« La porte s'ouvre, j'entre. Cela s'est passé hier, ou il y a très longtemps, je ne m'en souviens pas très bien. J'étais encore un enfant, j'avais erré longtemps, c'était la fin du voyage.
« J'entre dans Campos, je vois les grands arbres, les jardins. Je sens l'odeur des feuilles, de la terre humide, l'odeur des fruits mûrs.
« Je vois un village de terre rouge, les toits de tuiles où marchent les colombes. Je vois une haute tour carrée, rose et dorée dans la lumière du soir. La tour est habitée par des oiseaux, les colombes, les tourterelles, et près du toit les nids des martinets.
« Je suis fatigué. Depuis des mois nous sommes sur les routes, mon père et moi. Je ne peux même plus me rappeler comment c'était, avant que nous partions.
« Le vieil homme est immobile à l'entrée du village, il nous attend. Son visage est éclairé par le soleil, couleur de brique. Il a de longs cheveux noirs mêlés de fils d'argent. Il a un sourire très doux.
« Il dit que nous sommes les bienvenus. Il serre la main de mon père, d'une façon que je n'ai jamais vue. Il touche sa paume d'un geste rapide, c'est ainsi que nous saluons à Campos.
« Je marche derrière le vieil homme, mon père suit en portant son sac de voyage, j'entends sa respiration qui siffle quand il monte la pente, parce qu'il est malade. Je voudrais dormir. Je cherche des yeux un coin pour m'étendre, c'est ainsi que nous avons voyagé, depuis que nous avons quitté Rivière-du-Loup, en dormant dans les jardins publics et les halls de gare.
« Le vieil homme me demande mon nom. À ce moment-là, je ne parle pas la langue de Campos, il me pose la question en anglais. Je réponds : Raphaël Zacharie. Il me dit son nom : Anthony Martin. Son surnom : Jadi. Dans la langue de Campos, cela signifie l'Antilope.
« Je ne parle pas la langue de Campos. À ce moment-là, je ne parle la langue de personne. Je suis enfermé dans des murs invisibles. Dans les institutions religieuses où le gouvernement m'avait placé, ça n'allait pas. J'ai blessé et battu, j'ai insulté et maudit. En prison, mon père a entendu parler de ce refuge, d'un maître indien, un Choctaw qui guérit la folie. C'est ainsi qu'il a décidé de venir à Campos. C'est le dernier endroit. Mon père doit retourner à Rivière-du-Loup, pour purger sa peine de prison, et aussi l'alcool qui le ronge.
« Le vieil homme m'a fait un lit dans la chambre de sa maison, une natte de paille et une couverture. Mon père est resté dans la chambre, le dos appuyé contre son sac. Il doit repartir, remonter vers le nord. Il regarde droit devant lui, sans parler, mais sa respiration siffle toujours. Je pense qu'il mourra avant d'atteindre Rivière-du-Loup.
« Après, le vieil homme a soufflé la lampe à pétrole. Cette nuit-là, il est tombé une pluie douce sur les feuilles du toit. L'eau goutte dans le bidon devant la porte. J'écoute la pluie avant de m'endormir. Ça fait un bruit qui calme et berce comme une chanson qui vous endort.
« Le lendemain matin, je suis sorti de la maison dès que j'ai ouvert les yeux. Mon père a décidé de rester quelques jours, avant de repartir vers le nord.
« Je regarde autour de moi. Le soleil n'est pas encore levé, mais le ciel est déjà clair.
« Le vieux Jadi n'est pas là. Déjà tout s'active dans le village.
« La maison où j'ai passé la nuit est en haut du village, près d'un ruisseau presque à sec. Je regarde les rangées de maisons, avec les rues bien dessinées, cela fait des sortes de balcons au-dessus de l'église en ruine. De l'autre côté, au-delà du mur d'enceinte, je vois une vallée brumeuse, et les volcans. Les montagnes font une barrière, certaines sont couvertes d'arbres, d'autres sont pelées, la montagne derrière Campos s'appelle le mont Chauve.
« Une route empierrée conduit au centre du village, vers la grande tour que j'ai aperçue en arrivant. A côté de la tour, il y a une grande maison de terre avec un toit de feuilles, c'est là que se réunissent les habitants. En haut, et sur le côté ensoleillé du village, sont les champs. Du maïs et des haricots, un carré de canne, et les vergers de manguiers et d'orangers. Plus haut, au pied du mont Chauve, je reconnais les étables : de grandes bâtisses sans fenêtres, entourées d'une barrière de pierres sèches. Les vaches sont en train de manger du fourrage. Je n'en ai jamais vu de semblables : elles sont petites, couleur de terre, elles ont une bosse et de grandes cornes. »
« La seule chose qui me préoccupe à cet instant, c'est manger. Avant d'arriver à Campos, la veille, j'ai partagé avec mon père le dernier morceau de pain du voyage. Je me laisse guider par une odeur de fumée qui provient d'une grande maison au milieu du camp. Je vois des gens qui se dirigent vers cette maison qui est la cuisine commune à tous les habitants de Campos. Sur une grande table le repas est servi, et chacun remplit son écuelle de bois et va s'asseoir par terre, ou sur des chaises basses. Je crois que je n'ai rien mangé d'aussi bon depuis longtemps. Des fruits, des légumes crus, et des sortes de pains de maïs cuits dans une feuille verte, qui sont faits par une femme indienne du nom de Marikua, et qu'on appelle des curindas. Langue de Campos. Pour finir, des haricots, du miel mêlé à des morceaux d'alvéoles. C'est alors que j'ai bu pour la première fois l'eau de la plante nurhité, dont je te parlerai plus tard. Ils en font aussi de la bouillie qui s'appelle dans leur langue nurhité kamata, mais c'est pour certains soirs seulement.
« J'ai mangé à table avec d'autres enfants plus jeunes que moi, car ici, à Campos, les enfants ont le pas sur les adultes et occupent partout les places de choix. Nous étions au centre de la maison commune, à l'abri du toit de feuilles. A chaque bout de la maison se tiennent les adultes, et un peu à l'écart, assis dehors au soleil sur une chaise basse, j'ai vu Anthony Martin, celui qu'on appelle le Conseiller.
« A Campos, beaucoup d'enfants n'ont pas de parents, soit qu'ils aient été mis là en pension, soit qu'ils aient été abandonnés, et certains ont même été sortis de prison et ont trouvé ici un refuge. D'autres sont là avec leur mère, comme Yazzie et Mara, ou bien les jumelles (Bala, Krishna). Mais à Campos il n'y a pas de parents, cela je l'ai appris ensuite. Ce sont les enfants qui choisissent la maison où ils dorment, pour retrouver leurs amis, ou pour en changer. Les adultes ne sont que les gardiens, pour les protéger et les aider, mais ils ne peuvent exercer aucune autorité. Les frères et les sœurs aînés sont les vrais parents, qui les accompagnent partout, les conseillent, les réprimandent en cas de besoin. Et les adultes ne cessent pas d'apprendre, ils doivent aussi participer à l'enseignement. Comme je te l'ai déjà expliqué, il n'y a pas d'école à Campos, c'est le village tout entier qui est une grande école.
« Au cours de mon premier repas à Campos, j'ai parlé avec un garçon de mon âge qui s'appelle Oodham. C'est son surnom, car ici personne ne vous appelle par votre vrai nom. Avec lui je peux parler, car la plupart des habitants de Campos parlent une langue particulière, où plusieurs langues se mélangent. Personne ne sait la langue de mon père, la langue innue. Oodham parle un peu le français, et aussi l'espagnol, avec un fort accent (cependant pas plus fort que le mien). Il m'explique l'emploi du temps à Campos, il me dit qu'il doit s'occuper de moi. Il me dit qu'il sera mon tuteur — car ici à Campos, un enfant peut être le tuteur d'un autre enfant, et même, si le cas se présente, d'un adulte.
« “Là-haut, me dit-il en me montrant les champs, c'est l'enseignement du matin. Et là-bas, dit-il en désignant la tour en briques rouges, c'est l'enseignement du soir.
« — L'enseignement du soir ? Mais qu'y enseigne-t-on le soir ?
« — La vie, on y enseigne la vie. A Campos on n'enseigne rien d'autre que la vie.”
« Je n'ai pas le temps de poser d'autres questions. Sans le moindre signal, son de cloche ou claquement des doigts, tous les enfants se lèvent, ramassent les écuelles et vont les laver à la pompe, à tour de rôle. Les adultes se dirigent vers les plantations. »
« À Campos il n'y a pas de travail. Il n'y a pas de loisirs non plus.
« L'enseignement ne se fait pas dans une maison fermée, comme à Rivière-du-Loup. Il n'y a pas non plus un maître d'école debout sur une estrade qui parle en latin, ou qui écrit des chiffres sur un tableau noir. Ici, on enseigne en conversant, en écoutant des histoires, ou même en rêvant, en regardant passer les nuages.
« Chacun enseigne ce qu'il sait. Certains enfants deviennent des maîtres. Ils enseignent ce qu'on sait encore quand on est un enfant, et qu'on oublie en grandissant. Les petits ne voient pas les choses de la même façon. Ils ne pensent pas de la même façon. Ils ne sont pas occupés par les mêmes soucis. Pour eux la journée est longue comme une année, et le village de Campos est grand comme un pays. Ils sont des fourmis, c'est Jadi qui nous explique cela. Il les appelle ses fourmis, ses abeilles, ses colibris. Il dit que nous devons tous apprendre à être petits pour devenir des humains. »
« Tout le monde ne fait pas le même travail. Les hommes et les femmes ne font pas les mêmes travaux.
Les hommes font les travaux de force, ils coupent le bois, ils épierrent les champs. Quand je suis arrivé, le maïs venait d'être coupé, les hommes égrènent les épis avec leurs mains, les femmes nettoient les feuilles pour faire cuire les curindas et des gâteaux de maïs sucré qu'on appelle uchepos. Langue de Campos. »
« Je suis resté toute la première journée avec Oodham. Au début, je ne voulais pas qu'il soit mon tuteur. Je le repoussais, nous nous battions, et il fallait qu'un adulte vienne nous séparer. Ensuite il est devenu mon ami. Je l'accompagne dans le champ. Une partie du champ a brûlé, nous devons nettoyer la terre et enlever les pierres. Le soleil brûle ma nuque et mon visage, je ne peux aller jusqu'au bout. Je suis fatigué, mes yeux me font mal. Je m'assois sur une pierre et je me repose en regardant les hommes courbés à travailler. Pour la première fois je me sens libre.
« Vers le milieu du jour nous allons à nouveau sous le grand toit de feuilles au milieu du village. Les femmes et les jeunes filles viennent d'un autre côté et elles nous retrouvent sous le toit. Nous avons mangé des curindas et des uchepos, des haricots, et de la confiture de fraises. C'est Marikua qui a préparé la confiture, avec les filles.
« À Campos on ne mange jamais de viande, seulement des œufs. Les habitants disent que la viande n'est pas une bonne nourriture. Avec le lait des vaches, ils préparent du fromage frais qu'ils enveloppent dans des feuilles de maïs. Quand il y a un surplus, le fromage frais est vendu au village voisin, aux boulangeries et au marché. L'argent sert à acheter l'huile pour les lampes, du savon, des outils. Une ferme de champignons blancs est installée en haut du terrain, près des étables. Ce sont les femmes qui s'en occupent, Marikua, Adhara, et d'autres femmes. Les enfants ne peuvent pas entrer dans la ferme, de crainte des microbes qu'ils pourraient apporter.
« Le soir, au coucher du soleil, chacun a choisi sa maison pour dormir. Oodham m'a offert de passer la nuit avec lui, et j'ai hésité parce que je n'ai jamais dormi chez quelqu'un, et pendant le voyage j'ai pris l'habitude de coucher par terre, là où je suis. Je prends la natte de paille et la couverture que le Conseiller m'a données, et je vais chez Oodham, dans sa maison près du ruisseau. Sa maison est plus propre et plus fraîche que celle où j'ai dormi avec mon père la première nuit Oodham habite là avec d'autres garçons qui ont travaillé dans les champs.
« Dans la maison qui est tout en haut du village vit un couple, un homme nommé Christian et une femme très belle, avec de longs cheveux noirs. Oodham m'a dit son nom, c'est la première fois que je l'entends : Hoatu. Ils sont arrivés à Campos en même temps que le Conseiller. Oodham me dit que ce sont eux qui doivent diriger le camp, lorsque Jadi sera trop vieux.
« Je suis passé devant leur maison pour aller me laver au ruisseau, Hoatu était assise sur le rebord en bois de sa maison. Elle s'assoit d'une manière que je n'ai jamais vue. Elle noue sa longue robe entre ses jambes, elle a le pied gauche posé sur la cuisse droite, son corps à moitié allongé, appuyé sur son coude. Elle me regarde en souriant. Je sens une impression que je ne connais pas, quelque chose de chaud qui m'entoure et m'apaise.
« Cette nuit, je me suis endormi en rêvant à Hoatu. Je pense aussi à toutes les choses nouvelles que j'ai apprises au long de cette première journée à Campos. »
La lecture de ces feuillets m'a laissé dans un état étrange, proche de la rêverie.
La saison sèche était revenue, avec elle approchait la date de mon départ pour la vallée du Tepalcatepec, et pourtant j'avais du mal à m'éloigner de la Vallée. C'est alors que j'ai fait la connaissance d'