ces rues défoncées, ces rues étroites aux trottoirs très hauts, et les flaques, non pas des flaques, mais des étangs, des puits d'eau noire, à travers lesquels les voitures aux phares allumés avancent, l'eau jusqu'à mi-jupes, en projetant de grandes éclaboussures sur les rares passants qui se hâtent en s'abritant comme ils peuvent sous des sacs en plastique.
Au mois d'août, sous le ciel qui voilait les volcans, l'eau noyait la Vallée. Elle sortait des caniveaux, une eau noire, acre, qui surgissait du fond des champs et qui recouvrait tout lentement, les cours, les parkings, les côtés des routes. Autour de la ville miroitaient des rizières sans fin.
J'étais arrivé dans cette saison, par un car de l'ADO (Autobuses de Occidente, qu'on appelait aussi de accidente à cause de leur état mécanique) en provenance de Morelia. Une mission de trois mois, renouvelable. De quoi remplir trois cahiers : un relevé pédologique du Tepalcatepec, un plan d'occupation des sols dans la Vallée, et une carte géopolitique du Bajio. Mon viatique, c'était la lettre de recommandation de mon directeur de recherche à l'OPD, le professeur Cosmao, au directeur de l'Emporio, le docteur Thomas Moises. Et un mot aimable pour le professeur Valois, qui avait fait ses études en France, à la faculté de Toulouse.
Je n'étais pas sûr de ce que je venais chercher. Peut-être le dépaysement, ou bien au contraire la réalité, une certaine réalité qui ne figurait pas vraiment dans la formation que j'avais reçue en France. J'avais la tête pleine de chiffres. Un dossier plein de projets. La déficience protéinique de l'alimentation en Amérique latine, le travail des enfants, l'exploitation de la main-d'œuvre féminine, l'endettement des paysans, leur exil forcé vers la capitale ou vers la frontière avec les États-Unis. Des rapports tapés à la machine, des fiches techniques, des communiqués de l'OPD, de la FAO, de l'Unesco.
Durant ma première nuit dans la Vallée, à l'hôtel Peter Pan, dans le centre, une gouttière avait trempé la moitié de mes dossiers. J'avais acheté une corde et des pinces à linge à la quincaillerie, et j'avais mis les documents à sécher près de la fenêtre. La chambre ressemblait à une fabrique de faux billets.
Jour après jour, j'ai exploré la ville. C'étaient des cercles concentriques. Au milieu, la place avec ses magnolias topiaires en forme de champignons, et l'orphéon qui ne servait plus, où les gosses jouaient à cache-cache. L'église, et juste à côté le palais municipal et la prison, celle-ci construite en pisé ne devant pas gêner beaucoup les échappades des prisonniers. Au cercle suivant, le marché. D'abord le marché couvert, où se vendaient les cosmétiques, la lingerie, les disques et les cassettes vidéo, ainsi que les rares colifichets pouvant servir de souvenir aux éventuels touristes. On y entrait par une sorte de galerie de fer forgé et de verre cassé, où s'étaient installés aussi les marchands de chongos, caramel au lait, pâte de goyave et autres cactus confits. À gauche de l'église débutait la rue des fripiers, marchands de rebozos, qui se terminait en appendice par un bout de rue sinueux où se trouvaient trois ateliers de photographe, et l'unique boutique de photocopie et d'ordinateurs. Au cercle suivant, le marché des fruits et légumes débordait de sa stalle. J'étais allé là au deuxième jour de ma rencontre avec Dahlia, sans imaginer que nous allions devenir amants. Elle était arrivée récemment dans la Vallée, elle m'avait expliqué : « Si une ville t'inquiète, va au marché pour apprendre à la connaître. » J'avais répondu : « Moi je préfère aller au cinéma, mais ça ne fait rien, je peux t'accompagner. »
Dahlia Roig était portoricaine, elle était venue au Mexique il y a plusieurs années. Elle s'était mariée avec un Salvadorien, un révolutionnaire en exil, étudiant à l'Université Autonome. Après la naissance de leur enfant, ils s'étaient séparés, et c'est lui qui avait eu la garde de son fils pour des raisons économiques. Elle était venue ici, elle s'était inscrite à l'Emporio, en histoire de l'art, en ethnomusicologie, quelque chose de ce genre. Dahlia était une grande fille brune, à la peau couleur de pain brûlé, aux yeux couleur de miel. Elle était longue et souple, elle avait sur le ventre une cicatrice violette au-dessus du pubis. La première fois que je l'ai vue nue, je lui ai demandé : « Qu'est-ce qui s'est passé là ? » Elle a pris ma main, elle l'a appuyée sur son ventre, sur le bourrelet durci. « C'est par là que mon fils Fabio est né. Je ne pouvais pas l'appeler César, alors j'ai trouvé un autre nom latin. »
Nous avons marché dans les allées du marché aux légumes, elle me tenait par la main. À cause de sa haute stature, elle avançait un peu courbée, une main en avant pour écarter les pans de toile. Nous respirions une odeur puissante de coriandre, de goyave, de piment grillé. Une odeur d'eau noire, qui sortait des caniveaux recouverts de grilles en ciment. Par instant, nous débouchions en plein soleil, au milieu d'un vol de fausses guêpes rouge et noir. C'était enivrant. Nous avons terminé notre reconnaissance par les rues adjacentes à la gare des cars, où les Indiens de Capacuaro vendent leur cargaison de meubles mal équarris en bois de pin encore vert, qui sentent bon. L'esprit du quartier, nous l'avons rencontré sous les traits d'un homme cul-de-jatte, sans âge, qui se faufilait en ramant sur son petit chariot, un fer à repasser dans chaque main, comme dans le film de Buñuel. Je lui ai donné un billet, il m'a fait un clin d'oeil. Après-midi, nous avons rapporté des sacs de fruits à l'hôtel Peter Pan. Nous nous sommes gorgés de pastèques douces, de mangues, de bananes primitives. Nous avons fait l'amour sur le matelas posé à même le sol, pour éviter le sommier défoncé. Puis nous avons somnolé en regardant la lumière changer sur les rideaux de la fenêtre, au fur et à mesure que les nuages emplissaient le ciel. C'était une façon de faire connaissance avec cette ville, de ressentir ses toits de tuile et ses rues encombrées d'autos, ses places archaïques et ses grands centres commerciaux. C'était pour ne pas trop se sentir de passage. Pour croire qu'on allait rester, un certain temps, peut-être même longtemps.
Le lendemain j'ai trouvé un appartement à louer devant l'église en ruine. Nous avons emménagé en quelques heures. Un matelas matrimonial à ressorts sur une natte de jonc, une table en sapin dont j'ai fait scier les pieds, trois chaises basses achetées aux vendeurs à la sauvette sur l'avenue Cinco de Mayo. L'appartement recelait un gros réfrigérateur rouillé qui ronflait comme un chien asthmatique, et une cuisinière graisseuse. Il a fallu acheter deux cylindres de gaz propane avec leur détendeur, et quelques ustensiles. Les deux fenêtres de la pièce à vivre faisaient face à l'église en ruine, donc nul besoin de rideaux. Pour la chambre, j'avais pensé installer un pan de tissu, mais Dahlia a préféré coller des journaux sur les carreaux. Elle n'était pas très fille d'intérieur. L'appartement comportait aussi une petite pièce pouvant servir de bureau, mais Dahlia a décidé que ce serait la chambre de Fabio, lorsqu'elle en aurait obtenu la garde.
Dahlia aimait bien faire la cuisine. Elle préparait les plats de son enfance à San Juan, des légumes mélangés à du riz et des pois cassés, de la morue, des plantains frits. Je ne lui posais pas de questions, ni elle non plus. Je crois que nous étions reconnaissants l'un à l'autre de ne rien prendre pour acquis.
En même temps, elle était dépressive. Parfois elle buvait plus que de raison, des rhum-Coca ou des palomas, cañazo additionné de soda à l'orange, elle se recroquevillait sur le matelas, la tête tournée vers la fenêtre aux journaux. Elle sortait de là le teint gris et les yeux bouffis, comme si elle remontait d'une longue plongée. Nous n'en parlions pas, mais nous sentions que tout cela ne durerait pas. Je rédigerais mon rapport sur la vallée du Tepalcatepec et sur l'expropriation des petits agriculteurs, et j'irais vivre ailleurs, en France, je serais professeur dans un petit collège, loin de cette Vallée surpeuplée. Elle ne pourrait jamais s'en aller, un fil de chair la retiendrait toujours à son fils. Mais nous voulions croire que tout cela n'avait pas beaucoup d'importance.
Chaque soir, à partir de six heures, la ville s'engorgeait. Venues des quatre coins de la région, les autos entraient dans la ville par la rue principale ou par la Cinco de Mayo, et tournaient autour de la place pour repartir vers l'ouest C'était pareil à une fièvre. Le grondement des quatre par quatre, des SUV, des pick-up, Dodge Ram, Ford Ranger, Ford Bronco, Chevy Silverado, Toyota Tacoma, Nissan Frontier, les crissements de leurs pneus larges sur l'asphalte brûlant l'odeur du diesel, l'huile chaude, la poussière acre, et sur le fond de ce grondement les battements lourds des basses qui marquaient le rythme, une sorte de doum-doum-doum continuel qui s'éloignait, revenait l'un reprenant l'autre, pareil à un très long animal aux organes battants enserrant la place et les maisons du centre.
Au début, nous sortions de la sieste, l'esprit engourdi, la peau encore collante de l'amour. « Écoute, disait Dahlia. On dirait la guerre. » Je fumais une cigarette en regardant les lumières de la nuit qui commençaient à clignoter sur le plafond du salon. « C'est plutôt la fête. » Mais je ressentais l'inquiétude de Dahlia, une crainte ancestrale à l'avancée de la nuit « Ce sont les fraisiers, les avocatiers, ils viennent de partout, ils veulent nous montrer leur puissance. »
Dahlia inventait des romans, c'était dans sa nature. Elle restait la militante communiste qui avait fui Porto Rico et avait épousé par amour un révolutionnaire.
« Ils sont seulement en train de faire étalage de leur fric, pour séduire les filles. » Dahlia était violente. Elle se bouchait les oreilles. « Qu'ils aillent se faire foutre, eux, leur fric, leurs filles et leurs bagnoles ! »
Je ne pouvais pas la calmer. J'aurais pu arguer que ce n'étaient pas eux qui étaient responsables de ces bagnoles, ni de leurs sonos, que ce n'était pas pour eux qu'elles avaient été inventées. Qu'ils n'étaient, après tout, que des paysans enrichis, un maillon faible et remplaçable dans la longue chaîne de la dépendance économique.
Dahlia se réfugiait dans la cuisine. Elle allumait un joint. C'était sa façon de se boucher les oreilles. Sur son Walkman, elle écoutait sa musique portorriqueña, ses tambours et ses salsas.
À la fin de la saison des pluies, la Vallée, chaque soir, se remplissait. Derrière leurs glaces teintées, à l'abri de leurs carlingues rutilantes, décorées de flammes, de dragons, de ninjas, de guerriers aztèques, les fils des grandes familles reprenaient possession du centre-ville que leurs parents avaient fui à cause de l'insalubrité. Ils venaient de la périphérie, des ranches et des lotissements de riches, de la Glorieta, de la Media Luna, du Porvenir, des Huertas, du Nuevo Mundo. Héritiers de l'empire de la fraise, milliardaires, les Escalante, Chamorro, Patricio, De la Vega, De la Vergne, Olguin, Olid, Olmos…
Depuis longtemps leurs parents avaient troqué les antiques demeures de pierre rose déglinguées et superbes contre des villas californiennes en béton peintes en rouge et en jaune, châteaux néogothiques aux toits de fausses ardoises montés de fausses mansardes, porches à péristyle en marbre et salons de jacuzzis, piscines en forme de cœur, de guitare, de fraise.
Mais ils n'avaient pas renoncé à leur droit sur la ville. Ils avaient reconverti leurs maisons familiales en galeries marchandes, en parkings à étage, en cinémas, en marchands de glaces ou en restaurants de steaks grillés à la mode gaucho.
Au milieu de cette ville en ruine, de ces chaussées défoncées, de ces égouts à ciel ouvert, Don Thomas avait créé l'Emporio, un atelier de recherche et d'enseignement supérieur dédié aux sciences humaines et au savoir.
Thomas Moises n'était pas issu de ces grandes familles de planteurs de fraisiers et de producteurs d'avocats qui tenaient toute la Vallée dans leurs mains. Il était le dernier rejeton d'une longue lignée de lettrés et de notables qui avaient fourni à l'État des juges, des maîtres d'école et des curés, et qui avaient su traverser les guerres et les révolutions et se garder du pouvoir. Il n'était pas originaire de la Vallée, mais de Quitupan, un village de montagne aux sources du fleuve Tepalcatepec.
La première fois que je l'ai rencontré, dans son bureau à l'Emporio, j'ai été reçu avec une réserve bienveillante qui m'a plu. J'ai vu un petit homme rondelet, à la peau mate et aux cheveux très noirs, avec des yeux doux d'Indien, et une moustache en brosse démodée. Du reste tout était démodé dans sa personne. Il était vêtu d'un complet marron dont le veston semblait fatigué, d'une chemise guayabera bleue, ses petits pieds chaussés de souliers noirs impeccablement cirés. À cinquante ans, après une vie consacrée à enseigner l'histoire dans les universités, il avait créé ce petit collège, par amour pour sa région natale, pour tenter de sauver ce qui pouvait l'être de la tradition et de la mémoire. A cette Athénée, il avait donné le nom modeste d'Emporio, c'est-à-dire la Halle. Contre un loyer élevé, il avait installé son collège dans une ancienne demeure noble de la Vallée, qu'il avait ainsi sauvée provisoirement de l'appétit des promoteurs.
Séparée du bruit de la rue par un grand porche que fermaient des grilles espagnoles, la maison était construite sur un seul niveau, avec une série de hautes pièces en enfilade dont les portes-fenêtres ouvraient sur un patio planté d'orangers et agrémenté d'une fontaine d'azu-lejos. C'était là, dans cette atmosphère coloniale, que les chercheurs se réunissaient et donnaient leurs cours.
Une fois par quinzaine, un vendredi soir, les portes de l'Emporio étaient ouvertes aux habitants de la Vallée. C'était l'idée de Don Thomas, pour mieux dire sa lubie : rompre le carcan des préjugés et des castes, faire accéder les paysans et les gens du peuple à la culture, libéraliser, vulgariser, échanger. L'idée faisait ricaner tout bas les chercheurs venus de la capitale, en particulier les anthropologues, tous ceux qui étaient imbus de leur savoir et le confondaient avec le pouvoir, fls ne croyaient pas beaucoup à l'échange. « Tous ces paysans endimanchés, ces Indiens qui viennent à la messe du vendredi soir, pour écouter bouche bée du latin. »
Mais ils reconnaissaient à ces soirées portes ouvertes une utilité : « Au moins ils ne pourront pas dire que nous les tenons à l'écart ou que nous dissimulons des secrets. » Léon Saramago, l'anthropologue équatorien, ne cachait pas son dédain pour Don Thomas. Son visage jupitérien esquissait une grimace sous sa barbe : « Oui c'est génial de la part du vieux d'avoir tué dans l'œuf toute critique contre nous autres les intellectuels. » Il n'arrivait probablement pas à imaginer que Thomas Moises s'amusait à voir entrer deux fois par mois dans la demeure somptueuse des hacendados Verdolaga, les arrière-petits-enfants des esclaves qui avaient labouré les plantations de canne à sucre au siècle passé. C'était gentiment révolutionnaire.
Dès que Don Thomas m'a vu entrer, son visage s'est éclairé : « Un géographe, c'est magnifique, c'est rare ! » Il a tempéré son enthousiasme : « Vous allez pouvoir expliquer aux gens d'ici à quoi sert la géographie. »
Il avait ouvert sans plus attendre son agenda, il feuilletait les pages. « Nous sommes le 6 août, le 20 est déjà pris, le 3 septembre je ne pourrai pas être là, le 17 sera après les fêtes de la patrie, tout le monde sera encore en ville, c'est très bien, vous êtes d'accord ? » Je ne voyais pas comment j'aurais pu refuser. Il me restait peu de temps pour écrire un texte en espagnol. Don Thomas s'était carré dans son fauteuil en cuir, ses yeux noirs m'observaient avec satisfaction. Il avait l'air d'un bon maître d'école en train de préparer paternellement une colle pour sa classe.
« Vous pourriez parler de Humboldt, ou de Lumholtz, l'auteur du Mexico desconocido, vous savez qu'il est passé par ici, il a même logé au presbytère de San Nicolas, avant de s'aventurer dans la sierra tarasque. Il s'était mis dans la tête de rapporter à la société géographique de New York le cadavre momifié d'un Indien, il a essayé de soudoyer quelqu'un pour aller déterrer un mort à Cheran, dans la montagne près d'ici, et ça a failli lui coûter la vie, il n'a eu que le temps de remonter sur sa mule et de s'enfuir à toute vitesse. »
Il a interrompu sa digression brusquement : « De quoi allez-vous nous parler ? » J'ai répondu : « De pédologie. »
Don Thomas ne se laissait pas désarçonner : « Magnifique ! a-t-il commenté avec enthousiasme. Les gens d'ici sont tous des paysans, ils vont être très intéressés. » Il a poursuivi une autre idée : « On me dit que vous comptez faire la traversée à pied du Tepalcatepec, voilà aussi qui va passionner les gens, les Terres chaudes, l'infiernillo, les barrages sur le fleuve, quand vous reviendrez vous pourrez faire une conférence du vendredi soir, n'est-ce pas ? » Il a étrenné sur moi la plaisanterie qu'il aimait à raconter chaque fois qu'il était question des Terres chaudes. « Vous savez à quoi on reconnaît un habitant du Tepalcatepec quand il arrive en enfer ? Voilà, il est le seul à réclamer une couverture pour la nuit. »
C'était pour ce genre d'anecdotes que Thomas Moises passait pour un benêt auprès des anthropologues de Mexico. Moi, je l'ai tout de suite aimé. Sa bonne humeur, sa bonhomie, sa finesse de vieux rural. Son côté démodé. Sa timidité aussi, sa défiance pour les gens trop doués. S'il n'avait pas été là, à la tête de l'Emporio, je crois que je ne serais pas resté un jour de plus dans cette ville, dans cette Vallée égoïste et vaniteuse. J'aurais pris Dahlia par la main, et nous serions partis ailleurs, vers les Terres chaudes précisément. Ou dans la montagne, avec les semblables de Juan Uacus, abandonnés et taciturnes.
En attendant le soir de la conférence, j'avais pris l'habitude d'aller rendre visite à Don Thomas dans son bureau. J'arrivais le matin, vers onze heures, avant le cafecito. Nous parlions à bâtons rompus, ou plus exactement Don Thomas parlait et moi j'écoutais. Il était une source inépuisable d'histoires. Il évoquait la naissance du volcan Paricutín, quand il avait dix ans. Son père l'avait emmené en voiture jusqu'au bord de la falaise où il avait vu l'énorme bête noire en train de vomir sa lave au milieu des champs de maïs, et le ciel couleur de cendre. La révolution des cristeros, quand les hommes de la vallée de Juárez avaient changé de nom pour échapper aux vengeances. Lázaro Cárdenas, qui avait une grand-mère noire qu'il voulait cacher à tout prix, et qui avait fait mettre en prison ceux qui bavardaient. Le bourreau du général, un nommé Empujas o empujo, « Pousse ou c'est moi qui pousse », parce qu'il appuyait son couteau sur la gorge des condamnés et leur laissait le choix entre l'exécution ou le suicide. L'aventurier français, un certain comte de Raousset-Boulbon, qui voulait fonder un État autonome sur la côte du Sonora, ou bien le projet d'un consortium de banques américaines chargé d'acheter au Mexique le territoire de la Basse-Californie, et d'en faire une nouvelle Floride, avec casinos et hôtels cinq étoiles. Don Thomas se calait dans son grand fauteuil, il allumait un cigarillo, et entamait une histoire en plissant les yeux, l'air d'un vieux conteur indien.
À midi, il se levait et nous allions dans l'orangeraie, pour le café. Les chercheurs et les professeurs des différents départements se joignaient à lui. Personne n'aurait manqué le café de midi, même ceux qui détestaient Don Thomas. Le soleil scintillait dans les feuilles des orangers, se réverbérait sur le bassin bleu de la fontaine. C'était un moment de divertissement.
Dahlia venait nous rejoindre quelquefois, elle s'asseyait un peu en retrait, elle était toujours intimidée par Don Thomas et par la clique des anthropologues. Elle bavardait avec la secrétaire de l'Emporio, Rosa, une femme d'une trentaine d'années qui désespérait de jamais se marier. Arrivait ensuite Garci Lazaro et son petit groupe, pour qui Ariana Luz avait gardé des chaises. Depuis l'incident à la colline des anthropologues, Garci évitait de me regarder, il m'ignorait.
Don Thomas était au courant des dissensions et des tiraillements, mais il refusait de prendre parti. L'Emporio était sa chose, son œuvre, il voulait continuer de croire que tous ceux qui y participaient étaient sa famille. C'était sans doute pour cela que Don Thomas ne s'était pas marié, qu'il n'avait pas eu d'enfants. Il était prêt à embrasser tout le monde.
Un jour, dans son bureau, j'ai voulu lui parler de Campos. Il m'a écouté attentivement, comme quelqu'un qui sait et qui ne veut rien dire. Puis il a continué sur une autre histoire.
« Nous sommes ici dans le pays rêvé pour les utopies. C'est hors du temps, c'est un peu nulle part. Du reste, c'est le seul endroit au monde où un homme, pas n'importe lequel, Don Vasco de Quiroga, le premier évêque du Michoacan, a réalisé à la lettre l'Utopie de Thomas More, et a mis en application tous ses principes, dans un village sur le bord du lac de Pátzcuaro, à Santa Fe de la Laguna, où il a fondé un couvent-hôpital avec des cellules, et réparti la population en phalanstères, et ce qu'il a fait existe encore aujourd'hui. » J'aurais voulu saisir l'occasion pour relancer Campos, mais il a balayé définitivement le sujet. « Oui, je sais, sur la route d'Ario, ils ont voulu faire une communauté, avec à leur tête une sorte d'illuminé. Ils se sont installés à l'emplacement d'une ancienne colonie jésuite, par la suite le terrain a été occupé par les révolutionnaires. C'est dans l'église de Campos que le père Pro a été fusillé par les fédéraux, mon père m'a raconté qu'un enfant avait ramassé sa montre sur son cadavre, avant qu'on ne l'enterre. Il m'a dit qu'il avait vu cette montre, un bel oignon en argent, ses bourreaux n'avaient pas eu le temps de mettre la main dessus. »
J'ai fait une dernière tentative. « Quelqu'un m'a dit que ces gens, à Campos, ont essayé de reprendre le travail des jésuites, qu'ils veulent faire une sorte de société idéale… » Don Thomas a coupé net. Il s'est levé, c'était l'heure du cafecito.
« Il y a toujours des illuminés partout, et spécialement par ici, ils viennent, ils restent quelque temps, et puis ils s'en vont et on n'entend plus jamais parler d'eux. Des oiseaux de passage, en somme. »
Les oiseaux noirs qui agitent le feuillage des eucalyptus au bord de la route, chaque soir, à la sortie de la ville, à côté du Ciné Charlie Chaplin. Je n'ai pas osé reparler de Campos. De toute façon, ça ne pouvait pas être un sujet de conversation, c'est ce que Raphaël m'aurait dit.
C'est à cette époque que je suis allé pour la première fois dans