Quand elle m’a dit : « Le barone Vittorio-Emanuele Popoli », je n’ai pas réagi.
Le mot « barone » m’a survolé le tympan sans y créer la moindre émotion. Eh ben, mon gars, c’est bel et bien d’un vrai baron qu’il s’agit. Décavé, certes, et combien pittoresque ! Un baron-truand. Un baron tombé dans l’arnaque. Mais avec certains restes. Des relents de superbe. Des envolées de gestes qui révèlent son reliquat de gentil-homme.
Son domicile, par contre, ne correspond pas à l’idée qu’on peut se faire d’un noble, fût-il déchu. Il s’agit d’un entrepôt de tôles, encombré de choses hétéroclites, au fond duquel di Popoli s’est aménagé un authentique campement. À savoir qu’il y a dressé une vaste tente de camping, chouravée probable sur quelque galerie de bagnole étrangère. C’est là qu’il bivouaque, Vittorio-Emanuele, en compagnie d’un pauvre hère à tronche de demeuré qui lui sert de maître d’hôtel. L’anormal (il mesure son mètre nonante et il a une tête chauve grosse comme un poing de bébé) est en train de se masturber devant une ancienne photographie de Mme Claudia Cardinale lorsque je sonne à la grille du parc.
Il me grommelle d’entrer.
Je soulève un pan de la toile et le découvre, à genoux devant l’icône, trique en main, avec la mine bienheureuse d’un homme sur le point d’accéder à des sommets de spiritualité. Avec un braque pareil, on dirait qu’il joue Guignol.
Nullement dérangé par ma venue, il poursuit vigoureusement son travail de mise à jour. Son action porte rapidement ses fruits, la photographie de l’actrice ne tarde pas à en témoigner. Ayant souscrit aux légitimes exigences d’un corps voué à une certaine solitude, le demeuré remise ses glandes, disperse avec sa semelle une descendance compromise, et me répond que le signore barone est présentement aux funérailles de son cousin où il va précisément le rejoindre.
Je me joins à lui et nous gagnons incontinent l’église du patelin.
J’ai vu bien des enterrements dans ma vie, et si Dieu prolonge encore quelque peu ma durée, j’en verrai de plus en plus, car plus tu avances dans l’existence, plus ça décampe autour de toi. À un certain moment, la machine s’emballe, et alors, comme à Verdun, les v’là qui te chutent autour, pis que dans les vouesternes où les Indiens foudroyés tombent tous de la même manière de leur bourrin parce qu’il n’y a qu’une méthode dans les écoles de cascadeurs pour enseigner à se vider de sa monture. Bon, je me disperse dans les lieux communs, puisqu’ils sont aussi d’aisance. Je te disais que des enterrements, je m’en suis respiré des chiées. Des grands, avec délices et orgues, fleurs surabondantes, façons funérailles de gangster du temps de la Prohibition ; des humbles, avec le strict nécessaire, c’est-à-dire le mort et son cercueil ; des atroces, d’enfants ; des libérateurs, de grands malades qu’avaient fait chier tout son chacun pendant des mois avant de se décider à régulariser leur situation ; des joyeux, de sacrés drilles que d’autres drilles arrosaient d’importance ; et puis : des nationaux, des orthodoxes, des civils, des pompeux, des à la sauvette, des frileux en des cimetières pleins d’hiver, des aimables où personne n’éprouvait de peine ; des revanchards qu’on était bien content de voir disparaître une charogne pareille ! Des tas, je te dis. Des qui duraient, des qu’allaient au pas, au trot, au galop, des à cheval, des en voiture, des à dos d’hommes, des en barque, si mignons, si jolis… Véry très beaucoup ! Une fumante collection.
Mais alors, l’enterrement au cousin du barone Populi, il dépasse l’entendement sans mettre son clignotant, espère !
Concessionnaire de Fiat pour la région, le feu cousin. Un mordu acharné de la bagnole. L’a fait de la compétition, jadis. Y’a toutes ses coupes et fanions autour du catafalque. Bon, marrant. Mais c’est rien. Le grand numéro, je te jure, c’est le catafalque lui-même. Tu sais en quoi il consiste, le cercueil ? Une bagnole ! L’Alfa Roméo 1932 avec laquelle il a gagné à Monza. Ses dernières volontés étaient expresses. Stipulées formel. Il exigeait d’être enterré dans une auto. Dis, en Sicile, là qu’on fabrique les plus belles bières décorées fromage, avec plume dans le fion, poignées ciselées, crucifix en couleurs, capitonnage pur satin, chaîne stéréo, madone incorporée, arc de lumière, et toutim. Le clergé a poussé les hauts cris que tu penses. Mais la veuve, toujours selon les recommandations du mari, a carmé la big enveloppe. Alors on a transigé. Simplement, ils ont exigé qu’on enlève les roues de la tire, messieurs les prélats, manière que ça fasse moins mobile, moins teuf-teuf. Et aussi qu’on vide le réservoir de benzina because les cierges.
Tu le verrais, le cousin, allongé sur son siège, les mains liées au volant par un chapelet de capucin, à gros grains, son casque sur la tronche, ses grosses lunettes sur les yeux, bioutifoul en plein dans sa combinaison au sigle d’Alfa. Un vrai Roméo ! Tout autour, y’a une escouade de pleureuses. Et puis des enfants de chœur, impressionnés par la bagnole. Des cierges. Des chorales, de l’encens qui pique les trous de noze. Des fleurs à plus savoir où les foutre. Des curés chamarrés avec des voix barytones, des religieuses, le grand bidule de la mort latine, superbe. Joyeux, comme cérémonie. Le Châtelet. Les vingt-quatre heures du Mans, quoi ! En moins liturgique, mais en plus bruyant.
Le crétin-masturbeur me désigne son maître, le barone di Populi. Ce dernier n’est pas le premier venu. Il porte une redingote noire, un falzuche rayé, des guêtres grises, une cravate grise. Il a une canne accrochée au bras, des décorations toutes plus mystérieuses l’une que l’autre plein son poitrail maigrichon. Quel âge ? La soixantaine. Les cheveux gris, frisés, plantés bas. Gants noirs. Dents noires. Œil noir. Le vrai grand deuil. Il se tient raide. Il chante avec les curés, les nonnes, les choristes. Il dit amen, et puis d’autres trucs en latin. Il fait les demandes et les répons. Se donne bien complètement, en grande ferveur. Prodigue son cousinage… Il a le nez violet. La picole ? Probable.
Jouant de la hanche et de l’épaule, je me coule jusqu’à lui. On me fait une place sur le grand banc. On me regarde, surpris à demi. On doit me prendre pour quelque coureur étranger venu apporter l’hommage ultime d’une grande marque. Le baron Populi me file un léger coup de périscope. À peine intrigué. La seule chose qui le déconcerte, c’est que je me pointe jusqu’au rang de la famille. Il met mon audace sur le compte de mon ignorance des coutumes et m’oublie pour continuer sa braillance.
Bon, le moment de l’élévation est arrivé. Sonnailles. Tout le monde tait sa gueule. Incline sa tête. Je profite du silence relatif (car il subsiste les sanglots, reniflades, grincements de chaises) pour attaquer Populi.
— Dites, cousin, ça vous botterait d’être à sa place ?
Et je désigne le cercueil carrossé.
Vittorio-Emanuele sursaute et se détronche :
— Qué ? il fait, en mettant sa main devant sa bouche, comme un qui se sert d’un cure-dents à table.
— Je viens de loin pour vous voir, l’ami.
— Qué ?
— Mais je suppose que le camarade Convolvo a déjà dû vous parler de moi ?
— Convolvo ? Non ! Qui êtes-vous ?
Au lieu de répondre à sa question, je désigne le catafalque.
— Il est mort de quoi, le cousin ?
— Il cuore.
— Subitamente ?
— Si, signore.
— Vous aussi, barone, vous pouvez finir d’une espèce de crise cardiaque…
J’écarte le pan de ma veste et lui découvre discrètement la crosse de mon ami Tu-Tues.
— J’ai tout ce qu’il faut pour ça. Avouez que c’est mieux qu’une maladie qui n’en finit pas ?
Il pâlit.
— Mais que me voulez-vous ?
— Une valise. Noire… Vous l’avez volée le 24 à l’aéroport de Catane à un grand type blond qui portait un costume bleu. C’est ça que je suis venu vous demander : la valise. Il va falloir me la donner rapidement.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez…
— J’ai l’ordre de vous abattre si vous regimbez, et d’une certaine manière. L’arme que je vous ai montrée n’est pas un revolver ordinaire, c’est-à-dire qu’il ne crache pas des balles, mais des fléchettes moins grosses que des aiguilles de phonographe. De plus il est à air comprimé. Vous voyez : je passe ma main dans ma veste. Ça y est, je vous braque. Si je presse la détente, une fléchette vous rentre dans la viande et vous mourrez à l’instant. Personne ne saura. On croira que c’est l’émotion. Amusant, hein ? Ensuite, je n’ai plus qu’à aller fouiller chez vous, aidé de votre grand macrocéphale. Ça se défend, non ?
Il a pas l’air de trouver. En fait, on jurerait qu’il est contre. L’émotion causée par ma déclaration est si forte qu’il est obligé de s’asseoir et de fermer son circuit à cantiques. Dis, faudrait pas qu’il m’évanouisse devant, ce tordu. Les Ritals, tu les connais, quand ils font du cinoche ? Sur un terrain de foot, tu les as vus à l’œuvre, lorsqu’il s’agit d’obtenir un péno ou de chiquer les gars durement touchés.
Je me penche sur son oreille à poils.
— Si vous perdez connaissance, barone, vous ne la retrouverez plus.
Un temps. Il se requinque.
— Alors, ma valise ?
Il balbutie.
— Tout à l’heure, après l’enterrement. Je ne peux pas partir maintenant, c’est tout à fait impossible.
J’hésite. Puis décide de me farcir les funérailles de l’ancien coureur.
Le curé se ramène pour un spiche (en anglais speech). Il raconte comme quoi le mort a eu une vie édifiante de courage, qu’il a fait beaucoup pour le prestige de la Sicile, que son âme, en ce moment, elle file en piqué et avec des ailes delta sur le ciel où on te lui prépare une de ces férias qui sera pas piquée des vers (si l’on peut dire). Pour peu que la veuve y aille de quelques messes chantées, tu vas voir comment qu’il va se faire sucrer ses inévitables années de purgatoire, le champion. Vont te lui abaisser le drapeau à damiers, là-haut, sur la ligne d’arrivée du Paradis. Et alors, il aura droit à la toute belle place, véry honorifique, dans la tribune d’honneur, à la droite de Dieu. On lui remettra la coupe des bons chrétiens défenseurs de la foi. Et au Jugement dernier, il ressuscitera en fanfare, le cousin. Se pointera dans un bruit de tonnerre au volant du char céleste. Il promet tout ça, le chat noir, pardon, le chat-moine. Il sait ! Y’a pas de secrets pour lui, dans les cieux. Il connaît la maison, ses us, ses coutumes. Le bonheur éternel au Concessionnaire à Fiat, il le voit gros comme une église. Sans discussion. D’ailleurs, on va procéder à une petite quéquête pour arroser ça dignement. Marquer le coup solennellement. Enfin quoi, merde, quand un mec comme le cousin se donne la peine de mourir, faut coopérer, que diantre. Faire une haie d’honneur, clamer sa gloire, se recommander à lui qui, grâce à son autorité, sa réputation, va devenir membre influent là-haut. Que bientôt, Jésus et lui seront à tulle et à toile, recta.
Bon, tout ça…
Et après, des croque-morts d’apparat viennent chercher le cercueil chromé.
Et c’est la promenade jusqu’au cimetière, pas loin.
Les premiers rangs chialent en marchant, comme partout. Ceux d’ensuite sont graves, ceux d’après discutent et les derniers se marrent. On fait partie des silencieux-recueillis, Populi et mézigue. Il moufte pas.
Et c’est le cimetière, là que va s’opérer un machin pas banal. Mais alors pas banal du tout, tu vas pouvoir en juger à ta convenance.
Tu sais que tout de suite après les Folies-Bergère et avant Disney Land, dans l’ordre des grandes attractions, tu trouves les cimetières italiens. C’est féerique comme spectacle. Tout ce frometome, ce délire de marbre, de bronze ; ces cohortes d’anges dorés, ces mater dolorosa, ces pleureuses grandeur nature, ces mausolées-châteaux, ces gerbes de fleurs, de pleurs, de feu ; ces chapiteaux frisés, ces fûts enrosés : cinq colonnes doriques à la une ! C’est plein de mignons Parthénons, de temples de Paestum. Y’a de la couleur, de l’apothéose, de l’extravagance plein partout. Ça éplore dans le granit. On va d’un bas-relief à une fresque, d’un jardin tivolien à une villa romaine. Ah, ils ne doivent pas s’emmerder, les morts italiens. Quand tu leur opposes la rigueur des cimetières anglais, par exemple, tu mesures l’à quel point ils sont dorlotés, ces fripons, choyés à l’extrême, mieux logés morts que vivants.
Ultime cérémonie devant la tombe. Un curé de secours récite encore des trucs, les chantonne, ensuite de quoi, il cramponne le goupillon que lui tend un de ses péones et asperge le cousin. Au tour de la famille ensuite. Chacun y va de son signe de croix externe (en général on l’exécute contre soi), marmonnant à toute pompe un truc qui fait à peu près commak, si je me le rappelle bien : « Nom d’z pèr, d’z fils é d’ zintesp’rit. » Mais ça se prononce avec l’accent mouche « tzzz tzz ».
Le barone virgule son taf d’eau bénite, machinalement me tend le goupillon. Re-machinalement j’y vais itou de ma seringuée ; tchlic tchlic tchlic tchlic. Le pare-brise du cercueil ruisselle. Même qu’à cet instant s’opère un miracle et que l’essuie-glace se met en branle. Je décris un quart de tour pour refiler le relais à mon suivant immédiat, un type massif, large d’épaules, lequel arbore une impressionnante moustache un peu rousse.
L’homme biche le goupillon. Et c’est à cet instant que se place l’événement annoncé quelques paragraphes avant : son signe de croix, le type à moustache le trace pas dans les airs, comme ça, à vide, mais sur ma tronche. J’ai juste le temps de percevoir son « nom d’z pèr, d’z fils… ». Quand il arrive au Saint-Esprit, le Saint-Esprit c’est moi.
Tu comprends ?