Un long couloir désespérément blanc.
Car y’a rien de plus désespérant que du blanc tout seul. Il n’est beau que par référence à autre chose. Le Mont-Blanc parce qu’il se dresse sur le ciel, la mariée parce qu’elle se tient au côté de son noir époux et cette feuille de papier parce que j’y dépose des brimborions de chef-d’œuvre contre. Le lys comporte du jaune en son sein pour te barbouiller le pif, et la première communiante a des boutons au menton ; alors tu vois bien…
Toujours est-il qu’un univers absolument immaculé, est aussi cauchemaresque dans son genre qu’une panne d’électricité dans un tunnel sénégalais. Non ? Si ? Bon !
Personne en vue.
T’imagines la perplexité du gars ?
Cette base sur un rocher escarpé truffé de gorilles.
Ces redoutables souterrains carrelés. Ce silence de laboratoire.
Quelque part, Béru.
Mais z’où ? Il y a six étages dans les profondeurs de la base.
Faut-il commencer par prendre à gauche ou à droite ?
À la grâce de Dieu.
La première porte fera l’affaire.
Je m’y présente. Et, docile, elle coulisse. Me voici dans une grande salle garnie de rayonnages métalliques. Une foultitude de denrées s’y empilent (pas toutes seules, mais c’est l’expression qui se dit comme ça, tu sais, j’y peux rien ; moi, la langue française, je me contente de la rectifier).
Au centre du local, est un bureau de fer peint en gris, surchargé de registres. Un assez vieux type à blouse et barbiche blanches, le nez chaussé de lunettes et les pieds de sabots, comme les chirurgiens au boulot, écrit dans un bouquin qui pourrait servir de radeau à la « Méduse » si Géricault recommençait sa décalcomanie.
Il ne lève pas le nez de son turbin. Soit parce qu’il est fané des bafles, soit parce qu’il croit à l’entrée d’un familier.
Je me dirige tranquillement vers lui, et, délicatement, lui ôte son stylo d’entre les doigts.
Surpris, il dresse sur moi un nez pointu et deux yeux myopes.
Je lui sers un sourire empreint de cordialité, puis me penche sur le registre. À ma grande sgoutgnaffure, je m’aperçois que le texte tracé là-dessus est en anglais. Ce monsieur est magasinier.
Dans le fond de la pièce, il y a un amoncellement de caisses et de ballots.
Je biche le bonhomme par l’un de ses revers et, d’une seule main (la droite d’accord, mais quand même) le décolle de sa chaise. Ensuite, je le traîne jusqu’aux marchandises non encore déballées. Là, je trouve ce que je cherchais, c’est-à-dire un coutelas à gros manche de bois et à petite lame triangulaire servant à trancher les ficelles des paquets. Parce que, c’est vrai, ça, tu remarqueras que, dans les endroits les plus modernes subsistent des objets pauvrement traditionnels car ils sont, en fin de compte, irremplaçables. Moi, des fois, je visite une usine, un atelier, une manufacture — ça me fait suer, note, mais faut bien faire plaisir aux gens qui croient vous faire plaisir —, bon, on me découvre des techniques hardies, nucléaires, des ordinateurs, des machines à ceci-cela qui démarrent et s’arrêtent toutes seules. Un monde futuriste, je te dis, eh bien immanquablement, en regardant bien, je déniche près de ces monstres la vieille petite bricole qui les complète ou les rend mieux adaptés : un couteau, un tournevis, un rectangle de carton, une cheville de bois. Dis-toi que l’I.B.M. le plus formide nécessite une pointe Bic ou un couteau suisse à un moment ou à un autre.
C’est philosophique, dans le fond, je trouve, non ?
La seule philo que je remarque, moi. Je ne suis pas comme ce confrère peu copieux et chiatoire qui me disait dédaigneusement, un jour que ses glandes l’empêchaient pas de me causer : « Je suis l’héritier de Bergson, moi. C’est comme s’il m’avait couché sur son testament. » — « Eh ben, dors bien ! » je lui ai répondu. Il m’a plus jamais adressé la parole. Y’a des gens, faut pas leur touiller les profondeurs, ça se met à sentir la merde. Ils sont bouchés de la fosse d’aisance. Alors ils n’ont plus d’aisance et la fosse est pleine.
Qu’est-ce que je te disais, juste avant de déconner ? Ah, oui : me voici au fond de l’entrepôt, un vieux type dans une main, un coutelas à lame triangulaire dans l’autre. Je me dis qu’il y a, pour le coup, conjoncture. Alors j’applique la pointe de la lame sur la pointe de sa glotte, ce qui doit ressembler à un dessin de Miro — pour moi, ce sera le roman de Miro —, et je lui chuchote textuellement le texte ci-dessous.
— Où se trouve le type qu’on est en train de transmuer en porc ?
Comme le gars n’est pas pressé de répondre, j’ajoute.
— Si tu ne parles pas immédiatement, je t’opère des amygdales par l’extérieur.
Alors comme ce qui lui reste de jours à vivre, valablement, ne lui paraît pas négligeable, il me répond du bout des lèvres :
— Au 24 !
— Quel étage ?
— Deuxième.
Je n’ai plus rien à attendre de Césarin. Moi, tu sais quoi ? J’y file un coup de manche de couteau à la nuque. L’endroit que passent les idées d’un mec avant de se transformer en sottises. Il tombe à mes pieds comme de la farine d’un sac crevé. Je l’entrave avec la ceinture de sa blouse. Bon, puis-je compter sur un répit ? J’espère. Faut faire comme si.
Tout autre que ton bien-aimé et très gentil San-Antonio se ruerait dehors.
Seulement lui, tu penses… Ah, là là ! Il en a dans le chou. Et en telle quantité qu’il pourrait t’en revendre si tu savais t’en servir.
Au lieu de foncer en cataclysme, je prends mon temps. Furète dans le magasin. C’est toujours grisant pour un homme, un endroit où se trouvent amoncelées des denrées disparates. T’as qu’à constater le succès des super-marquettes pour comprendre. On y vient en car, en caravane, dans ces cavernes alibabeuses. Leur génie ? Le parkinge. Sans parkinge, c’était scié. Seulement, les promoteurs ont pigé qu’il fallait penser à l’essentiel : la chignole. Celui qui joue la pompe gagnante, ben il gagne, que veux-tu, n’importe les pénuries de pétrole. À partir du moment où les glandus apprennent qu’il existe un parking, ils s’y ruent, quoi qu’on fasse ou vendre à proximité. Le souci bien intense de l’époque, c’est garer sa chignole dans un bel endroit goudronné, fait pour, avec des délimitations jaunes et un sens giratoire. Alors là, il jouit à son volant, le bon fromage, quand il se gare sans problème. Y’en a, j’ai vu, qui se taquinent, se font languir. Qui changent de place rien que pour en essayer d’autres, s’en bien goinfrer du rectangle hébergeur. Ils mouillent en s’éloignant (à reculons) de voir comment qu’elle a trouvé une belle étable, bichette. Ce qu’elle est pimpante, cette chérie, dans sa mer de carrosseries luisantes. Ils se mettent à la place de leur tire. Ils la vivent à bloc (moteur). Lui prêtent leurs sens atrophiés pour complètement réaliser la félicité que peut représenter pour une 4 L ou une 204 une vraie place en diagonale. Que personne te chicanera, qu’aucun contractuel égrotant ne viendra sanctionner. Que le temps ne rendra pas caduque. Ils pourraient, ils baiseraient Bobonne, d’allégresse, là, entre les cadies de leurs six sous, sous les yeux bilieux de leur voiture. Bande d’ocs !
Donc je demeure un bout de temps dans le chmoutz.
Y pratiquant sur moi-même une alchimie que tu sauras plus tard à une page paire ou impaire (je verrai).
S’agit, à présent, de ne pas se prendre les pieds dans le suspensoir du baron.
Les ascenseurs. Y’en a un que la porte, précisément, est ouverte à mon étage. J’y pénètre. Mon index fripon va pour enfoncer la touche marquée « 2 », mais à cet instant précis, la cabine, appelée depuis ailleurs, s’enfonce. J’ai beau cigogner le bouton de mon étage convoité, rien n’y fait. Suivant l’ordre de sa programmation, la cage d’acier plonge dans celle de l’ascenseur, si tu me permets que je me permette.
Un cadran en longueur, numéroté, donne référence des étages traversés. Le « 4 » s’allume. Puis le « 5 ». Entre chacun d’eux s’écoule un laps de temps d’environ trois secondes. J’attends le « 6 », mais il ne s’allume pas au bout du bref délai nécessaire au franchissement de deux niveaux. Et l’ascenseur continue de fonctionner. La cabine descend toujours, toujours… Je me dis que c’est pas possible, qu’il s’agit probably d’une illusion. J’interprète comme étant une descente, une simple vibration du mécanisme. Et si j’étais en panne ? Pourtant, l’impression caractéristique du plongeon vertical continue de se propager dans mon corps. Je palpe les parois, un frisson y court, qui confirme cette sensation. Alors, je me mets à égrener les secondes, selon le système des paras bulgares. Je me récite mentalement : « Zéro, zéro, un ! Zéro, zéro, deux ! » Ainsi de suite, parce que ce procédé te permet de rester aligné sur l’intervalle des secondes.
À « zéro, zéro, cent », un vertigo terrible me trancane le Frédéric. Je me dis, in petto, tout en continuant de compter dans le coin situé à gauche de mon cerveau lorsque tu y pénètres par les trous de nez : « À raison d’un mètre seconde, je serais donc à plus de cent mètres sous terre ? »
Commotionnant, cette perspective.
Mais la croisière n’est pas achevée et je descends, descends encore, descends toujours…
« Zéro, zéro, deux cents… Zéro, zéro, deux cent cinquante… Zéro, zéro, trois cents… Zéro, zéro mes burnes ! »
Merde, fallait prévenir, j’aurais pris de quoi lire. Emporté un scrabble, des sandwiches…
Zéro, zéro…
Plus rien.
Le chiffre « 6 » s’éclaire. La cabine s’arrête. La porte s’écarte.
En face de moi, attendant le dur, y’a deux mecs en combinaison encadrant une sorte de caisson métallique à roulettes. Ils ne me prêtent pas attention et engagent leur caisson dans l’ascenseur.
Qui se referme.
Tu sais pourquoi ils ne m’ont pas fait attention, ces julots ? Je vais t’y dire, parce qu’après je risque d’oublier.
C’est rapport à mon aspect. Dans l’antre du magasinier, je m’ai modifié la personnalité, les apparences, tout. Écoutez, les filles, promettez-moi de ne pas pleurer… Grâce à un rasoir électrique faisant aussi tondeuse, je me suis scalpé le promontoire pour me faire un rasibus vobiscum de moine. Et puis j’ai trouvé une tenue de para. Et aussi du chewing-gum pour qu’une fois mâchouillé, il me gonfle le bas des joues. Méconnaissable, je t’affirme, Sana. Je sonnerais à la porte de chez nous, Félicie pousserait le verrou et appellerait Police Secours.
Enfin, brèfle, voilà.
Je zyeute autour de moi, telle Alice au pays des merveilles. Tu sais, ça valait le coup d’écrire ce polar. J’en reviens pas. D’ailleurs, tu verras qu’un jour, j’en reviendrai plus pour de bon. Tu croiras à une blague, tu m’attendras, m’appelleras. Mais, bernoche ! Plus de Sana. Englouti pour tout à fait toujours dans une de ces histoires. Sombré. Dissous, lui qui était déjà dissolu.
Tu ne me crois pas, hein ? Eh ben tu verras, mon pote. Tu verras combien tu seras seul, alors. Tu verras…
Là qu’arrivent les ascenseurs, ça forme une espèce d’immense terre-plein, avec des wagonnets sur des voies étroites qu’aimait tellement Gide. Des tracteurs électriques tirent des vrais petits convois et les entraînent dans les profondeurs d’un tunnel bien éclairé. Les loupiotes se perdent à l’infini. Ce tunnel m’a l’air de mesurer plusieurs kilomètres, commako, à vue de blair. Mon attention se ramène à mon point de débarquement car il est toujours plus aisé d’observer ce qui est proche, pour les pauvres taupes myopes que nous sommes. Des gars au torse nu (il fait chaud ici malgré la soufflerie de la ventilation) sont en train d’habiller une sorte d’immense caverne de plaques de plomb. Je vois que c’est du plomb à la matité du métal et aux efforts déployés par les travailleurs pour coltiner, à quatre, des panneaux de petite surface.
Craignant que ma curiosité ne me fasse remarquer, j’appuie sur le bouton d’appel des ascenseurs. Au bout d’une longue attente, une cabine m’arrive. Et cette fois elle répond à ma commande.
Ça se présente très différemment, au deuxième niveau.
En route pour le deuxième étage.