Le canot ronronne fort dans la nuit étoilée.

J’ai l’impression que ses pétarades doivent s’entendre jusqu’à Rome. J’hésite sur la direction à adopter. Dois-je rallier le port, ou au contraire aborder dans un coin désert ? La prudence me fait pencher pour la seconde solution. En vertu de quoi, je pique sur un point escarpé de la côte.

Une petite crique me croque.

Je coupe les gaz et saute entre des rochers. Vite se remuer le panier, mon z’ami. Cette situation n’a que trop duré. Jouer les outlaws, c’est pas dans mes emplois. Je me fais l’impression du gars en cavale que le moindre bruit fait sursauter. Va falloir tenter le gros coup et pas lésiner sur mes instincts Bayard. Passer à la contre-attaque d’urgence.

Comme je parviens au sommet de la falaise, j’entends un grand cri de détresse dans le landerneau. J’aperçois, à pas cent mètres de moi, une voiture arrêtée. Une femme vient d’en jaillir et s’enfuit à toute jambes dans la nuit, aussitôt coursée par un individu qui la traite de « charogne » dans la langue du Dante (il pourrait choisir plus mal).

Cet enfoiré va la rattraper si Santantonio n’intervient pas. Mais San-Antonio intervient. Tu connais l’homme ? Tu sais tout de son chevaleresque comportement. La manière téméraire qu’il bondit quand, d’aventure, une faible créature est en danger. Tout de suite, il tire l’épée du fourreau. Un mousquetaire, je te dis. Le dernier. Après lui, finitas. T’auras plus que la tourbe malséante des bousculeurs de dames, des monopoliseurs de places assises, de ceux qui conservent leur bitos dans l’ascenseur.

La moche cohorte des vilains qui ne posent même plus leur pantalon pour limer, tellement qu’ils sont goujats et qui lisent le journal pendant qu’on les pipe.

Santonio, tu parles. Il est le tout ultime rejet de la galanterie françouise. À lui, Auvergne, ce sont les ennemis !

— Stop ! hurle-t-il.

Et de dégainer l’une de ses arquebuses.

Un coup de semonce dans les étoiles. La douille éjectée me taque sur l’oreille. L’automobiliste s’arrête de courir. Puis repart, la tête rentrée dans les épaules, mais en direction de sa pompe, cette fois. Tu le verrais la réintégrer en catastrophe. Bazu ! Démarrer comme un fou, sans seulement prendre le temps de claquer la portière. Marche arrière démente qui manque le précipiter de la falaise. Puis marche avant. Il louvoie. Sa porte claque. Je le vois décrire quelques 8 sur le chemin poussiéreux. Enfin il atteint son plein régime, comme un bananier, et disparaît.

Ne reste plus, à l’horizon, que la lumière orangée de l’Etna, voilée de fumée.

Je scrute la lande.

Ne vois personne.

— Ho ho ! chantonné-je, d’un ton rassurant.

Rien.

— Ben vous pourriez dire merci ! lancé-je, en italien d’abord, ensuite en français et enfin en anglais, que si ça te suffit pas, t’as qu’à aller chez Mister Berlitz pour le papou et le sanscrit moderne.

Au bout d’un instant, quelque chose remue derrière une touffe de cactus mal rasés. La femme réapparaît. Je la rejoins.

Dedieu ! Y’a des nanas qu’il fait bon sauver ! Cette môme, espère, mériterait d’être éclairée au projecteur. Ce que je vois d’elle me donne envie d’en savoir davantage et ce qui me déboulonne l’aorte, en priorité-double-taxe, c’est avant tout sa blondeur. Dans la pénombre, tu pourrais penser qu’elle a les cheveux blancs, cette Ninette.

Mais attention ! C’est de la grand-mère grand luxe. D’une deux-douzaines d’années environ, avec une queue de cheval (et moi donc, quand je la regarde !), un regard qui doit être vert pâle ou bleu ciel-de-printemps. Une poitrine électrisante. Un ventre admirable, recouvert d’un fin duvet blond qui scintille à la clarté lunaire comme un nani machin dans le chose trucmuche de la rosée (d’Anjou). Ici, tu mets la métaphore de ton choix ; selon tes humeurs poétiques, ton vague à l’âme, ta tension artérielle, ton bagage universitaire et la grosseur de tes testicules. Je peux causer de son ventre, à cette jouvencelle, car elle est fringuée de la manière ci-dessous : un short extrêmently short, et une liquette aux pans noués au-dessus du nombril (je devrais dire son nombrille biscotte le fin duvet scintillant). Pour terminer, des espadrilles. Mais ça, c’est pas gênant et elle peut les conserver en toute circonstance, sa voûte plantaire n’étant pas destinée à participer à mes félicités sexuelles. Note que la godasse féminine a son rôle à jouer lorsque ta partenaire porte des escarpins à talons aiguille dont elle t’éperonne les noix en bouillavant, exercice très stimulant, recommandé aux jockeys, ou bien quand elle a des bottes montantes. Mais enfin, là n’est pas la question, du moins pour l’instant, car mézigue, tu me connais ?

Passons.

— Et alors, mon trognon, j’y dis familièrement, qu’est-ce qui vous est arrivé ?

Elle murmure :

— Vous parlez anglais ?

En anglais.

— Oui, que j’y fais, dans le même idiome. Vous êtes Anglaise ?

— Non, Suédoise.

Si j’étais un auteur facile, je m’empresserais de te dire que c’est à cause de sa nationalité qu’elle m’enflamme, mais tu parles que je vas m’en garder bien, qu’ensuite on se torpille sa réputation et compromet son avenir littéraire. Et alors, c’est quoi, la vieillesse d’un romancier, s’il n’est ni membre, ni décoré, ni reçu ? La gueule rigide des z’huppés auxquels on te présente, mon neveu ! Leur haut-le-corps. La main tendue à regret, molle et moite de répulsion, et qu’ils s’hâtent de se torchonner au bénouze pour décamoter la merde qui pourrait subsister de ta dernière prestation épistolaire.

Le regard de poisson en conserve, tout rond, tout ailleurs, plein d’un méprisant cloaque. Compte qu’ils vont t’appeler cher maître, ces birbes, avec leur bouche en forme de pince à sucre. Ils font semblant de t’ignorer la carrière. Se gardent de toute allusion. Ils te préféreraient gandousier. Là, p’t-être, ils consentiraient à te causer boulot. Te demanderaient au moins si ça marche, les affaires. Mais écrivailleur de calembredaines, c’est pestilentiel, dégradant. Ça rejaillit sur l’espèce entière. Tout le monde en subit les éclaboussures. Le romancier, pour être respecté, faut qu’y soye aussi homme de lettres. Bien tartant, pompeux, verbeux, docte. C’est pourquoi je cantonne dans la bienséance, tu remarqueras. Je me fais oublier le passé. Je me virginise le style en déployant les grands artifices. Pas bête, hein ? P’t-être qu’un jour je serai amnistié. On me laissera mourir dans le rang, en bout de file, en bout de table, mais parmi. Je serai gracié à force d’application. Ils diront : voyez, il avait bon fond, ce Santonio. Il était récupérable. L’âge lui a dessillé les yeux. Il a compris où se trouvait la vérité. Regardez comme il suce bien, à présent. Comme il dit bien bonjour en écrivant. La manière cérémonieuse de son style. Vieille France, pratiquement. Il n’aurait écrit qu’un livre, on le mettrait à l’Académie. Et moi je déconne tandis que la sublime blondine continue de me fixer avec ses grands yeux couleur de lacs scandinaves. Mon feu l’inquiète. Je renfouille. Ça lui calme l’anxiété. Elle me narre ses mésaventures. Son blaze : Ulla Hopp ; profession : secrétaire de direction. Elle est partie en vacances en stop. Destination : Palerme. Tout a bien marché jusqu’à Messine. Elle a réussi à parcourir plus de deux mille bornes rien qu’avec trois pipes et un broutte-minou, ce qui est donné, tu admets ?

Elle a une amie qui, l’an dernier, sur le même périple, a dû se respirer seize passes complètes dont une douzaine en plein air, même qu’elle s’est planté des épines de pin dans les miches qu’ont dégénéré en abcès, te dire !

Bon, en fin de journée, un vilain l’a chargé à la sortie de Messine. Au bout de vingt bornes, il a exigé la gâterie de péage. Bon, elle n’avait rien contre, Ulla. Elle sait vivre. À son âge (en définitive elle a 25 berges), elle n’ignore pas le prix du kilomètre. Quand tu ne paies pas de ton morlingue, tu dois payer de ta personne, it is la règle du game, non ? Où ça irait, sinon ? Fort de ces conventions aussi collectives que tacites, elle accepte donc de lui décoiffer Popaul, à l’aimable tomobiliste. Il exigeait qu’une petite pompe expresse, vite-fait, à la speed limit. Les Ritals du sud, faut leur reconnaître qu’ils sont en manque de ce côté-là. La pipe, c’est mal vu chez les Méditerranéennes. Elle te bouffent des trucs à l’huile qui feraient dégobiller un mulot, mais des pafs, ça jamais ! Alors, tu penses, un Sudiste qui voit s’annoncer une belle Scandinave délurée, s’il s’empresse de lui faire déguster son panoche ! Bravo. Le mec déballe Coquette. Et alors, la gentille Ulla pousse un cri de terreur, d’horreur, de répulsion, de tout ce que tu voudras. Elle a cru voir une illustration de planche médicale en couleurs, chapitre des maladies vénitiennes. Il avait le chibre en déconfiture, son chauffeur. De la zobanche hautement délabrée, meurtrie par les vilaines fréquentations. Un panais qui partait en c… somme toute ! De quoi gourer un mycologue. Lui faire croire à une amanite monstrueuse et déliquescente. Un objet pareil, c’était incasable. La plus ringarde pédale, sevrée de rond depuis vingt ans, aurait refusé l’admission, prévenu la police. En guise de pompiers, c’étaient ceux de la caserne Champerret qu’il lui eût fallu, au signore, histoire de lui éteindre l’incendie.

Tu penses, l’Ulla, en matant ce champignon anatomique, sa panique, si elle a pris le dessus ! Elle s’est vue ensemencée de bubons, la pauvrette, couverte de plaques vertes, comme la carte du delta amazonien. Voir Palerme et mourir ! Comparé aux zobs sous cellophane de ses compatriotes, tu juges ? Bien aseptisés, eux-zautres, bien neutres, proprets comme des chalets suisses, pas flambards, sans initiatives, certes, mais d’une fraîcheur irréprochable. Pasteurisés, dépourvus de microbes au tout jamais. Rose pâle comme des queues de cochon, avec aussi des poils blonds, mais sans danger. Elle a dit non. Il a insisté. Plus elle regimbait, plus il voulait lui coller son sorbet framboise en digue-digue dans le clapoir. Il a dû stopper ici, en rase camberousse pour perpétrer ses violences. L’empoigner par la nuque pour la forcer d’y aller au potage. Il la traitait de chichiteuse. S’enrognait. Sa biroute gesticulait, postillonnait. Dans un sursaut, elle a réussi à sortir de l’auto, la môme. Et puis, Saint-Christophe-Antonio ou San-Christophe, l’a sauvée. Seulement le chetouillé s’est barré avec son sac tyrolien. Si bien qu’elle est à la route complètement, la chérie. Plus de fringues, d’argent, ni de papiers. Le dénuement total. Un short, un slip, une liquette, une paire de sandales, voilà tout son viatique. Et tu veux faire quoi avec ça ? Aller où ? Le consulat de Suède ? Y’en a un à Palerme, seulement ? Ses vacances sont mortibus. Finies à peine que commencées. C’est la faillite. Elle pleure.

Alors, moi, je joue mon rôle de consolateur. Du coup j’oublie que je suis traqué, noyé dans le sirop de chiasse, coupé de Béru, recherché par la maffia, les services ricains, et consorts.

J’arrondis mon bras. Le preux Sana ! Donnez-vous la peine de bicher mon aile, Mam’selle. J’ai de l’argent, du courage, et un gourdin aussi comestible que s’il sortait de chez Olida. Tant que ma main droite pourra tenir une arme et dégrafer ma braguette, vous ne risquerez rien, ne manquerez de rien et votre horoscope restera au beau fixe.

Elle en pleure de reconnaissance. Et pourtant, en Suède, à part de froid ou des films d’Ingmar Bergman, tu pleures de rien, généralement. C’est du socialisme sec, là-bas. Tout le monde souffle dans le ballon de son self-contrôle. On marche à grands pas juvéniles dans les plantes grasses bordant le littoral.

Je me dis qu’après tout, cette rencontre avec Ulla risque de m’être précieuse. J’ai besoin d’aide. Pour peu que je susse la manœuvrer adroitement.

Après tout, cette rencontre avec elle va me servir d’auxiliaire dans les endroits qui me sont prohibés… Elle va devenir mes mains d’acier, comme celles dont usent les savants pour tripatouiller des chieries radioactives dans des cages de verre.

Elle me demande qui je suis.

Je lui explique sommairement. Agent secret. France d’abord ! Scout toujours… prêt !

Joignant l’humectage à la parole, je ponctue d’une pelle avant-coureuse. À ma façon de rouler la menteuse, elle pige qu’elle n’est pas tombée sur un novice et que lorsque l’heure sera venue pour Lagardère d’aller t’à elle, il ne lui récitera pas les cours de la Bourse.

* * *

Mandolina est une charmante localité, lovée dans une petite baie à une certaine distance de Catane[2].

On y parvient dans la soirée, entre telle heure et telle autre ; mais à peine.

L’Albergo est encore ouverte, et des types y jouent au Tchicalamore, ce jeu typiquement sicilien, qui consiste à en prendre trois et à laisser l’autre, mais obligatoirement dans le sens de la largeur et sans changer d’atout. Un couple grassouillet le gère aimablement parmi une gonflée de marmots somnolents que personne (hormis leur propre sommeil) ne songe à envoyer se coucher. Je demande s’il y a une chambre, vu que nous sommes des jeunes mariés en panne de voiture. La dame aubergiste nous sourit sous sa belle moustache frisée et nous emmène dans un appentis voisin où se trouve aménagée une chambre luxueuse, dont les murs de pavatex sont tapissés de journaux et dont le mobilier de style se compose d’un magnifique sommier, défoncé par des rages de cul, d’une chaise dépaillée et d’une cuvette d’eau ébréchée. J’oubliais quatre clous à tête ronde de gaulois dans la cloison principale, auxquels nous suspendons nos effets et moi mes armes.

Une bougie pour tout éclairage. Mais sa flamme dodelinante exalte fabuleusement les volumes de Ulla. Elle est d’une blondeur forcenée, cette petite mère, au point que, sur son bronzage, sa toison isocèle ressemble à un cache-sexe de satin blanc.

Je remercie avec vigueur le ciel clément de m’avoir envoyé ce ravissant sujet par les voies imprévisibles de Sa providence, et le prie d’agréer l’expression de mes sentiments respectueux. Ensuite de quoi j’éteins la bougie, non que j’aie besoin de son concours, mais parce que nos ébats risquent d’être tumultueux et qu’il me déplairait qu’un fâcheux incendie les écourtât.

Tumultueux, ils le sont.

J’ai déjà eu l’occasion de traiter du comportement plumardesque des demoiselles scandinaves dans le meilleur de mes San-Antonio[3], aussi n’y reviendrai-je que pour mon agrément personnel et la libération momentanée de mes glandes. Mais dis-toi bien, l’ami, que cette séance sera mémorable.

À priori, une dame n’a que trois manières de t’agrémenter la vie : en ôtant sa culotte, son gant ou son dentier. Et pourtant ! Et pourtant… Et pourtant… Oh ! là là ! Oh ! mon Dieu ! Que d’ingéniosité est à déployer chez une nature d’élite. Comme l’inspiration est bonne à subir. Comme la bonne volonté va loin. Comme la pudeur peut être bien neutralisée ! Comme on parvient à faire un tout avec des riens ! Comme des détails innocents s’érigent en grand savoir !

J’ai eu loisir de constater, au cours de mes années de spasmes, qu’une partenaire ardente t’apporte immanquablement du nouveau. Parfois, c’est un granité de peau que tu ignorais, parfois une émission d’ondes inconnues, d’autres fois encore des applications apparemment sans rapport avec l’acte d’amour, mais qui conjuguées avec des auxiliaires classiques découvrent un étage ignoré de ta fusée porteuse. Oh oui, toutes ces belles coquines, reines-magiciennes généreuses, déposent une offrande nouvelle là où ça te fait le plus plaisir.

Moi, tu n’en disconviendras pas, sinon tu prendrais ma main sur la gueule, je déteste tomber dans le scabreux. Une solide éducation à base de catholicisme bien infiniment précieux pour qui doit évoluer dans une société nantie : le sens de la retenue.

Je me retiens donc.

C’est dommage et douloureux comme un besoin de se gratter insatisfait, mais je me retiens.

Car si je ne me retenais pas, rien ne pourrait me retenir. Et alors je me retiendrais plus, comprends-tu ?

Tu imagines, un grand écrivain bourgeois qui ne se retient plus. Qui écrit sous lui ? Sans seulement s’excuser. Putain, ce chantier que cela donnerait.

Donc, jouissant (comme une vache) de ce sens de la retenue propre aux individus évolués, je ne t’apprendrai d’Ulla qu’une chose : elle est contractile.

Toutes les femmes, me diras-tu ? Oui, mais je te répondrai « plus ou moins ». Chez la plupart, ça reste modeste, même si elles mettent tous leurs efforts à l’être. Dans le cas d’Ulla, sa con-traction est intense. T’as déjà vu une solide fermière traire une solide vache ? Eh ben voilà. Ça ! Like this, comme disent les étudiants français qui apprennent l’anglais. Kif-kif pareil. Tu peux pas te figurer, comme sensation, ce que ce mouvement peut donner. T’as l’impression d’avoir engagé ton polux dans une moulinette électrique. T’es positivement happé. On dirait qu’on te l’embarque dans une essoreuse, qu’on te la tréfile, qu’on veut plus te la rendre ; qu’elle est perdue corps (c’est le cas d’y dire) et biens. Que tes deux petites compagnes vont disparaître itou, engloutir à jamais. Tu paniques, tu dépêches de te foutre à marée basse. Tu reprends tes billes pour rentrer chez toi. Pas de ça lisette ! Et puis, irrésistiblement, le frifri de la mère Ulla te réinsère dans son diabolique circuit. T’emmène aux abîmes. T’absorbe comme le boa absorbe son rat : par la tête. Tu repars, tu te rallonges. Cette fois, ce sera la bonne. On te reverra plus. C’est pas seulement tes philippines qui vont se barrer en sucette, mais tout toi. Tu fais adieu de la main, t’envoies des baisers à la ronde. Tu te mets en V, comme de Gaulle, que j’avais toujours l’impression que l’estrade lui cédait sous le poids, au pauvre. Tu te remplis les poumons d’air salubre, t’en fais une forte provision. Un stock. Tu te dis que ça pourra toujours servir. Et t’es tout surpris de pouvoir revenir sur tes premières positions, intact. T’ébroues sur la berge dorée de sa chaglaglatte. T’en reveux. Ça devient indispensable à ton équilibre psychique. Tu retournes à l’happage. Tu frises les voluptés. Joues avec. Roulette russe de l’amour en pâmade. Jouira-t-y, jouira-t-y pas ? Elle t’extrait de toi-même, la Ulla. Te fait pressentir ce qu’est le destin du suppositoire. On dure le plaisir tant que ça peut. C’est elle qui craque du sensoriel, en premier. Qui déclare forfait. « Oooooh Yéééééééé », elle crie. Et puis tout se relâche. Finies les contractions abyssales. Tu te retrouves tout con, tout désorganisé, vadrouilleur, pataugeur. Tu t’arranges bien mal que tant pour t’organiser un panard de secours… au pied levé. Le genre petit fade pique-nique à emporter. La défoutranche au plus juste. Le rabais de l’extase. Sous cellophane. Trois pour le prix d’un. La nouvelle race de magasin ! Tu lâches ton lest en catastrophe. Emballage perdu ! La cargaison à la mer ! Tu finis en solitaire. T’as l’impression d’être le dernier marcheur de Strasbourg-Paris, çui qu’arrive quand tout le monde est rentré chez soi et qui finit pour dire de finir, et aussi parce qu’il a pas d’argent sur lui pour prendre l’autobus. Bon, si ça devait réitérer, Ulla et moi, faudrait que je m’organise. Que je passe outre mon sens des convenances, ou plutôt que je passe devant. Pas attendre la dame, pas trop. C’est une gonzesse sur laquelle tu dois coûte que coûte t’aligner pour en tirer la quinte essence. Avec elle, si on met pas les montres à l’heure, on va au désordre. À la dislocation du cortège avant l’arrivée. Elle est comme les Ferrari, Ulla : c’est dans la minutie du réglage que résident les performances.


Au petit jour, j’hésite à lui remettre le couvert. Des bruits m’ont réveillé de bonne heure. Celui des pêcheurs de retour de la sardine et du merluchard. Je l’admire à la lumière du jour. Un lot de grande qualité, espère. Une pureté de lignes, de traits, de volumes. Une couleur de peau et une couleur de cheveux bouleversantes. Tout compte fait, je préfère ne pas l’entreprendre maintenant. J’ai autre chose à foutre, si je puis me permettre. Et ça urge.

Je me lève et, négligeant le broc d’eau croupie avec ses mouches mortes d’hydrocution, je vais me toiletter à la pompe de la courette. L’albergargotier est déjà debout, en ceinture de flanelle. Je lui explique qu’il me faudrait un véhicule pour suppléer le mien, défaillant. Il fait la grimace. J’insiste. Il fait la moue.

Je lui propose du fric. Il fait risette. Brèfle, une plombe plus tard, on quitte Mandolina, Ulla et mézigue, au volant d’une petite charrette sicilienne traînée par un mulet du nom de Pomponito.

* * *

Tu sais que pour un mulet il est assez fringant, Pomponito ? Il trottine sur la route blanche, yop yop… Ulla somnole à mon côté, la tête contre mon épaule. En voilà une qui prend la vie comme elle vient. Pour peu que t’aies pas une zézette en déconfiture (de groseille) à lui proposer, elle te suit sans demander d’explications.

Coiffé d’une vieille casquette chouravée dans l’appentis de l’aubergiste et avec ma barbe poussante, mes harnais fripés, je peux, dans la foulée (et sur la charrette) passer pour un naturel du pays.

Rien de tel que le trot d’un mulet pour t’inciter à la méditation et permettre le développement de tes pensées. Ce qui tue l’intelligence, aux heures de ce jourd’hui, c’est la vitesse. L’homme n’a pas le temps de s’installer dans ses pensées. Il ne peut plus réfléchir. Il agit en puisant dans ses réflexes sans les renouveler en énergie ciboulotarde. Alors, fatalement, les réflexes s’émoussent et périclitent. On finit par vivre par saccades, comme des braques, comme des branques.

Moi, sur cette route paisible, pleine d’odeurs d’été, derrière le fion de mon mulet, avec cette jolie gosseline endormie contre ma hanche, je vois venir le futur à petite allure choucarde. Et pour le coup il me paraît simple et tranquille. Je me règle la lorgnette vie à ma vue, tu piges ?

Je gamberge en souplesse, dans le moelleux d’une cervelle qui va au trot de mulet.

Je me dis ceci : « Les chefs ricains ont donné l’ordre aux gars du barbu de t’anéantir. Pourquoi ? Parce qu’ils venaient d’apprendre que tu ne pouvais rien pour eux. Cela, ils l’ignoraient le matin même puisque le commando du bord est venu te délivrer à grand renfort d’hécatombes. Alors, qu’est-ce qui a pu se produire, entre l’instant où on t’a délivré du “Code Z” et celui où la radio du bord a transmis cet ordre codé ? Eh bien, simplement ceci, compagnon : les big chiefs de Favoris-frisés et consorts ont mis la main sur les fameux documents ; ou du moins ont appris que je ne les possédais pas.

Dès lors, pourquoi me liquider, puisque, simplement j’étais devenu inutile ? Ce n’est pas tellement grave d’être inutile.

Eh bien : j’étais inutile, mais dangereux, parce que je savais des choses sur ce bigntz. On tue beaucoup dans cette affaire, sans hésiter, en série. On tue parce que tous les protagonistes ont le souci d’effacer les traces de l’opération, qu’ils appartiennent à un bord ou à un autre. N’importe le clan, il faut laisser place nette.

Et je continue de démouliner ma moulinette.

De tisser ma toile.

Avant d’atteindre Catane, je réveille Ulla.

— Vous savez conduire un bolide comme celui-ci, chérie ? demandé-je en lui tendant les rênes.

Ça l’amuse.

Les petites filles sans cervelle, un rien les fait pouffer. La v’là qui se met à driver Pomponito en gloussant de joie. Et le mulet, bonne pâte, ou galant animal, se met à galoper à hybride abattu.

* * *

— Vous avez tout bien pigé, mon petit ange ?

— Parfaitement bien.

— En ce cas bonne bourre, moi je vous attends ici. Vous saurez retrouver ?

Elle opine et je saute de la carriole.

C’est un endroit peinard que celui où je viens de descendre. Isolé. Une masure en ruine, sans toit ni loi, envahie par les ronces. La nature, quand elle reprend le dessus, elle est féroce et commet des dégâts irréparables. La fermette de jadis n’est plus qu’un énorme monticule recouvert de plantes plus ou moins rampantes et épineuses. Toutefois, il reste un vide dans le milieu, sous un reliquat de charpente en ruine. Un coin ombreux, frissonnant de lézards, comme écrivaient les dames du Fémina à l’époque où elles écrivaient.

Je m’arrange un coin pour attendre.

Se préparer des forces, quand on le peut. Déconnecter son petit système pour soulager le compteur.

Je ne dors pas.

Je pense.

C’est donc te dire si je suis !

* * *

Le grincement de la carriole dont les essieux rêvent d’huile chaque fois qu’ils passent devant un olivier. Et puis un hennissement joyeux de Ponponito. Cet animal, je te jure qu’il en tient pour mézigue. On est en sympathie, les deux.

Je coule un œil prudent sur le dehors. Le soleil est à vif. La campagne miroite dans la chaleur, comme si elle était mouillée. Elle est mouillée de lumière. Belle dans ses tons ocres… La terre, les plantes…

Bravo pour Ulla, elle est parvenue à lui mettre la main dessus, à le convaincre. Et elle me le ramène sans histoire, dans la gentille carriole aux ridelles ouvragées et peintres.

J’attends qu’ils soient parvenus à hauteur de la masure. Et alors je sors, un feu à chaque main, exactement comme y’a lieu de pratiquer dans les vouesternes de bonne tradition.

En m’apercevant, Donato Convolvolo, pousse un juron destiné à sa compagne. Comme c’est du sicilien pur fruit, je pige seulement le sens général de la déclaration, et il me semble que ça ne doit pas être extrêmement courtois.

— Lève les pattes, Azor, et saute de cette charrette, l’interromps-je, au moindre geste je te tire tellement de bastos dans les jambes qu’elles ressembleront ensuite à celles d’un escargot.

Il se résigne.

Pas de grand cœur, certes, mais avec la conviction profonde de ne pouvoir agir autrement.

Il me toise d’un œil méprisant.

— Surtout ne fais pas ton snob, Donato ; le snobisme, c’est pas autre chose que de la timidité. Viens, approche sans rechigner. Depuis le début, je te répète que je ne te veux pas de mal, seulement tu n’en fais qu’à ta tête et tu compromets tout, comme un chien fou qui renverse son écuelle de lait.

Il consent deux pas dans ma direction ; j’en opère deux autres dans la sienne, l’oblige à pirouetter afin d’ausculter ses vagues, récupère le ya monumental qu’elles recelaient pour en enrichir mon arsenal.

— Asseyons-nous, maintenant et bavardons, mon fils.

Il opte pour une attitude hermétique. Le côté : je n’ai rien à vous dire, je vous ignore, et quoi que vous fassiez je vous compisse l’honneur. Mais moi, franchement, ça ne m’impressionne pas. J’ai des arguments. Faut toujours en avoir, c’est le meilleur matériel de dissuasion et de persuasion qui existe, l’argument, quand il est en bon état.

Ulla a attaché le mulet à un arbrisseau, dans un rond d’ombre. Le faux bourrin bat des oreilles pour chasser les mouches. De temps à autre il piaffe. Ça produit un bruit rond, sec, de branchage brisé. La chaleur devient insistante. Je contemple Aldo. Il essaie de soutenir mon regard, puis finit par détourner les yeux. Ulla s’assied sur un tronçon de poutre fusé. Ses cuisses, mon pauvre ami, tu les verrais, tu ne penserais plus à ton tiers provisionnel. Je m’arrache à la félicité de l’instant. Les moments de rémission, tu les vis à l’improviste, toujours. Il ne sert de rien de vouloir les organiser car ils sont imprévisibles. C’est une harmonie de tes glandes, de tes pensées et de l’ambiance. Un accord général si précaire qu’il s’effrite sitôt que tu l’as réalisé.

— Eh bien, grogne Donato, vous vouliez me dire quoi ?

Bon, ça, l’impatience. Elle dénote une faiblesse à exploiter.

— Tu sais ce qu’est devenue ta frangine, Donato ?

Là, j’ai mis juste. Ses yeux se font pointus.

Il ne répond rien.

— Tu le sais ou tu ne le sais pas ?

Un haussement d’épaules. Vague. Selon moi, il se doute du destin de la môme mais préfère n’en pas parler.

Je désigne l’Etna, posé sur l’île, droit devant nous, avec ses pentes noires et ses vapeurs blanchâtres tout au sommet, comme un monstrueux rond de fumée tiré d’un cigare géant.

— Oui, elle est là-haut. Tu aurais vu ce valdingue affreux. C’est un vieux fumier, le père Cesarini. À mon avis, il manque d’humour et prend l’honneur trop au sérieux. Le sens de l’honneur, c’est une plaie de l’humanité, je me demande s’il n’est pas préférable de n’en pas avoir du tout.

Il m’a écouté.

A regardé l’Etna et s’est signé. Il se gaffait du coup, mais n’en était pas sûr. Je viens de lui confirmer le décès prématuré de sa frelotte. Un coup de buis sur la noix ! Un coup de flou. Si je te disais qu’il a des larmes aux yeux, le Donato ?

Je laisse filer du silence. Ulla, qui ne jacte pas très bien le rital, se désintéresse de la converse et tresse trois tiges de fleurs déjà sèches, de ces fleurs du sud, si sobres qu’elles ont l’air artificielles, même quand elles sont sur pied.

— Vois-tu, Donato, je n’aurais qu’un mot à dire au Dom pour que tu ailles rejoindre ta sister, là-haut. Et c’est pas Haroun Tazieff qui pourra aller te récupérer avec son slip d’amiante et ses lunettes de soleil en choseblic renforcé.

La menace le distrait de sa peine.

Il froncelessourcile[4] et sa bouche s’écarte pour une muette interrogation.

— Ça concerne la valise, toujours et encore, mon biquet. La valise for ever. Je vais te rappeler ton comportement après ma visite chez toi, fils. Tel que je l’ai reconstitué dans ma magistrale cervelle à force de réflexions. Tu sais, dans mon job, faut savoir rassembler des puzzles. Tu essaies d’emboîter les petites pièces biscornues. Une fois, mille fois, jusqu’à ce que ça cadre… Et ça finit par cadrer. Le tout est de ne pas se décourager.

« Après que je t’ai eu quitté, tu as compris qu’une seule possibilité s’offrait à toi : tout aller déballer à Cesarini, le big boss de la maffia dans ce secteur. Alors tu t’es donné un coup de peigne et tu as mis ton tricot de corps de cérémonie pour te présenter à l’audience du Dom. Et puis ton regard a accroché la mallette que je t’avais laissée. Et alors, une idée de voyou a germé sous tes beaux cheveux bruns, mon lapin. Tu savais que le vol avait été exécuté par Populi, puisque ce digne homme était de service à l’aéroport ce jour en question. Tu t’es dit, petit futé, textuellement ceci : “Et si j’allais chez le baron troquer l’attaché-case dérobé contre celui-ci ? En opérant en douceur, personne ne serait au courant de la substitution. Une fois l’échange effectué, je planque la vraie valise, puis je cours chez Cesarini histoire de le mettre au courant de tout, sauf évidemment de ma petite feinte. Ainsi, je suis à couvert et, avec un peu de chance et beaucoup de prudence, je risque de tirer un somptueux profit de cette valise qui déplace des agents secrets.”

Je m’amuse à souffler dans le canon de mon feu, à la manière des cow-boys désœuvrés.

— Qu’en penses-tu, Donato ? Surtout ne proteste pas ; avant de t’envoyer quérir par cette merveilleuse sirène, je suis passé chez Populi et j’ai questionné son crétin, il a reconnu avoir reçu ta visite une heure environ après celle que je t’ai faite. Il prétend que tu avais un sac de toile dans le dos. Et il paraîtrait que tu l’as envoyé t’acheter des cigarettes, afin de rester seul dans l’entrepôt. Exact ?

Le silence est le plus éloquent des acquiescements, car si souvent il ne suffit pas de nier pour convaincre les autres de son innocence, il suffit par contre de ne rien dire pour prouver sa culpabilité.

— Tu penses bien que si Cesarini apprend ça, tu peux aller écrire la date d’aujourd’hui en face de celle de ta naissance sur votre caveau de famille. Tu as opéré cette substitution au bon moment, c’est-à-dire juste avant que ne se déclenche une gigantesque chasse à courre pour récupérer la valise. Beaucoup de gens se sont mis à la vouloir. On a volé celle que je t’avais confiée et que tu avais troquée contre la bonne, ce qui, soit dit en passant, vaut de sérieux ennuis au pauvre Vittorio-Emanuele. Au cours de ces dernières heures, tu as dû être l’objet de pas mal de visites tracassières. On t’a proposé une telle somme que tu as fini par traiter avec certaines gens, juste ? Comme ça se déroulait en grand secret garanti, tu ne craignais donc rien de la maffia. Et tu pouvais palper la grosse galette.

Je fais tourner mon arme autour de mon index (après avoir pris soin de bloquer le cran de sûreté, je te rassure).

Il est tout maussade, Donato. Véry beaucoup ennuyé. Au moment qu’il accède à la fortune, voilà qu’un dégourdi lui scie la branche. Il souhaite que je tombe foudroyé par les soins de son saint patron, ou autre. Je suis un grain de sable gros comme le rocher de Cancale dans sa mignonne affure. Un sale vilain, briseur de belle cabane. Il allait partir, s’expatrier en Sardaigne, y acheter une villa, un bateau, de l’ambre solaire. Et puis tu vois comme la vie est stupide, indeed ! Sa grosse maman aurait eu tout le confort : le butane, des bas à varices. Grand-père était assuré de toucher son perlot préféré et sa boutanche de picrate empaillée. Et alors, moi, Sana, comme un horrible poulardin, je me dresse, avec la vérité en guise de bannière. Halte-là !

Mais il n’est pas encore quitte.

— Vois-tu, Chérubin, je vais pousser mon raisonnement jusque dans ses derniers retranchements…

Dehors, le mulet hennit mélancoliquement. Il cracherait pas sur un picotin, cézigue. Merde, où je vais lui dégauchir ça ? C’est beau, la traction animale, mais ils ne vendent pas d’avoine, chez Agip ni chez Shell !

— Connaissant les méthodes des gens avec qui tu as traité, mon petit loup, je peux t’assurer d’une chose, c’est que si tu leur avais refilé la camelote complète, tu ne serais plus en vie. Ma conclusion est que tu as conservé une partie du pactole par-devers toi, car t’es un garçon rusé, donc prudent. Tu as compris qu’en lâchant tout le bonheur tu risquerais ta peau et serais sans défense. Quelles dispositions as-tu adoptées, Donato ?

Pour toute réponse, il glaviote à vingt centimètres de mes tiges.

— Ça n’est pas une explication, fais-je froidement. Je sens que ça va se terminer chez papa Cesarini, cette petite odyssée.

Le Sicilien me fixe et t’as l’impression, à force d’intensité, que son regard s’éclaircit, devient glaciaire.

— Si on va chez Cesarini, c’est vous qu’il commencera par zigouiller, promet-il.

Ce qui, dans le fond, n’est pas aussi con que bien des bouquins que j’ai lus cet été et qui figuraient sur la liste des bêtes célèbres.

— Tu crois que j’irais te livrer moi-même, connard ?

Il ricane :

— Si c’est ma mort que vous voulez, vous avez un pétard grand comme ça entre les doigts ; vous avez peur de vous en servir ou bien il est déchargé ?

Courageux, le mec. Le v’là qui opère un dérapage contrôlé et renverse la situation. Il a pigé qu’on était dans l’impasse. Faut que je manœuvre différemment.

Ulla a fini de tricoter ses trois brins d’herbe, ce qui donne une mignonne tresse dont je vois pas bien ce qu’on pourrait fiche, mais quoi, les choses doivent-elles absolument être utiles ? Elle bâille. Cette converse l’ennuie. Elle est pas venue en Sicile de si loin pour regarder deux bonshommes se chamailler dans une langue qu’elle ne parle pas. Elle a envie de langoustines, cette langouste, et de chianti, et d’émotions sensorielles bioutifoules, et de se dorer la blondeur au gai soleil méditerranéen.

Je coule une main ravageuse par le décolleté de sa limouille. Ulla, les soutiens-loloches, connaît pas ! Elle sait même pas que ça a existé. Faut dire qu’avec une carène pareille, elle a pas besoin d’étais. C’est du produit suédois garanti vingt ans, main-d’œuvre et pièces de rechange comprises.

— Donato, tu sais pas ?

Son z’œil passe une vitesse inférieure. On y voit poindre de la curiosité ; encore empaquetée, bien sûr, mais facile à déballer.

Je m’y emploie.

— On a besoin l’un de l’autre, mon gars, comme la fourchette a besoin du couteau face à une entrecôte. On devrait fonder une petite S. A. R. L., toi et moi. Nos intérêts sont complémentaires mais ne se chevauchent pas, ce qui est primordial dans une association. Qu’est-ce qui t’intéresse ? Le fric et la santé. Qu’est-ce qui m’intéresse ? Les documents et la récupération de mon gros copain. Alors pourquoi on ne se prêterait pas mutuellement aide et assistance ? Je te demande quoi ? De jouer franco avec bibi. Une fois en possession du dossier, je définirai la meilleure façon de procéder pour qu’on s’en tire au mieux tous les deux. Ta situation n’est pas brillante, tu sais. Tu vas voir ce carnaval, avant bientôt. Tu as affaire à une tripotée d’agents secrets prêts à tout et l’accomplissant : des Ricains, des Russes, d’autres encore, le gratin international, mon pote. Plus tes petits amis d’ici qui ne sont pas les moins méchants puisqu’ils ont déjà lessivé ta sœur pour une vétille. Moi, je suis en retrait de tout ça, tu le sens bien. Français, donc frangin de race. Les sisters latines, t’as entendu causer, quoi, merde ! Bon, tu veux que je fasse un geste ?

San-Antonio, je te jure, par moments, il comporte comme un insensé. À se demander si son cerveau ne roulerait pas sur la jante. Tu sais quoi il fait, le beau commissaire ? Il bascule le chargeur de son feu, montre à Donato comme il est dûment garni de vraies prunes bien fraîches, le remet en place et glisse le sulfatant dans la poche du Sicilien.

Tout ça en le matant droit aux lotos.

— Il y a des moments, dans la vie, où il faut savoir prendre ses responsabilités, Donato. Tu ne penses pas ?

Il est interloqué.

N’ose porter la paluche à sa poche lestée.

— À présent, parlons net. Tu as traité avec qui, vieux frère, les Russes ou les Ricains ?

Il clape à vide plusieurs fois de suite, comme un chiqueur quand il vient de s’enfourner du perluche frais et qu’il lui fait prendre sa place entre sa joue et sa gencive.

Puis, dominé par la forte personnalité de qui tu sais, il s’abandonne :

— Je ne sais pas. J’ai été convoqué à l’hôtel Verolissima par un avocat, Me Smith. Il m’a reçu dans sa chambre. C’est un type très vieux, tout blanc, tout ridé, avec des lunettes. Il m’a remis une enveloppe pleine de dollars. Mille dollars. Il m’a dit : « Réfléchissez et apportez-moi ce que vous savez, vous en aurez cent fois plus. » Je lui ai dit que je ne voyais pas où il voulait en venir ; alors il a souri et m’a dit : « Eh bien tant pis, gardez ces mille dollars pour votre dérangement et si par hasard vous vous mettez à voir ce que je veux dire, venez me trouver. Je ne bougerai pas de là avant demain matin. »

Chouette méthode, je trouve. Comme quoi, la simplicité, quand elle est jointe au pognon, s’avère payante, non ? Si, j’ose prétendre. Un vieux monsieur, une chambre d’hôtel, du fric, quelques mots couverts…

— Et tu as réfléchi ?

— Dame…

— Tu es retourné ?

— Oui.

— Avec les documents ?

— Un feuillet seulement, pris dans le milieu de la liasse.

— Alors ?

— Il m’a demandé le reste. Je lui ai répondu que je n’avais en ma possession que cet échantillon, que le reste était en lieu sûr et qu’il ne l’aurait que plus tard, après qu’on eût versé la somme convenue dans une banque qu’on lui indiquerait. J’ai ajouté qu’on était plusieurs dans l’affaire et que si on tentait quoi que ce soit contre moi, ces documents seraient remis à d’autres acheteurs.

En somme, il a fait ce qu’il a pu, Donato. Il a échafaudé son affaire en grand garçon raisonnable, sans s’emballer.

— Et qu’a dit maître Smith ?

— Il m’a remis mille autres dollars et m’a dit que, lorsque je serais décidé, je n’aurais qu’à clouer une capsule de Coca-Cola sur ma porte et l’on me recontacterait.

— Ça s’est passé quand, cette deuxième entrevue ?

— Hier après-midi.

Donc, j’avais vu juste. Ayant, grâce au feuillet, la preuve que je ne possédais pas les documents, l’on a donné l’ordre d’en finir avec moi.

— Et le reste, Donato ?

Il sourit :

— En lieu sûr.

— Qui peut prétendre disposer d’un lieu sûr, mon ami ?

— Moi !

C’est net, bourré de certitude. M’est avis qu’il doit jouir d’une planque tout ce qu’il y a de mimi, le frère.

— Qu’attends-tu de moi ? je lui demande.

— Beaucoup d’argent, énormément d’argent. Ce n’est pas cent mille, mais cinq cent mille dollars qu’il me faudra. Alors vous allez arranger le coup en douceur, puisqu’on est associé.

— Et les autres ?

Il fait claquer ses doigts.

— Vous vous débrouillerez.

— Et s’ils s’en prennent à toi ?

— Vous me protégerez.

Y’a des moments, les gens, sans être devin, tu lis leur pensée aussi aisément qu’une publicité sur les Champs-Élysées, elle s’inscrit en caractères énormes en travers de leur bouille.

La vérité, tu sais quoi ? C’est qu’il vient de lui pousser des dents grosses comme des pioches, au Donato. Il se sent plus avec ces foutus feuillets qu’on s’arrache à prix d’or. Il veut négocier ça en grand. Partout. Les duplicater. En faire un tirage de polars pour les fourguer à tout va, d’ici et là, de gauche à droite, à qui en veut. À la criée, il les vendra, bientôt. Les deux mille dollars lui ont chancetiqué le caviar à gamberge. Il flaire la corne d’abondance, Convolvolo. Le bath filon pétrolifère. Il se voit nanti à vie. Il aura tout ce qu’un gus de son âge, bien vigoureux, bien ardent, peut désirer : bagnoles de sport, costars grand luxe, femmes, moines, vieillards… Son existence, désormais ? Un pied permanent. Byzance sur l’évier. Ça vaut de prendre des risques, non ? De marcher sur une corde raide, avec plein de méchants en dessous à guetter ta défaillance. La griserie de l’artiche. Tu t’imagines pas l’à quel point elle est chavirante, l’odeur des bank-notes. Ça renifle pire qu’une cave après la vendange. T’es saoul de la respirer. Anesthésié. Tu te rends plus compte des dangers. Regarde autour de nous, tous ces escrocs. Les gus qui plongent en bricolant dans l’immobilier. Les banqueroutiers, les affairistes affairés ; effarés quand ça foire. Ils imaginaient pas que ce pût. Quand t’es sous hypnose t’as confiance. Beurré, tu deviens intrépide. Les héros de 14 : « Chargééééez ! À la baïonnette. » Déglingués, ils étaient, à mort, le cas d’y dire. Alors ils sussaient à l’ennemi. Se précipitaient dans la carriè-è-re pendant que leurs z’aînés les mataient à la jumelle, de loin, de très loin. L’appât du gain, la manipulation de la fraîche, idem, comme sensation. Tu es persuadé qu’il peut rien t’arriver. T’es hors d’atteinte. Tu charges !

J’éprouve un vague sentiment de pitié pour Donato. L’élan pour lui expliquer sa gourance m’empare.

— Tu as tort de tirer sur la corde, fiston. Y’en a pas d’assez forte pour résister. L’auber que tu vas pouvoir engranger avec cette combine pourra juste permettre aux tiens de t’édifier un mausolée avec des petits anges de marbre blanc. La lutte est inégale. C’est pas un petit cave comme toi, un minus chouraveur d’aéroport, un piqueur de pébroques et de Kodak qui peut se permettre d’affronter ce que notre monde compte de plus soi-soi en matière d’organisations occultes. Si tu veux mon avis, t’es déjà scié. Mort en puissance. T’aurais la carotide tranchée et tu serais seul sur une île déserte, tes chances de t’en tirer seraient mille fois meilleures. Tu peux pratiquement parler de toi au passé, pendant que tu peux parler. Quand je te regarde, j’aperçois déjà plus que ton squelette, pauvre pomme !

Soudain, mon enrognement tombe, à cause un bruit de moteur qui enfle à toute pompe.

Je risque une tronche à l’extérieur de mon espèce de grotte, et j’avise un hélicoptère peint en jaune, comme ceux qu’on utilise dans les pays de fortes cultures pour pulvériser des insecticides.

Pourquoi l’idée me vient-elle que cette machine nous est destinée ?

Donato sort pour mater.

— Rentre, nom de Dieu ! je lui glapis.

Il devient vert comme un champ de betteraves sucrières.

— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? il demande en paumant ses amygdales en cours d’élocution.

— Ta fête, connard, et aussi la mienne.

L’appareil descend carrément sur nous. Son vrombissement devient infernal.

Je déballe mon pistolet mitrailleur, ôte le cran de sûreté.

— Vous croyez qu’ils vont…

Une vraie lope, Convolvolo.

— Hé, dis, le bersaglier, ressaisis-toi, m’emporté-je. Je t’ai offert un beau Flaminaire, c’est le moment de t’en servir.

Mon calme le rassérène quelque peu. Il biche son feu et se met en posture défensive, embusqué derrière un enchevêtrement de toiture effondrée et de terre.

— Couchez-vous ! dis-je à ma copine Ulla, en lui désignant le fond de la caverne.

C’est pas une compliquée, la Suédoise. T’as des gonzesses, sitôt que tu leur dis quelque chose, elles veulent absolument en connaître les mobiles profonds. Elle, non. Docile, la v’là qui s’allonge sur le sol où des insectes noirs caravanent, indifférents à nos problèmes.

Le licoptère descend de plus en plus bas. C’est un petit zinc à deux places. Je me dis qu’on ne risque pas le diable, après tout. Sitôt qu’il se sera posé, si je vois un mec belliqueux se pointer vers nous, je l’étale d’une giclette. Nous sommes à l’abri tandis que les types de l’appareil sont exposés.

L’ombre de l’engin plane sur le sol galeux. Son bruit nous concasse les tympans. Donato rentre sa tête dans les épaules.

L’ombre tournique, disparaît un court moment pour revenir, plus noire, plus menaçante.

L’envie me titille de sortir pour aller faire un carton dans les pales de l’hélicoptère. Tu sais que privé d’elles, ça deviendrait un caillou. Mon honnêteté foncière me retient. Après tout, je ne connais pas les intentions des deux passagers. Certes, je ne les imagine pas cordiales, mais après tout, sait-on jamais ?…

Et alors, bon, que je te raconte tout bien…

Tandis que l’ombre se tient presque immobile devant nous, un machin tombe pile devant l’entrée de notre antre.

Ça ne fait pas beaucoup de bruit. Un plouf de sac de ciment chutant d’un échafaudage, tu mords ?

Aussitôt une fumée âcre se met à moutonner.

— Ils veulent nous asphyxier ! j’écrie. Filons dans la campagne.

Je fonce en premier.

Donato sur mes talons.

Le nuage est fulgurant. En deux secondes le voici gros comme le Graf Zeppelin. Je me retiens de respirer. Faut échapper à cette couche nocive, coûte que coûte… Derrière moi, Donato pousse un cri et cesse de galoper. Moi, je fonce sans renifler. Seulement, tu sais ce que c’est ? L’exercice te donne une vraie fringale d’oxygène. À la huitième enjambée, je peux plus me retenir de garder la bouche close. Cela me file un monstre vertige. Tout se gondole (sauf moi). Le plancher des vaches devient mou comme un marécage. J’arrive plus à retirer mes pâturons. Ils prennent racine. J’entends des grelots. J’ai le temps d’apercevoir le mulet qui s’écroule entre ses brancards qui se brisent. La carriole se renverse. Je tombe à genoux. Des deux poings je comprime ma poitrine. J’étouffe. Je crève. Y’a panique générale à mon bord. Démantèlement complet. Une force impitoyable me ruine, m’oblige à me coucher dans un cloaque sans nom.

À travers la fumaga, j’aperçois une forme qui s’approche. Je suis encore suffisamment conscient pour reconnaître Ulla. Ses sublimes cuicuisses dorées, sa blondeur. Seulement son beau visage, je ne peux pas l’admirer vu qu’il est caché par un masque.

À gaz !

Good night, gentlemen.

Загрузка...