mère, c'est tout ce que je peux dire. »

Ariana continuait à me regarder d'un air dubitatif.

« Tu vas vraiment y aller ? Tu sais, ce sont des gens dangereux, le quartier aussi. Peut-être que tu devrais demander à quelqu'un de t'accompagner. A Dahlia Roig, par exemple. » J'ai constaté que dans cette petite ville tout se savait. Un bref instant, cette pensée m'a irrité, et l'instant d'après je m'en foutais.

J'ai ricané : « Ça serait une descente de police, moi ça n'est pas pour écrire un article que j'ai envie de voir cette fille. » Ariana a répliqué : « Ah bon, et c'est pour quoi ? » Elle s'est reprise aussitôt : « Excuse-moi, je dis des idioties. Toi tu n'es pas comme ça. » Je ne savais pas si de sa part c'était flatteur, ou condescendant.

Ariana a fouillé dans son sac, elle en a tiré une photocopie pliée en quatre. J'ai vu une fille en petite tenue, serrée dans les bras d'un homme plus âgé, coiffé d'un chapeau texan, son visage dur marqué par l'acné. Lili avec le Terrible. Elle m'a dit : « Tiens, garde-la, je n'en ai plus besoin. »

Quand Ariana est partie, je suis resté seul devant les cartes et les revues, et je me suis demandé pourquoi je voulais tant rencontrer cette Lili, pourquoi j'étais allé un soir au jardin Atlas me tourner en ridicule devant toutes ces filles. J'inventais quelque chose de secret, de ténébreux dans ce jardin éclairé au néon, avec la musique des cumbias, les lumières rouges et jaunes qui luisaient entre les arbres et creusaient les orbites des filles en tête de mort et faisaient de leurs bouches des blessures.


Lili, Lili de la lagune, Lili au visage lisse d'enfant, aux seins boudinés dans son corsage trop étroit, Lili au regard en gouttes d'obsidienne, Lili venue du fond des montagnes, de Yalalag, d'Oaxaca, Lili que j'ai rencontrée devant la hutte de briques sans mortier au toit de tôles, au bord de la lagune d'Orandino, j'ai imaginé qu'elle m'attendait, qu'elle savait que je devais venir.

Quand j'arrive, au bout de la route de terre, je la vois. Elle est assise devant la porte de la maison, habillée d'un pantalon trop large et d'un T-shirt sur lequel est écrit Euzkadi radial, un nom pour camionneur.

Pas beaucoup plus grande que les enfants qui jouent aux quemados dans la rue, en frappant avec des bâtons sur des boîtes de conserve en guise de battes et de balles. Lili a un visage bien rond, une bouche épaisse, des cheveux très noirs peignés avec application, et une frange qui couvre son front jusqu'à la racine du nez, et lui mange les sourcils. Je la reconnais tout de suite, grâce à la photo que m'a donnée Ariana, mais aussi parce que j'ai rêvé d'elle. C'est son regard que je reconnais, un regard direct, lisse, avec cette étoile de lumière qui brille dans ses iris profonds.

Je lui parle sans savoir ce que j'ai envie de lui dire. Je crois qu'à cet instant je n'ai rien à lui dire. Je dis : Mademoiselle, avec votre permission, je voudrais. Mais je ne continue pas, et elle me regarde sans étonnement. Je ne veux rien d'autre que rester debout dans son soleil, et qu'elle regarde mon ombre.

Je ne suis pas venu pour lui parler, pour échanger des noms, des adresses, des questions et des réponses. Elle ne semble pas attendre quoi que ce soit, sauf que je m'écarte de son soleil, ce que je fais, et je m'assois sur mes talons à côté d'elle, et je lui offre une cigarette. Je voudrais lui demander pardon, pardon pour tout ce que les hommes lui ont fait, pardon pour les humiliations, les rires de mépris. Pardon pour l'avoir arrachée à son pays natal, pour l'avoir livrée aux bourreaux. Pour l'inceste, le viol, la destruction. Pour avoir fait de son corps un objet à vendre. Et pardon pour en avoir fait un objet d'étude, d'avoir été complice du regard indécent des étudiants et des chercheurs, des anthropologues comme on dirait les anthropophages. Leurs mains qui sortent de leur poche le petit carnet, le petit crayon, qui déclenchent furtivement le magnétophone dissimulé dans leur sac à bandoulière. Les rires qui fusent dans la salle de garde, quand ils écoutent l'enregistrement de sa voix claire, un peu nasillarde, un peu chantante, une voix de fille de la montagne. Sa voix qui répond à leurs questions piégées, avec des mots simples, des mots innocents. Pardon pour Trigo le notaire, l'âme damnée de l'avocat Aranzas, qui tient le quartier des Parachutistes à la gorge, et qui les menace d'expulsion, de les jeter en prison, elle et sa grand-mère. Et pardon pour le Terrible, peut-être le moins terrible de tous, parce que lui ne ment pas, ne cache pas ce qu'il est, sa vraie nature, et parle d'argent sans faire de fausses promesses.

Je n'ai rien pu lui dire. Lili fume en silence, et quand elle a fini, elle écrase la cigarette du bout de sa chaussure et elle se lève pour recevoir les cadeaux que j'ai apportés pour sa grand-mère (une boîte de biscuits aux marshmallows, un litre et demi de soda, une tablette de chocolat Carlos Quinto achetés chez Don Jorge, à l'entrée du quartier des Parachutistes). Elle va au fond de la maison chercher une deuxième chaise, une toute petite chaise en bois comme celles dont se servent les Indiens, et nous restons assis au soleil.

Nous sommes plus étrangers l'un à l'autre que si nous étions nés sur des planètes différentes. Pourtant je me sens bien avec elle. Elle a commencé à me répondre, elle a une voix légère, une voix fraîche et jeune, un peu moqueuse. Elle me parle de sa grand-mère qui ne sort jamais de chez elle, qui dort le jour au fond de son alcôve, elle parle des enfants du quartier, qui travaillent à la décharge ou dans les champs de fraisiers, et que les camions viennent prendre chaque matin avant l'aube.

Je n'ose pas lui parler de la Zone, de la vie dure qu'elle connaît. Je la regarde par moments, j'essaie de lire sur son visage les traces de la violence, sur son front, dans ses yeux. Les rendez-vous avec les notables de la Vallée dans les chambres minables, les sommiers tachés, un lavabo, un miroir ébréché, une chaise en plastique où les hommes posent leur chemise et leur pantalon.

Mais c'est illisible. Le mal a glissé sur elle comme une eau sale, sans laisser de trace. Des hommes ont tenu ses hanches, se sont appuyés contre elle, des hommes ordinaires, ni pires ni meilleurs que d'autres, des hommes mariés, avec des enfants, qui vivent dans les nouvelles villas de la Glorieta, de la Media Luna, du Paraíso. Des agriculteurs, des boutiquiers. Peut-être Don Chuy que j'ai rencontré pour mon étude des sols, qui a le monopole des machines à récolter les pois chiches, l'air d'un cacique, grand et fort, la peau presque noire à force d'être resté au soleil. Trigo le notaire, l'homme à tout faire d'Aranzas, grand et maigre, avec une moustache en bataille, et qui se pique d'être le poète de la Vallée. Lili, elle, est pareille à une fleur, une fleur indienne, la fleur de mai par exemple, avec ses pétales veloutés, son parfum de vanille et de poivre, une fleur éclatante de jeunesse et de vie. Ces hommes l'ont touchée, l'ont respirée, se sont oubliés en elle. Ils lui ont pris à chaque fois un peu de sa vie et de sa jeunesse. Et elle a gardé son regard lisse, sa voix légère, son rire, son corps de femme et son visage d'enfant, son parfum de terre.

Elle s'arrête de parler, et moi je pense tout à coup que je suis pareil à ces hommes.

Je t'ai cherchée, je suis venu jusque chez toi, à cette maison qui est ton seul refuge. Je me suis assis sur une chaise à côté de toi. Je t'ai apporté des cadeaux, que tu as donnés à la vieille femme qui se cache au fond de ta maison, et que tu appelles ta grand-mère, même si chacun sait qu'elle est ton alcahueta, qu'elle t'a recueillie quand tu as fui ton père, et qu'elle t'a vendue au Terrible. Et moi j'ai été pareil à tous ces hommes, j'ai voulu respirer ton parfum, me nourrir de ta vie.


Elle m'apporte un peu de Coca dans une tasse. Je bois à petites gorgées. Des gens passent sur la route, ils nous espionnent sans nous regarder. Des gosses se sont embusqués derrière un mur. Ils crient des obscénités, et Lili leur jette des cailloux.

Puis elle s'assoit à côté de moi, les mains serrées entre ses genoux. Soudain elle me pose une question qui me fait tressaillir, elle dit seulement : « Et maintenant ? » Je ne sais pas quoi répondre. Elle me confie qu'elle va bientôt partir, qu'elle va passer de l'autre côté, aux États-Unis. Je t'imagine, Lili de la lagune, dans les rues de Los Angeles, ou dans la banlieue de Chicago, habillée en survêtement, tes cheveux coupés court et permanentés, travaillant dans un restaurant de chili con carne, ou dans une boutique de téléphones. Je t'imagine, Lili, mariée à un militaire, vivant à Denver, dans le pavillon propret d'une base. C'est assez comique.

Mais tout est mieux que ta vie présente. Je voudrais te dire : pars, j'irai avec toi. Je te suivrai là où tu iras. Nous passerons ensemble la frontière à Palomas-Colombus, en coupant à travers le désert, la nuit. Tu connais les racines qui donnent à boire et à manger, le mezcal, les baies sauvages. Moi je connais les villes, les routes, les endroits où dormir. Nous prendrons les Greyhounds, nous irons vers le nord, peut-être jusqu'au Canada.

Elle soupire, elle dit : « Peut-être qu'on me tuera avant. » Elle dit cela sans changer de voix, sans excès dramatique. Cela sonne plus vrai. Je lui dis : « Personne ne te tuera là-bas. » Je voudrais ajouter, mais je n'ose pas : parce que tu es immortelle. Elle n'aurait pas compris.

Nous restons assis sur nos chaises, sans nous toucher, sans parler. Les camions reviennent des champs, dans des nuages de poussière. Ils débarquent les enfants, les femmes aux visages masqués par des foulards. Ils me regardent, ils doivent croire que je suis un de ces hommes qui volent les enfants et enlèvent les jeunes filles pour les vendre en esclavage.

Lili me protège. Elle maintient le monde dans sa nouveauté, avec son regard.

Lili, tu ne m'as pas interrogé, tu ne m'as pas demandé ce que je cherchais, pourquoi j'étais venu. Tu as dit seulement : « Et maintenant ? » Tu as l'âge du basalte des temples, tu es une racine impérissable. Tu es douce et vivante, tu as connu le mal et tu es restée nouvelle. Tu repousses la frange d'ordures au bord du canal, tu filtres l'eau noire de la lagune d'Orandino, tu fais briller les murs et les toits des maisons des Parachutistes.

Elle est entrée dans la maison. Doña Tilla l'appelle, pour un verre d'eau, une assiette de soupe. J'ai glissé dans mon rêve. J'ai laissé Lili, je suis parti sans me retourner, j'ai dépassé la boutique de Don Jorge où les enfants se pressent pour acheter leurs chiclés, leurs sacs de sodas. Le soleil tombe vers les collines, du côté de Campos. Les passereaux traversent le ciel vide dans la direction des grands eucalyptus, au bord de la route de Los Reyes. J'entre dans la Vallée qui gronde, les autos et les camions des fraisiers vont entamer leur ronde, les lueurs vertes et rouges vont s'allumer dans les jardins de la Zone, pour devancer minuit.


Hector s'est installé dans la villa d'un historien de l'Emporio, nommé Monsivas, porté sur l'alcool et qu'on a surnommé, pour cette raison, Don Chivas.

C'était dans le quartier chic de la Vallée, le quartier des Huertas, manguiers et goyaviers centenaires, rues pavées à l'ancienne, ombragées de flamboyants. Le quartier était séparé de la zone des Parachutistes par un canal d'irrigation. Mais de temps à autre les pauvres construisaient des ponts dans la nuit pour tenter une invasion. C'était une bataille de chaque instant. Les gardiens des Huertas, pour la plupart d'anciens flics au chômage engagés par les propriétaires, faisaient des rondes à travers les lotissements, chassaient les intrus à coups de matraque, ou sous la menace de leurs chiens-loups. Ils s'acharnaient aussi sur les ponts de planches, qui étaient reconstruits le lendemain.

C'est Dahlia qui m'a invité. Elle devait ressentir une vague culpabilité envers moi, ou bien elle voulait croire que sa vie avait repris un sens, et elle tenait à le manifester. À moins que ce ne fût par une sorte de malice, pour le plaisir de réunir son ex-mari et son ex-amant.

En y réfléchissant, il me semblait que j'étais une des causes annexes de sa dépression. Ma froideur, mon égoïsme, mon scepticisme quand elle me parlait de révolution. Pour elle, il n'y avait que cela qui comptait, hormis son fils : la révolution à venir, la lutte de Porto Rico contre l'impérialisme yankee. Elle cultivait l'image saint-sulpicienne du Che, non pas la photo romantique d'Alberto Díaz Gutiérrez, alias Korda, qu'on trouve sur tous les T-shirts du monde, mais le Che dans la selva bolivienne, quelques semaines avant sa mort, le visage fiévreux, mangé de barbe, les habits froissés, l'air d'avoir dormi sur un banc de gare. Déjà marqué par son destin.

Rien à voir avec l'absurde autocélébration des anthropologues sur leur colline caillouteuse. Hector était un militant de la révolution universelle.

En attendant, il campait dans le vaste living-room de Don Chivas. Assise à côté de lui j'ai reconnu Bertha, la femme de Don Chivas, une Suissesse-Allemande spécialiste de l'histoire ancienne que Don Thomas avait engagée à l'Emporio pour le luxe d'entretenir une authentique latiniste, dans un pays où cette langue était encore plus exotique que la langue des Tarasques. Les deux filles de Bertha, Athena et Aphrodite, cette dernière aussi laide et massive que sa mère.

Hector était habillé d'une sorte de tenue de combat, pantalon de toile et chemise kaki multipoche. Très brun, l'air d'un conquistador plutôt que d'un guérillero. Avec lui, un jeune garçon, plutôt un jeune homme de dix-huit à vingt ans, très indien, visage doux inexpressif, des yeux noirs en amande, et une bouche qui montrait une denture parfaite dont le blanc éblouissant ressortait sur son visage sombre. Curieusement, c'est Dahlia qui jouait la maîtresse de maison, versant le jus d'orange dans les verres, faisant circuler le plat d'amuse-gueules au cheddar et au jambon.

J'ai demandé des nouvelles de Fabio. Dahlia a mis un doigt sur ses lèvres. « Il dort, tu veux le voir ? » Elle montrait la chambre attenante au living-room, dont la porte était entrebâillée. Je n'ai pas osé. « Plus tard, peut-être, s'il ne se réveille pas. »

La conversation avait repris, roulant autour de la révolution au Salvador, des assassinats de prêtres, du massacre de Chalatenango. « Et aujourd'hui ? a demandé Don Chivas. Maintenant que tout ça est passé, qui va continuer la lutte ? »

Hector était debout, comme à la tribune. Ses yeux brillaient, il pétillait d'éloquence. Il devait avoir l'habitude de parler dans les salons. « Après la déclaration franco-mexicaine de 80, le monde a jugé Reagan et sa clique, sa prétendue coalition des bonnes volontés d'Amérique latine, tous vendus au pouvoir corrompu, à l'oncle Sam, vendus pour des armes, des prêts bancaires, des pourboires en dollars qu'ils mettent à l'abri à Cayman, à Antigua. C'est ça maintenant la lutte, il faut balayer cette boue, mais je peux te dire, compañero, que ça ne sera pas facile. » Il a parlé avec emportement de Cayetano, qu'il avait rencontré dans la forêt du côté de Chalatenango, un vrai révolutionnaire, pur et dur, formé au combat de rue, indifférent aux honneurs, à l'argent, à la mort.

« Pour nous », a commencé Don Chivas de sa voix un peu feutrée, et je me demandais si ce « nous » incluait les gens ici présents ou signifiait les spécialistes de l'histoire contemporaine dont il prétendait être un exemple éminent. « Pour nous, c'est un peu difficile de comprendre l'alliance du Front Farabundo Martí et de Salvador Cayetano, qui représentent la tendance marxiste au Salvador, avec l'Église catholique. » Il a tiré une bouffée de son cigarillo. « Et je vais te dire, il est encore plus difficile de comprendre l'alliance des catholiques, si progressistes soient-ils, avec l'armée révolutionnaire, qui n'a pas d'autre solution que la violence. Tout ça nous semble, comment dire ? un peu monstrueux, contre nature, non ? » Il s'est tourné vers moi et vers Dahlia, à la recherche d'une approbation. Il a terminé, avec componction, fier de sa comparaison : « Enfin, c'est vrai qu'il y a des exemples d'alliances bizarres, je pense à la révolution russe, l'Église n'est pas forcément du côté des puissants. » C'est là que la douce voix d'Angel, l'Indien, s'est fait entendre : « Ami, est-ce que ce n'est pas quand l'Église n'est pas du côté des pauvres et des révoltés que c'est difficile à comprendre ? »

S'est ensuivi un assez long silence. Hector s'était assis pour grignoter les petits-fours. Il affichait une moue de dédain. Angel restait toujours aussi impassible, il ne mangeait pas, mais il buvait du punch. A cet instant j'ai pensé au piège dans lequel Dahlia s'était fait prendre. Elle était de ces filles qui passent leur vie à se tromper sur les sentiments des autres, ceux qu'elles imaginent, ceux qu'elles croient inspirer. Mais sans doute ne savait-elle pas vivre autrement.

Quant à Hector, il était visible qu'il méprisait ces gens chez qui il transitait. Don Chivas, Bertha, ce couple d'intellectuels petits-bourgeois qui vivaient comme des princes dans leur villa dallée de marbre, à deux pas des taudis des Parachutistes, des bicoques où les prostituées des Jardins se réfugiaient pour échapper à leurs souteneurs.

Mais il n'en dirait rien. Sa vengeance, en quelque sorte, c'était d'avoir fait inviter avec lui, à l'Emporio, cet Indien, Angel de Chalatenango, taciturne et souriant, qui nous regardait l'un après l'autre et qui pouvait nous égorger très doucement, comme on ouvre des fruits.

J'ai voulu parler de Lili, de la lagune d'Orandino, des camions qui emmènent chaque matin les enfants des Parachutistes pour les faire travailler aux champs, des femmes qui besognent chaque jour à l'usine de congélation et d'empaquetage, pour enrichir la Mac Cormick, la Strawberry Lake.

J'ai dit à Hector : « Est-ce que tu es venu porter ici la lame de la révolution ? » Hector a souri de la solennité de la question. Il a paru réfléchir en aspirant une bouffée : « Ami, tu dois savoir que la révolution ne se fait pas avec des sentiments, même si ce sont de bons sentiments. »

Don Chivas a cru bon venir à son aide. Il a ajouté à mon intention : « Tu sais, ici, nous avons l'expérience, la révolution, la lutte armée, la réforme agraire, les nationalisations, et même le soulèvement indigène au Chiapas, nous avons tout fait. Nous avons largement un siècle d'avance. »

Hector a grimacé, la fumée de son cigare lui piquait les yeux. « Un siècle, c'est vite passé. Un jour on se réveille et on a un siècle de retard. »

L'alcool circulait, de petits verres de tequila, ceux qui portent une croix au cul, hasta no verte Jesus. Après cet échange, Hector était fatigué. Il a changé de style. Don Chivas a apporté sa guitare, et ils se sont mis à jouer à tour de rôle, des rondos, des airs espagnols. Hector jouait bien, les filles de Bertha se sont assises sur des coussins pour l'écouter, serrées l'une contre l'autre. La lumière de la fin d'après-midi était chaude et jaune comme le tequila dans les verres, elle filtrait à travers les vitraux des fenêtres. Hector a commencé à chanter, des ritournelles mélancoliques, amoureuses, ses yeux bruns luisaient d'émotion sous l'ombre de ses sourcils épais.

Tout cela était bien romantique. Je pouvais imaginer que c'était avec ces chansons qu'il avait séduit Dahlia, qu'il l'avait prise au piège, tour à tour dur et cassant quand il exposait ses théories sur la guérilla, et tendre et nostalgique quand il interprétait les romances d'Agustín Lara, ou La Sandunga chère à Frida Kahlo.

J'en ai conclu qu'un géographe français ne pouvait rien comprendre à l'histoire récente de l'Amérique latine, ce mélange de comédiens et de tragédiens, et sans doute encore moins à l'histoire d'amour entre Hector et Dahlia— quand de la chambre adjacente est sorti Fabio, pareil à un petit prince doré. Je ne le connaissais que par ses photos. Il semblait vraiment né d'un livre d'images, les cheveux emmêlés de sommeil et les yeux encore embués de rêves.

Il s'est blotti dans le giron de Dahlia, pour écouter la musique. Il avait la grâce, la couleur de peau et les cheveux de sa mère, et les grands yeux humides et sombres de son père.

Il nous a observés l'un après l'autre avec la gravité des enfants, et chacun lui a souri. Angel n'a pas semblé ému. Il était pareil à Fabio, avec un regard à la fois intimidé et insistant.

J'ai ressenti un frisson que j'ai du mal à expliquer, comme si tout ce que nous avions dit, toutes ces belles phrases à propos de la révolution et de la religion, cette évocation des accords passés entre Mitterrand et Portillo, les atermoiements précautionneux de Reagan qui ne voulait pas désavouer les militaires de la répression en Amérique latine, de peur de voir s'étendre la maladie contagieuse de la rébellion, tout cela était balayé par le regard de ce petit garçon et celui de l'Indien de Chala-tenango, par la force juvénile de ceux qui n'avaient pas besoin de mots. Une force qui débordait de l'histoire comme la lave d'un cratère, avançait avec lenteur, avec majesté, une force pareille à la vie.

J'ai laissé Don Chivas et Hector à leurs chansons. J'ai embrassé Dahlia, et Fabio. Je n'étais pas sûr de les revoir un jour. J'avais l'impression d'être sur une sorte de radeau qui dérivait le long d'une côte brumeuse.

Si j'avais pu, si j'avais osé, j'aurais traversé le canal sur un des ponts de planches pour entrer dans le quartier des Parachutistes, jusqu'à la lagune d'Orandino. Pour chercher Lili, pour me plonger dans son regard, entendre sa voix. Pour l'observer en train de préparer le souper de la vieille qu'elle appelait sa grand-mère, avant de monter dans la voiture du Terrible, qui l'emmenait gagner sa vie dans les Jardins.

Mais je suis retourné à l'appartement vide. Quand je me suis allongé sur le matelas, les autos reprenaient leur ronde du soir à travers les rues étroites et embouteillées, lançant à coups de klaxon les premières notes de La Cucaracha, de La Raspa, de La Bamba.


Raphaël est venu à l'Emporio. Quand il est entré dans la bibliothèque, je ne l'ai pas reconnu. Il m'a paru plus grand, plus fort. Ses cheveux avaient poussé très dru sur son crâne rond, il avait l'air d'un esquimau.

Il a regardé mes cartes, mes notes. « À quoi ça sert ? »

J'ai tenté de me justifier : « Je prépare un voyage d'étude dans la vallée du Tepalcatepec, ai-je dit. Je dois choisir ma route. » Il a pris une des feuilles pour l'examiner, un peu de travers. « C'est le chemin que tu vas suivre ? » Il montrait la ligne du fleuve, les affluents, les courbes de niveau.

« Je dois essayer d'aller en ligne droite, pour faire une coupe. »

Il ne comprenait toujours pas : « À quoi ça sert d'aller tout droit ? »

J'ai dit : « C'est une reconnaissance. »

Raphaël n'a pas relevé le mot, même si ça ne devait pas signifier grand-chose pour lui. Il a remarqué : « Mais si tu vas tout droit, tu ne pourras pas rencontrer des gens ? »

J'ai secoué la tête : « Non, je ne rencontrerai personne. C'est une étude de la terre, je n'ai pas besoin de rencontrer des gens. » Il m'a regardé avec étonnement : « Mais comment tu peux étudier la terre si tu ne rencontres pas ceux qui habitent dessus ? » C'était plutôt logique, mais j'ai préféré changer de conversation.

Il était trois heures après midi, l'heure creuse. Il n'y avait personne dans la bibliothèque, à part Tina, une étudiante chargée de surveiller, et qui semblait plongée dans la lecture d'un roman-photo.

J'ai emmené Raphaël dans l'orangeraie. Il examinait tout avec la même curiosité : le bassin d'azulejos, la fontaine arrêtée. Les arbres dans leurs pots, les tables en fer décorées de réclames pour une marque de bière, les parasols. Il a voulu voir les cubicules qui ressemblent à des alvéoles (Don Thomas aime à comparer les chercheurs à des abeilles).

Je lui ai fait visiter les bureaux désertés à l'heure du déjeuner. Ce qui l'a le plus impressionné, ce ne sont ni les ordinateurs ni les photocopieuses, ni même le projecteur avec son écran. C'est un cadran solaire du siècle passé, scellé dans le mur de briques au fond du patio. Il a lu la formule en latin gravée sur un écusson en plâtre : In horas non mutatur. Il m'a demandé ce que cela signifiait, et quand je le lui ai dit, il s'est exclamé : « Mais ça n'a pas de sens ! Pourquoi avoir écrit un tel mensonge ? » J'allais lui expliquer la vanité des anciens propriétaires de la demeure, les hacendados Verdolaga, qui se piquaient de connaître leurs humanités comme Pickwick, mais Raphaël a continué sur son idée : « Tu connais deux heures qui sont identiques ? Tu as déjà vécu des jours qui ont duré des mois, d'autres qui passaient en un instant ? » Je lui ai fait observer qu'il portait sa belle montre à son poignet, depuis son voyage au Pacifique. Il m'a dit : « Mais ce n'est pas pour moi, c'est pour mon travail, mon patron veut que je sois à l'heure. » J'étais surpris de la nouvelle : « Tu travailles maintenant ? Qu'est-ce que tu fais ? » Il a été un peu évasif. « Je travaille au marché, dans un magasin qui vend des grains. » Il s'est un peu reculé pour admirer le cadran solaire. « Ta phrase est idiote, a-t-il conclu, mais l'objet est utile, je pourrai en fabriquer un pour Campos, et le placer sur la grande tour d'observation des étoiles. »

Nous sommes allés nous asseoir à l'ombre d'un parasol. J'ai préparé deux cafés au percolateur. Raphaël a pris le sien avec beaucoup de sucre. Il regardait la cassonade couler de sa cuillère avec un amusement enfantin. Puis il m'a raconté : « Je ne vis plus à Campos. Je travaille pomme ttre de l'argent de côté et continuer à voyager. À mon âge, il faut tout essayer, j'ai beaucoup à apprendre. Tu ne crois pas ? » J'ai dit : « Et tes amis ? Le Conseiller, comment s'appelle-t-il ? — Anthony. Jadi. C'est lui qui nous le demande. Il veut que nous soyons prêts à partir. Il a dit que nous devons nous préparer à vivre ailleurs. Un garçon est déjà parti, il est allé à Mexico, il nous a écrit pour prévenir qu'il allait se marier avec une fille de là-bas. »

Je l'ai regardé sans savoir quoi dire. J'éprouvais une sorte d'inquiétude à penser que Raphaël avait quitté la protection des hauts murs de Campos, qu'il s'était jeté dans la Vallée.


Raphaël a peut-être deviné mon sentiment, parce qu'il a parlé d'autre chose.

« Est-ce que je t'ai déjà dit comment mon père et ma mère se sont connus ? »

Je restais silencieux à le regarder, alors il a continué :

« Mon père est de la nation innue, du lac Saint-Jean, au nord du Québec, une région où il n'y a pas de routes, seulement des forêts et des rivières. Quand il avait vingt ans, mon père est parti pendant l'hiver chasser avec mon oncle dans la forêt. Ils ont marché pendant des jours, sans trouver de gibier, puis ils ont été pris par une tempête de neige et ils se sont perdus. Alors qu'ils avançaient pour retrouver leur chemin, mon père est tombé dans un piège à élan et il s'est cassé la jambe. Il ne pouvait plus marcher, alors mon oncle lui a construit un abri, il lui a laissé les vivres et l'huile pour allumer du feu et il est parti à la recherche de secours. Il a continué vers le sud jusqu'à ce qu'il trouve une voie ferrée, et il a grimpé dans le premier train qui transportait du bois vers l'ouest. Le train a roulé pendant une nuit, jusqu'à ce qu'il passe près d'un petit village dans la forêt, alors mon oncle a sauté du train et il est allé frapper à la porte d'une maison. Un homme a accepté d'aller chercher mon père avec son traîneau. Ils l'ont ramené au village et ils l'ont soigné, ils lui ont mis des attelles et des bandages, parce qu'il n'y avait pas de médecin dans le village. Là où il était soigné, mon père a fait la connaissance d'une jeune fille très belle, avec des cheveux blonds et des yeux bleus, et il est tout de suite tombé amoureux d'elle, et elle aussi était amoureuse de lui. Quand il a été guéri, il est reparti vers Saint-Jean, mais il a promis de revenir et ils se sont mariés. La jeune fille s'appelait Marthe et c'était ma mère. Ils sont allés vivre à Rivière-du-Loup, où mon père a travaillé dans la scierie, et c'est là que je suis né. »

Raphaël avait raconté cette histoire simplement, sans élever la voix, cela ressemblait à un conte de fées. Or la fin de son histoire était plus triste : « Maintenant, ma mère est morte. Elle avait une maladie de cœur, elle est morte quand j'avais dix ans. Mon père n'a pas supporté, il s'est mis à boire, il a quitté son travail. Un soir il s'est battu, il a blessé quelqu'un et on l'a enfermé en prison. Le juge m'a fait interner chez les Pères, mais je me suis sauvé plusieurs fois, et chaque fois la police me rattrapait et me ramenait au pensionnat Alors mon père a décidé de s'enfuir, un jour pendant que les prisonniers travaillaient dans la campagne, il a pris une voiture et nous sommes partis vers le sud, jusqu'ici. Voilà, c'est mon histoire. »

Nous sommes restés un long moment sans parler, dans la chaleur de l'après-midi. La ville était en suspens. C'était l'heure douce où Don Thomas aimait s'enfoncer dans sa sieste. Il avait à cet effet installé un lit de camp dans son bureau, à l'autre bout de l'Emporio, dans une ancienne chambre de service. Quand j'ai su son habitude, je lui ai raconté l'histoire de Saint-Pol Roux, et cela lui a tellement plu qu'avant de somnoler il accrochait à sa porte un écriteau sur lequel était inscrit : « Le directeur travaille. »

Bientôt la soirée commencerait, les voitures se remettraient en marche. Sur le même ton avec lequel il avait raconté l'histoire d'amour de son père et de sa mère, Raphaël a dit :

« Tu m'as demandé de t'écrire l'histoire de Campos. Je vais le faire parce que déjà Campos n'existe plus. C'est le Conseiller qui l'a dit. Il a reçu une lettre recommandée du propriétaire du terrain, nous avons quarante-cinq jours pour partir ailleurs. »

La nouvelle m'a étonné. Je savais qu'une menace planait, et les rumeurs circulaient sur la colonie de Campos. J'ignorais que ce fût imminent. J'ai voulu dire à Raphaël que tout n'était pas perdu, que je pouvais essayer de mobiliser les gens de l'Emporio, les anthropologues, que nous pourrions parler à Aranzas.

Mais Raphaël n'écoutait pas. Il s'exaltait un peu : « Le Conseiller nous avait prévenus que nous vivions sur un volcan, qu'un jour le volcan se réveillerait et tout serait terminé. Nous ne connaissons ni le jour ni l'heure. C'est pour cela que nous devons partir aujourd'hui. Nous devons recommencer ailleurs. »

Il avait une voix jeune et fraîche, il me semblait que j'écoutais Lili en train de parler de son départ vers la frontière. En même temps, je pouvais ressentir son inquiétude. Campos, c'était son village. Quand il était arrivé, il était encore un enfant révolté qui ne parlait à personne. Maintenant, il était devenu un homme.

« Où est-ce que vous irez ? » J'ai posé la question en sachant que j'enfreignais une règle de Campos, de ne jamais parler au futur.

Raphaël m'a répondu néanmoins : « Nous irons au sud. Je ne connais pas l'endroit, personne ne le connaît. Jadi a rêvé d'un endroit, au sud, dans la mer. Peut-être que c'est là que nous vivrons. Nous verrons bien. »

J'avais envie d'en savoir plus. J'aurais parlé de détails, d'argent, de passeports. J'ai compris que ça ne servirait à rien. J'aurais pu aussi bien demander une carte, des itinéraires, des horaires de car.

Raphaël avait l'air rêveur. Puis il a dit : « Une chose que je regrette, Jadi est vieux. Je ne sais pas s'il peut voyager maintenant. Il parle de nous laisser, et de retourner chez lui, près de sa famille. Mais nous avons besoin de lui. »

Avant de partir, Raphaël m'a montré une chose étrange. De l'intérieur de sa chemise, il a tiré une feuille de papier qu'il a dépliée, et sur laquelle était inscrit le dessin que je reproduis ici :

« Tu vois, m'a-t-il dit pour répondre à mon inquiétude, moi aussi je voyage avec une carte. Ce n'est pas une carte de la terre, c'est un morceau de ciel que j'ai choisi, et que j'ai dessiné pour toi. »

Ensuite il a relevé la manche de sa chemise pour me montrer son poignet gauche. J'ai vu sur la peau brune sept brûlures qui représentaient le même dessin. « Je l'ai fait avec un clou chauffé au rouge. Pour ne pas me perdre. »

Il y avait dans son regard une fureur tranquille. Je me souviens qu'à cet instant j'ai ressenti un vide, et mes oreilles ont tinté, parce que je venais de comprendre la folie des habitants de Campos et de leur Conseiller, tout ce qui les condamnait aux yeux des gens ordinaires et qui les chassait de la Vallée.


Je reviens à Orandino comme à l'endroit le plus vivant de la Vallée.

La lagune n'est pas très grande. En hiver, à la saison sèche, l'eau est d'un bleu profond. Le soir, les hirondelles volent si bas que leurs ailes frôlent la surface en faisant naître des frissons. Elles cueillent au passage une gorgée d'eau, peut-être un insecte.

Au début, les Parachutistes s'étaient installés au bord de la lagune, sur toute la rive, pour profiter de l'eau et aller un peu à la pêche aux grenouilles. Et puis un jour, j'ai remarqué une palissade sur la rive sud. Quelque temps après les bulldozers sont venus détruire une cinquantaine de masures, et araser le terrain. Il paraît que c'est un projet financé par les nombreuses banques de la Vallée, pour créer un lotissement de luxe, avec des jardins, une piscine à ciel ouvert et un parcours de golf. Ça s'appellera Orandino, tout simplement.

Le naguatlato Uacus qui habite non loin m'a expliqué le montage de l'affaire : ce sont les avocats et les notaires de la Vallée qui se sont associés pour emprunter aux banques.

L'avocat Aranzas a apporté sa caution : les Parachutistes sont pour la plupart à son service. Il est probable qu'ils ne se sont pas installés au bord du lac par hasard. Le terrain appartenait à la dernière survivante d'une des grandes familles de la Vallée, une vieille fille du nom d'Antonina Escalante. En les envoyant sur ces terres, Aranzas préparait l'ordre d'expropriation, en vertu des lois révolutionnaires qui octroient les lopins inoccupés aux paysans sans terre. Il ne restait plus qu'à racheter leurs lots, contre un petit pécule qu'ils ne pouvaient pas refuser.

De l'autre côté du lac, la situation restait inchangée. La cabane de la grand-mère de Lili était toujours là. J'ai frappé à la porte ouverte, et je suis entré. Dans la cuisine, j'ai aperçu la forme noire de Doña Tilla, assise sur sa petite chaise d'enfant, pareille à une sorcière.

Elle n'a pas bronché quand je suis entré. Sur son visage couleur de vieux cuir, ses yeux faisaient deux taches vitreuses. Comme souvent les aveugles, la vieille n'a peur de rien. Elle a senti ma présence, mais elle n'a pas fait un geste.

À un moment, elle a crié d'une voix désagréable : « Qui est-ce ? » Puis : « Allez-vous-en ! »

J'aurais dû essayer de l'amadouer, lui apporter une bouteille de soda, des gaufrettes. J'aurais attendu Lili.

Mais Lili ne viendra pas aujourd'hui. Beto, un des gosses qui m'espionne chaque fois que je rends visite à Lili, un garçon indien au visage ingrat en lame de couteau, me dit que le Terrible l'a emmenée dans son auto hier soir. Chez Jorge, je lui achète des bonbons pour qu'il les partage avec les autres gosses du quartier. Peut-être qu'il va plutôt les cacher quelque part, dans un coin, en hauteur pour que les chiens ne les emportent pas.

La ville des Parachutistes s'étend sur plusieurs kilomètres, le long du canal d'irrigation. Personne ne s'y aventure, pas même un anthropologue en quête d'un sujet. Ces gens n'existent pas vraiment. Ce sont des fantômes.

Dans la journée, je n'y croise presque personne. Les chemins de terre sont bombardés, la boue n'y sèche pas, même lorsqu'il ne pleut pas. L'eau du canal s'infiltre dans la terre noirâtre, l'imprègne de son odeur.

J'ai fait connaissance avec quelques gosses du canal, Firmin qui habite la maison voisine de celle de Doña Tilla. Beto, Fulo, et quelques autres dont j'ai oublié les noms. Ils sont agressifs et méchants, mais ils se sont habitués à me voir, ou peut-être à recevoir des bonbons et des chiclés.

Ici, la plupart des enfants travaillent Les camions les ramassent avec les femmes, au petit matin, et les emmènent aux champs de fraisiers. Pendant la saison de la cueillette, beaucoup accompagnent leur mère aux usines d'emballage et de congélation, à la sortie de la ville, sur la route de Carapan, de Yurecuaro. Les usines ont des noms qui résonnent bien. J'aurais pu les mentionner dans ma conférence. Elles s'appellent El Duero, Azteca, Rio Frio, Cornucopia Co. Elles font partie de l'ARCEF, l'Association Régionale de Congélation et d'Exportation de Fraises.

De grands châteaux de ciment gris, entourés de parkings où gire en permanence un ballet de semi-remorques, et qu'un des économistes de l'Emporio a comparés aimablement à des ruches. En effet, les usines vrombissent à cause des compresseurs qui fabriquent nuit et jour de la glace.

J'ai voulu visiter une des usines, mais je n'ai pas pu. Un gardien armé, vêtu d'un uniforme gris, m'a expliqué que c'était interdit pour des raisons d'hygiène. Il m'a raconté les sas munis de souffleries pour écarter les mouches, les rayons ultraviolets pour tuer les microbes. En même temps, je pensais aux gamins en guenilles qui franchissent chaque matin ces portes. Les douche-t-on avant de les envoyer équeuter les fraises ? J'ai eu l'impression que le gardien se moquait de moi. Je devais en effet ressembler à une grosse mouche curieuse qui allait bom-biner aux oreilles des administrateurs. Peut-être qu'ils avaient lu El Imperialismo fresa d'Ernest Feder, et qu'ils n'avaient pas aimé.

Dans la boutique de Don Jorge, j'attends le retour des camions.

Don Jorge, l'épicier, est un homme d'une cinquantaine d'années qui bavarde volontiers. Il m'a déjà raconté plusieurs fois sa vie de l'autre côté, quand il était cheminot à Détroit, État du Michigan. Il boîte, parce qu'un rail lui est tombé sur le pied et lui a sectionné quatre orteils. Mais il considère que cet accident a été une bénédiction du ciel, car la compagnie de chemin de fer lui verse depuis ce jour une petite pension, avec laquelle il a pu acheter son épicerie. Il m'a montré sa carte mica, sa carte de sécurité sociale, et son permis de conduire. Sur la photo plastifiée, il n'est pas « Don » Jorge. Il est sombre, le visage barré par une épaisse moustache, il a l'air de n'importe quel immigrant venu du Sud. J'ai pu lire sa date de naissance, octobre 1938. Il avait cinq ans quand le volcan Paricutín a poussé dans un champ, du côté d'Angahuan. Mais il ne se souvient de rien.

Vers trois heures de l'après-midi, les camions arrivent. La route du canal est défoncée, étroite, les camions n'entrent pas. Ils font demi-tour sur un terre-plein, à l'entrée du lotissement des Huertas, devant la tortillería.

D'un seul coup le quartier se remplit. Des groupes de femmes, habillées de haillons poussiéreux, pantalons et sneakers sous les jupes informes, têtes enveloppées dans de vieux linges. Elles parlent fort, elles rient. Derrière elles marchent des enfants, en haillons aussi, visages brûlés par le soleil. Ils portent des sacs en plastique qui contiennent des fraises grapillées dans les champs. Ils ne rient pas, ne parlent pas. Le soleil qui a brûlé leurs visages a aussi brûlé leurs langues.

C'est l'heure où Don Jorge fait des affaires.

Je suis un peu en retrait, dans un angle de la boutique, en train de boire mon soda à petites gorgées, je regarde les femmes qui défilent. Des vieilles drapées dans leurs châles bleus poussiéreux, des jeunes accompagnées d'enfants pieds nus dans des galoches, ou chaussés de baskets trop grandes lacées avec des ficelles. Elles achètent pour deux sous de bonbons, de biscuits, des cigarettes à l'unité. Jorge leur sert à la louche du Kulay (du Cool-Aid) rosâtre dans des sacs en plastique qu'elles vont téter dehors.

Je fume une cigarette au soleil, devant la boutique, quand je suis abordé par deux petits enfants, un garçon et une fille, âgés de cinq et sept ans, tout sales, morveux, en guenilles. Ils s'appellent Adam et Eve. Ils ont des visages non pas indiens comme les autres gosses du quartier des Parachutistes, mais clairs, avec des cheveux blonds et des yeux verts. Ils viennent des Altos du Jalisco, de Teocaltiche. Ils mendient, la petite fille a une voix geignarde.

Je les connais. Je les ai déjà vus chez Don Chivas, un dimanche après-midi. Nous bavardions, je crois que Dahlia était là elle aussi. On a sonné à la porte, la bonne est allée ouvrir, et tout à coup se sont présentés devant nous ces deux petits pauvres, serrés l'un contre l'autre, avec leurs tignasses emmêlées, leurs yeux enrhumés, ils grimaçaient au soleil en se haussant sur la pointe des pieds pour regarder à l'intérieur de ce palais. La fillette tirait son petit frère par la manche de sa chemise, et lui d'une main essayait de retenir son pantalon qui tombait sur ses fesses.

« Qu'est-ce qu'ils veulent ? » a demandé Don Chivas.

Et la fillette avec la même voix nasillarde qu'une élève en train de réciter sa leçon : « … si vous pouvez nous donner des fruits pour l'amour de Dieu… »

Elle avait sans doute aperçu la corbeille de fruits restée sur la table, encore pleine de pommes rouges et de raisin autour desquels bourdonnaient des guêpes. Don Chivas s'est détourné d'un air ennuyé, il a dit à la bonne : « Donne-leur un sac en plastique pour qu'ils ramassent les goyaves et les mangues tombées par terre dans le jardin, et donne-leur aussi le pain rassis. »

Je n'ai pas oublié cette anecdote.

À présent Adam et Eve étaient arrêtés devant la boutique de Don Jorge, la petite psalmodiait quelque chose d'inintelligible, sans même tendre la main. Des sous, de quoi manger.

Je suis allé dans la boutique acheter quelques chewing-gums du « Tigre », des marshmallows rances, que Don Jorge a mis dans un sac. Quand j'ai donné le tout à Eve, elle n'était pas sûre de pouvoir le garder, même le sac en plastique rose l'intimidait. Puis elle a tourné les talons, elle est partie en serrant le sac sur sa poitrine, elle marchait trop vite et Adam la suivait en geignardant, en trottinant, avec son pantalon qui dégringolait.

J'ai attendu encore un peu. J'espérais que malgré tout Lili reviendrait pour voir sa grand-mère. Ma Lili au visage d'enfant, au corps de femme, à la vie perdue.

Je pensais à son portrait avec le Terrible, elle et son regard extatique, comme si elle avait bu et fumé, et le maquereau coiffé d'un chapeau de cow-boy, avec sa peau grêlée, et son air de général d'opérette, dans le jardin Atlas où autrefois les soldats du Christ-Roi avaient fusillé les fédéraux.

Dans les cahutes, le long du canal, jusqu'au mur d'Orandino, les femmes préparaient le repas, et les fumées qui montaient des braseros répandaient une odeur mélangée de cuisine et de pétrole. Le soleil éclairait les toits de tôle. Cela avait un air de fête et en même temps de solitude, je ressentais le poids du temps, comme si la terre était en train de basculer et poussait tout ce qui existait vers l'abîme de l'horizon bordé de volcans. Je ne sais pas pourquoi, je me suis souvenu de ce que Raphaël avait dit, dans la bibliothèque : Nous ne connaissons ni le jour ni l'heure.

J'ai marché jusqu'au pont de planches qui traverse le canal, la frontière des riches des Huertas, et j'ai pénétré dans le lotissement par une brèche dans le grillage, là où étaient passés Adam et Eve.


Dahlia était à l'orangeraie de l'Emporio pour le café de midi. Elle était assise timidement à un bout de la table rectangulaire, les yeux baissés. Depuis qu'elle habitait avec Hector et Fabio chez Don Chivas, je ne la voyais plus. Elle avait l'air malheureux. Elle était pâle, Mexico et sa chape de soufre avaient terni l'éclat de sa créolitude. A côté de Bertha et de son mari, elle paraissait une enfant.

S'étaient retrouvés là les historiens et sociologues, et même le naguatlato Juan Uacus, pour célébrer Thomas Moises. Les anthropologues s'étaient abstenus. Le bruit courait qu'ils étaient en train de comploter pour prendre le pouvoir à l'Emporio.

Seuls de leur équipe, Ariana Luz était là, avec Garci Lazaro. Le bruit courait aussi qu'Ariana était le point faible de Thomas Moises, qu'il s'était amouraché d'elle, et qu'elle le suivait comme son ombre pour mieux le trahir. Elle était l'« oreille » de la faction des anthropologues, elle leur rapportait tout ce qui était susceptible de nourrir leur funeste projet.

La présence à l'Emporio du révolutionnaire Hector Gomez devait être pour eux une aubaine. Quand Don Thomas avait officiellement invité le Salvadorien à participer à un séminaire d'histoire contemporaine, Guillermo et sa bande avaient compris que le moment était venu d'agir. Ils avaient écrit un rapport au ministère de l'Éducation, et monté un dossier secret, avec l'appui des notables.

Hector était assis à côté de Thomas Moises, avec l'Indien Angel un peu en retrait derrière lui. Il fumait son cigare d'un air détaché, les yeux mi-clos, sans écouter ce qui se disait. Don Thomas a annoncé la conférence du vendredi, qui s'intitulerait simplement : « Révolutions ». Sans perdre son expression d'indifférence, Hector a parlé de ce qu'il avait vécu au Salvador, de la mort de Monseigneur Romero, des révoltes étudiantes et de la répression.

Quand il a eu fini de parler, c'est Garci qui a lancé son attaque. De sa voix grinçante, avec son accent un peu manière de Castillan, mais ses yeux bleu-vert globuleux jetant un éclat venimeux :

« Hector, je t'ai entendu parler de Monseigneur Romero. Est-ce qu'il n'était pas un terroriste ? » Il a dit cela doucement, dans un instant où la conversation était en suspens, où chacun avait le nez dans sa tasse de café.

Tous les regards étaient tournés vers Hector, même Don Thomas restait coi, la tasse à mi-chemin de la bouche. J'ai vu dans les yeux de Dahlia une étincelle fiévreuse, indignée. J'ai remarqué que ses lèvres tremblaient.

« Tu dois avoir honte de ce que tu viens de dire, Garci. »

Elle s'est levée, les mains à plat sur la table, pour mieux parler. Elle s'adressait à Garci, à lui seul. Elle a continué :

« Je ne sais pas si tu dis cela parce que tu es ignorant de l'histoire du Salvador, ou si c'est pour avoir l'air intelligent en te faisant l'écho de ceux qui ont assassiné l'évêque Oscar Arnulfo Romero, la voix des sans-voix, l'homme qui parlait pour ceux que l'Église aurait dû protéger. Les oubliés, ceux que les riches et les puissants traitent en ennemis. »

Elle s'est interrompue, dans un silence impressionnant, et chacun de nous restait en arrêt, en attendant la réplique qui allait venir. Dahlia était debout, tous les regards braqués sur elle. Elle était très belle à cet instant, dramatique, une actrice sur la scène.

« Voilà plus de dix ans que Monseigneur Romero a été assassiné pendant qu'il disait une messe pour les cancéreux dans l'église de la Médaille-Miraculeuse, et ceux qui l'ont tué sont les mêmes qui accusaient le Christ, ce sont les militaires, les émissaires de la CIA envoyés par Ronald Reagan. Et ce que tu dis quand tu parles de terroriste, tu dois savoir que Monseigneur Romero avait pardonné à ses assassins avant même qu'ils le tuent, et chaque dimanche dans la cathédrale de San Salvador les gens venaient l'écouter parce qu'il était leur lumière, à travers le monde entier les médias transmettaient ses paroles, et le gouvernement devait chaque fois le contredire, et nous n'avons pas besoin de chercher ceux qui l'ont tué, ceux qui ont été les auteurs intellectuels de ce crime, parce qu'ils l'ont dit et répété, si Monseigneur Romero continuait à prêcher, ils ne pourraient plus garantir sa sécurité. Et dans l'église des cancéreux, il l'a dit à ceux qui voulaient le tuer, nous sommes un même peuple, les pauvres sont nos frères et nos sœurs, il leur a rappelé la parole de Dieu, tu ne tueras pas, le soldat doit désobéir aux ordres et déposer les armes, il a dit ses derniers mots ce jour-là, au nom de Dieu, au nom du peuple qui souffre et qui en appelle au ciel, je vous demande, je vous supplie, je vous ordonne, cessez la répression ! »

Dahlia s'est arrêtée, les yeux brillants, les cheveux bouclés en bataille, et tout d'un coup, dans le silence qui s'est ensuivi, il s'est passé cette chose incroyable, dans l'orangeraie de l'Emporio, dans la chaleur de midi, les applaudissements ont fusé, Hector et l'Indien d'abord, puis tout le monde, à l'exception de Garci et d'Ariana, et Dahlia est restée debout, son visage empourpré, belle comme une icône.

Et nous avions l'impression que Monseigneur Romero était présent parmi nous, qu'il avait parlé pour eux aussi, pour les Parachutistes du canal, pour les femmes et les enfants courbés chaque jour sur les champs de fraisiers, enfermés dans les usines de congélation.

Je crois qu'à cet instant tous, à un degré plus ou moins grand, nous étions amoureux de Dahlia. Même Garci devait être troublé, parce qu'il a été le premier à se lever en toussant et à s'en aller, et Ariana ne l'a pas suivi. Don Thomas est resté avec Dahlia. C'était la première fois qu'il la voyait réellement, non plus l'étudiante un peu fofolle dont tous les garçons parlaient entre eux, cette jolie créole aux yeux de velours, mais une vraie femme, intelligente, passionnée, qui savait tenir tête, qui avait quelque chose à dire.

Quand je me suis approché, j'ai entendu qu'il la questionnait sur Porto Rico, elle lui parlait des problèmes sociaux, des femmes battues et abandonnées, de la drogue, du sida qui faisait des ravages dans les quartiers populaires de San Juan. J'ai cru comprendre que Don Thomas voulait l'intégrer dans l'équipe des chercheurs, lui offrait de faire une conférence du vendredi sur son pays. Il disait une banalité, du genre : « … personne ne sait ce que c'est que Porto Rico, ils croient que c'est une île où on boit du rhum et où on danse la salsa. »

Dahlia était au centre d'un petit groupe, Menendez, Rosa la secrétaire, Hector et Angel, et bien sûr Don Chivas et Bertha que son discours avait enthousiasmés.

Elle riait, elle était radieuse, elle avait oublié toute la noirceur de sa vie. Je me suis dit qu'elle avait peut-être enfin trouvé sa place.

Don Thomas se tenait un peu à l'écart, les mains dans les poches de sa guayabera bleu ciel, la tête penchée de côté, un sourire paternel sur son visage, avec son ventre rond, ses cheveux noirs à mèches grises qui lui donnaient l'air d'un pandit débonnaire.

L'Emporio connaissait ce bref répit dans la bataille pour le pouvoir. Don Thomas l'ignorait, ou ne voulait pas le savoir : il était trahi par la plupart de ceux qui l'entouraient, comme l'avait été Monseigneur Romero. Il savourait sans doute ses derniers instants de paix, le bonheur d'un échange intellectuel, quand un révolutionnaire, son homme de main et son ex-femme pasionaria pouvaient se rencontrer librement dans l'entrepôt de la pensée et du savoir, au cœur d'un des États les plus traditionalistes de l'Union mexicaine.

Pourtant, j'ai ressenti une vague nausée, un malaise, à l'idée que tout cela n'était qu'un jeu, une pantomime sans plus de conséquence que les discussions d'étudiants, le soir, dans les cafés de la ville, et les rencontres mondaines dans la tour de Menendez à la colline des anthropologues.

J'attendais la soirée. Dans quelques minutes, quelques heures, les quatre par quatre et les SUV des planteurs de fraisiers allaient sortir de terre, un long serpent de métal qui enserrerait la ville au bruit de ses moteurs et de ses klaxons, aux coups de ses basses décuplées par les haut-parleurs, dont un des appendices avancerait le long des jardins de la Zone, et l'autre glisserait pour se perdre sur la route des volcans. Sans personne pour penser aux filles, à Lili de la lagune, prisonnières de leurs tauliers. C'était irrésistible.

J'ai laissé l'Emporio et je me suis plongé dans la ville encore endormie au soleil.


Je passe mes jours et une partie de mes nuits dans le quartier d'Orandino. Au fur et à mesure qu'approche la date du départ pour le Tepalcatepec, mon impatience grandit. Il me semble que c'est là-bas, dans cette ligne droite imaginaire que j'ai tracée à travers les montagnes et les vallées que je trouverai la raison de ma venue dans ce pays. La solution d'une énigme, aussi difficile à saisir que les secrets inavouables qui se cachent derrière les hauts murs des jardins de la Zone de tolérance, où Lili est séquestrée par le Terrible. J'ai pensé porter plainte à la police, écrire un article pour La Jornada. Je n'en ai pas eu le courage. Je suis un étranger.

Chaque matin, à l'aube, je suis sur la route de terre que parcourent les camions des planteurs de fraisiers. Sur les plates-formes débâchées, j'entrevois les formes humaines, enveloppées dans des toiles à sac pour s'abriter du froid et de la poussière.

Chaque matin, je vais rendre visite à Doña Tilla. J'espère contre toute vraisemblance que Lili sera de retour. Battue, humiliée, mais libre. Prête pour son grand départ.

La maison est sombre et froide.

Doña Tilla est recroquevillée au fond de son alcôve, à côté du lit. J'ai l'impression qu'elle ne dort jamais. Elle ressemble à une vieille araignée, rendue lente et inoffensive par le froid.

J'entre sans faire de bruit, mais elle devine ma présence, elle sent ma chaleur, mon odeur. Elle crie de sa voix hargneuse : « Qui est-ce ? » Je n'ai jamais dit mon nom, j'imagine qu'elle ne s'en souviendrait pas. Je dis : « L'ami de Liliana. » Je dépose mes offrandes sur ses genoux, les biscuits à la guimauve qu'elle aime, du pain sucré, du chocolat noir. Doña Tilla ne remercie pas. Elle ne dit pas un mot, elle ne me demande jamais pourquoi je viens, ce que je cherche. Elle reste assise sur sa petite chaise, ses vieilles mains noircies posées sur son giron, pour retenir mes cadeaux dans son tablier. Ses jambes sont striées de veines noueuses, ses pieds aux ongles en griffes sont à moitié enfilés dans des tongs.

Je lui parle un peu, d'une voix monotone, je ne suis pas sûr qu'elle comprenne ma langue. Je lui parle de Lili, de sa vie quand elle était petite, à Oaxaca, de son père qui la battait, de son espoir d'aller vivre ailleurs, dans un endroit où elle serait libre.

Quand je m'éloigne, et que je reste devant la maison à fumer, je l'entends qui grommelle entre ses dents, une litanie d'insultes, chingada, chingada vaina, hembra, perra. Ou bien je l'entends se lever, fourrager dans la cuisine. Elle utilise un seau pour ses besoins, derrière un rideau. Elle grignote quelques biscuits, qu'elle trempe dans un verre avant de les écraser entre ses gencives édentées. Parfois elle marche jusqu'à la porte de la maison en tirant sa chaise. Elle fait quelques pas dehors au soleil, en s'appuyant sur un manche à balai en guise de canne. À la lumière, ses cheveux très longs, gris, épais, luisent comme une crinière. Elle ressemble à une très ancienne statue sortie de la chambre d'un temple.

Elle s'assoit, toute petite et très droite, les yeux fermés à cause de la lumière, sans lâcher son manche à balai. Indifférente, hautaine.

C'est elle qui a recueilli Lili quand elle fuyait son père. C'était il y a longtemps. Puis les Parachutistes sont arrivés, ont pris possession d'Orandino. Et Doña Tilla a sombré petit à petit dans la folie sénile. De temps à autre, elle entrouvre les paupières et je rencontre son regard troublé par la cataracte. Il me semble qu'elle veut me dire quelque chose que je ne comprends pas.

À Orandino tous la craignent et la respectent, sauf les enfants qui entrent dans sa cabane pour lui chiper des biscuits. Les femmes du quartier lui apportent à manger chaque soir, du riz et du bouillon. Lili paye une petite fille voisine pour qu'elle balaye le matin et vide son seau dans le canal. Il paraît qu'un jour une femme a apporté son enfant tombé du haut d'un arbre, déjà raidi par la mort, et Doña Tilla a massé sa fontanelle, a soufflé sur sa bouche, et l'enfant est ressuscité et a pleuré.


Je monte vers la décharge. C'est à la sortie de la Vallée, passé la colline des anthropologues, sur la route des volcans. C'est le domaine des enfants des Parachutistes.

Les gens de la Vallée qui vont passer un week-end au bord de mer, ou pique-niquer dans le parc naturel des volcans avec leurs enfants, roulent devant la montagne de détritus sans s'arrêter. Sauf, parfois, pour jeter un sac-poubelle, ou lâcher un objet encombrant dont les bennes des éboueurs n'ont pas voulu. Même dans ce cas, ils ne s'arrêtent pas. Leurs camionnettes ralentissent sur le bas-côté, ils poussent l'objet au pied de la montagne, puis ils s'en vont à toute vitesse en remontant les glaces, à cause de l'odeur et des mouches.

Beto, au visage d'Indien. C'est lui qui m'a emmené la première fois au dépotoir. Il y va chaque jour, à la recherche de quelque chose qu'il pourra revendre. Au bas de la route, dans un tournant, un marché s'est installé, tenu par un vieux qui ressemble à un soldat de la révolution, somnolant sous un toit de tôle. C'est lui qui achète et qui vend. Les gosses lui apportent un pneu de camion déjanté, une plaque de fer rouillé, des bidons de plastique, des pots de verre ébréchés, du fil électrique, des robinets, de vieux cartons.

Il me regarde passer sans surprise. Depuis longtemps, le monde se résume pour lui à ce tournant de la route où il s'est arrêté, aux camions qui montent en s'essoufflant la côte des volcans, à la montagne d'immondices dont le méthane brûle jour et nuit. Au-delà, peut-être que pour lui il n'y a rien, seulement un grand fossé circulaire où tombent les humains après leur mort.

Beto est loin devant. Il a commencé à escalader la décharge. Au-dessus de nous, le ciel est bleu vif. Le vent froid chasse la fumée, mais elle tourbillonne et revient, elle souffle une haleine empestée. Au bout du chemin que les bennes des éboueurs ont tracé, les détritus récents forment une sorte de barrage, une moraine. C'est là que la plupart des gosses s'activent. Ils sont une vingtaine, peut-être davantage, semblables à de petits insectes noirs. Ils cherchent des restes de nourriture, des tortillas séchées, des paquets de pain Bimbo moisi, pour revendre aux porcheries. D'autres sont plus haut, pour découvrir un pneu abandonné, du carton ou du cuivre. Ils fouillent à mains nues, ou bien avec un bâton à clous qui forme crochet.

Autour d'eux la montagne fume. Non pas d'une seule gueule à la façon d'un volcan, mais comme si un incendie l'avait parcourue, et que la braise par moments se rallumait. Des colonnes de fumée légère, acre, jaune, qui s'enroulent dans le ciel clair.

L'air est silencieux, le soleil brûle. Il n'y a pas d'oiseaux, pas d'insectes, seulement ces mouches plates qui se plaquent sur le visage, sur les mains. J'ai perdu de vue Beto. Je reste au bord de la moraine, au bout du chemin que les bennes ont creusé dans les ordures. De l'autre côté, là où le vieux soldat a installé son étal, les sacs volants se sont accrochés aux branches des arbres, aux bras des cactus.

Ce soir-là, quand je suis allé à la bibliothèque de l'Emporio, l'étudiante Tina m'a donné une grande enveloppe sur laquelle j'ai reconnu l'écriture en caractère d'imprimerie de Raphaël Zacharie. Elle contenait plusieurs feuillets, qui racontaient la suite de l'

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