« J'écris ceci, sachant que notre temps à Campos est compté.
« Je l'écris sans colère, car ce point final était prévu dès le moment où le rêve de Campos a pris forme. Mais non sans inquiétude, car j'ignore ce qui va advenir de tous ceux qui m'ont suivi, qui ont cru en moi, en la paix et l'harmonie de ce lieu. Je suis inquiet pour tous ceux, toutes celles qui ont travaillé de leurs mains pour construire ce village et créer ces champs, pour que le rêve ne soit pas une chimère mais devienne une réalité.
« À aucun moment je ne leur ai caché que notre vie ici était temporaire, que notre communauté ne pouvait être liée à la durée de notre séjour à Campos, puisque notre seul lien avec cette terre était un bail qui prend fin tôt ou tard.
« Je n'avais pas prévu qu'il prît fin aussi tôt. Peut-être n'ai-je pas été assez attentif aux signes précurseurs, à la rumeur, à la jalousie, à la diffamation ? Ou peut-être ai-je péché par naïveté, croyant avoir su dans ce pays inspirer la sympathie, voire l'enthousiasme, alors que ce n'étaient que paroles creuses, bulles de savon, vent de girouettes.
« Sans doute ai-je manqué de lucidité, de modestie.
J'ai été comme ce poète français, mon frère, qui après avoir couru le monde, au moment de rendre l'âme s'est écrié : déjà !
« Je ne peux plus reprendre racine quelque part. Je suis trop vieux, j'ai le cœur usé. Je l'ai dit à celui que je considère comme mon fils, à qui je confie le soin de cette lettre. Raphaël, que j'ai appelé Poussin à cause des sept étoiles qu'il a tatouées sur son poignet. Je lui ai dit, pour qu'il le répète aux autres : “Il faut partir, trouver une autre terre, mais sans moi.” Il m'a répondu : “Sans toi c'est impossible.” Je lui ai dit que le moment était venu de retourner au lieu de ma naissance, à Konawa sur la Canadian River, et il s'est caché les yeux pour pleurer. J'ai ressenti un déchirement au cœur que je ne croyais plus possible. Je pensais avoir tout prévu, jusqu'au dernier jour, et un enfant m'avait gardé cette surprise. Je lui ai parlé de la vie qui l'attendait, des pays qu'il allait parcourir, des amitiés nouvelles, de la liberté. Je me souvenais qu'à son âge j'avais tout quitté pour reconnaître le monde.
« Le déchirement, c'est de comprendre que j'avais donné à cet enfant, et à tous les habitants du village, l'illusion d'une protection sans fin, comme si nous avions élu domicile au paradis. De cela aussi je me sentais coupable. J'ai été dur avec Raphaël, alors que j'avais envie de pleurer avec lui. Je lui ai dit : “Qui te manquera ? N'as-tu pas Hoatu et Christian, tu les suivras, ils sont ta famille. N'as-tu pas un père qui a besoin de toi, dans ton pays ?” Mais l'enfant m'a dit avec entêtement : “Tu ne peux pas nous laisser. Sans toi nous n'arriverons jamais jusqu'à cette nouvelle terre que tu nous as promise.”
« Alors je me suis détourné, je suis allé vers le haut du village, pour cacher ma colère et mon émotion. À présent, je ne peux plus parler, je ne veux plus décider. Je suis trop vieux, mon cœur est malade, mon âme aussi. Je veux devenir un vieillard inutile qu'on chasse, et qui s'en va mendier sur les routes en titubant, un manche à balai à la main en guise de bourdon.
« Je regrette déjà le ciel de Campos. Dans mon pays, en Oklahoma, le ciel est souvent bas. On ne peut pas y lire chaque nuit les étoiles, les amas pâles, les soleils à éclipse, les géantes lointaines dans leur halo rouge, toutes ces figures avec lesquelles j'ai vécu, le Chariot, l'œil de l'ours Dubhe, sa queue, son flanc, la gazelle Telitha qu'il chasse et qui fait voler la poussière brillante à chacun de ses bonds, et c'était le nom que j'avais donné à Hoatu quand elle est arrivée, à cause de sa façon de courir pieds nus dans les rochers de la montagne, et Christian toujours après elle parce qu'il était amoureux. Peut-être s'en souviendront-ils pour l'amour de moi ?
« Altais, le serpent enroulé, son œil Rastaban. Et Thuban qui fut le centre de l'univers avant l'étoile polaire, il y a dix mille ans.
« Que reste-t-il dans le pays où je suis né ? Quelqu'un m'attend-il là-bas ? Je suis parti depuis longtemps, tous ceux que j'ai connus sont morts, ou bien m'ont oublié. Quand j'étais jeune, j'ai voulu retrouver mon père. J'ai voulu aller en France, son pays. J'ai rêvé de connaître Bordeaux, sa ville. Mais tout ce que j'ai trouvé, c'est un plan ancien qui montre les rues, les quais, la grande rivière. Je l'ai longtemps gardé sur moi, plié dans la poche de ma chemise, et puis je l'ai perdu.
« J'ai fait la carte du ciel, et j'ai donné à chacun des enfants de Campos un morceau. Pour qu'ils n'oublient pas ce qu'ils voyaient, quand la nuit était claire. Le lait de la Galaxie qui se verse sur la voile du Vaisseau. Accroché au mât de la Carène, le fanal de Canopus qui brille chaque soir à l'ouest, au coucher du soleil. Je voudrais qu'il nous guide vers notre nouvelle terre. Rigel, le pied du cheval ailé, qui est formé de trois soleils, dont le plus petit, à peine visible dans la lunette, est l'astre le plus proche de notre monde. Ou encore les deux enfants jumeaux, ie frère et la sœur, l'un très blond l'autre très noire, pour ainsi dire nés ici, puisqu'ils tétaient encore leur mère quand ils sont arrivés. Je me souviens de la pluie d'étoiles filantes, un 13 décembre. J'ai dit à leur mère qu'ils pourraient s'appeler Krishna et Bala, et en riant elle a accepté. J'ai donné ces noms aux hommes et aux femmes quand ils sont entrés à Campos : Orion, Al Jabbar, Alnilam et son collier de perles. J'ai nommé Beit al Zouj, la Demeure de l'époux, la maison où Hoatu s'est mariée à Christian. A Sangor le sage, j'ai donné le signe Kaf de la Main ouverte, le jour où nous nous sommes rencontrés, le 18 novembre. Et à Marikua qui est douce, le croissant de la lune basculé, en souvenir de la déesse d'argent Nana Kutsi, qui régnait autrefois sur son pays, avant l'arrivée des Espagnols.
« Enfin Sirius, le Grand Chien, le chasseur Efrain Corvo, qui est entré un jour d'été à Campos, et que je n'ai pas reconnu tout de suite. Il était celui qui apporte le danger, et je l'appelle The Estranged One, l'Égaré. Si notre famille ne résistait pas, c'est que nous étions faibles. Et lui s'est installé, il a pris Adhara, la Vierge, une fille perdue qui s'était échappée d'un asile. De celles que les hommes enferment par crainte de la fissure qu'elle montre, de la faille qu'elle ouvre en eux. Adhara, avec Efrain, dans la maison de la violence. Je n'ai pas deviné ce que cet homme venait faire à Campos. Qu'il avait tué, et qu'il voulait seulement se cacher. Qu'il ne venait pas pour se joindre à nous, mais pour nous détruire.
« Lorsque les policiers se sont présentés à la porte de Campos, j'ai nié d'abord. J'ai dit que tous ceux qui vivaient à Campos avaient racheté leurs fautes passées.
« Ils m'ont ri au nez. Ils m'ont dit : “Alors, ici, c'est le paradis ?” Ils m'ont poussé sur le côté avec la crosse de leurs fusils, leur chef m'a crié : “Vieux fou ! Dénonce le repris de justice que tu abrites !” Les garçons sont arrivés, Raphaël, Oodham et Christian, ils ont formé un rang, ils étaient prêts à se battre, et le chef des policiers a eu peur. Il a donné un ordre, ses hommes ont reculé, ils sont repartis dans leur camionnette.
« Mais je savais qu'ils reviendraient. Et ce même jour, l'après-midi, ils sont revenus en force, dans trois camionnettes. Efrain et Adhara avaient été prévenus, ils se sont enfuis dans la montagne. Les policiers ont fouillé partout, jusque dans le moindre creux de rocher. Ils ont donné des coups de pied dans les portes des granges, ils ont fait envoler les poules et les dindons. Ils ont visité toutes les maisons, la tour d'observation, les ruines de l'église. Les enfants s'étaient réunis dans la maison commune, ils avaient peur.
« Les policiers ont interrogé les hommes et les femmes, mais en vain, car ils ne comprenaient pas leur langue. Ils ont piétiné le jardin de Marikua, ils disaient que c'étaient des drogues, de la mariejeanne, du haschich. Sangor a essayé de les en empêcher, et un des policiers, un garçon très jeune, l'a frappé au cou avec un bâton en l'insultant, et Sangor est tombé dans la terre du jardin.
« J'ai pensé que tout cela était dans les dessins du ciel. C'était octobre, la fin des pluies, quand Sirius apparaît au coucher du soleil. Près de la Galaxie brillait l'œil du démon, Algol, d'un éclat intermittent. Je ne dis pas que je l'ai lu dans le ciel, car ceux qui disent de telles choses mentent. Mais je l'ai ressenti dans le froid de l'espace, dans notre solitude, parce que notre seule certitude est dans ces grandes feuilles de papier d'agave sur lesquelles j'ai fait dessiner, nuit après nuit, la carte du ciel, notre unique patrie.
« J'ai compris que la fin de Campos était inéluctable, je l'ai deviné avant même la venue des policiers, avant la lettre de l'avoué qui notifiait notre expulsion, avant l'article du journal qui nous accusait de crimes, de prostituer nos enfants et de protéger des criminels.
« J'ai eu une vision, un rêve. Dans mon rêve, nous partions sur les routes, avec nos provisions et les feuilles de notre déesse Nurhité. Nous allions vers une terre nouvelle, une île où vivent seulement les oiseaux et les tortues de mer, pareille à l'île où j'ai vécu après la guerre. La mer était bleue, il y avait des palmes, de l'eau douce, des fruits, et dans cette île nous faisions notre royaume.
« Je ne connais pas le nom de l'île. C'était une clarté qui durait au-delà de mes nuits. Je sentais autour de moi l'odeur de la mer, comme autrefois, j'entendais le bruit de la mer. C'était un royaume d'où personne ne pourrait nous chasser, où nous pourrions tout recommencer.
« Je n'en ai parié à personne, de peur de passer pour fou.
« Je ne sais pas si cette île existe. Je sais seulement que le monde est grand, que personne ne possède rien, hormis ce qu'il a fait. Je sais que notre seule certitude est dans le ciel et non pas sur la terre, parce que le ciel que nous voyons, avec le soleil et les étoiles, est celui que nos ancêtres ont vu, et qu'il est celui que nos enfants verront. Que pour le ciel nous sommes à la fois des vieillards et des enfants.
« Voilà ce que je veux te dire, puisque tu es notre ami inconnu.
« Souviens-toi de nous. »