Y’a le gros mec que je t’ai raconté, oui : l’otarie qui se prélassait au bord de la piscine dans son bermuda orange, il se pointe en assurant qu’il a une idée. Il explique gentiment comme quoi il a entendu Linda ordonner ma mise à mort, et alors il pense qu’il serait con de m’équarrir sottement, sans qu’on en tire profit à rigolade. Lui, c’est le marrant de la bande. M’est avis qu’il doit rester en marge des affaires proprement dites, et cancreler béatement en éclusant du bourbon et en faisant friser ses poils de bide au soleil. D’après la suite de la converse, j’apprends qu’il est le frangin de la mère Benson. Il doit la maquereauter sur les bords, en grand frelot veuf ou célibataire, moins fortuné mais bien utile pour ouvrir les bouteilles à table, balancer des conneries quand un ange passe et trouver les langoustes les plus fraîches chez le poissonnier.
Bon, il raconte un projet impayable. Tu vas voir si c’est gonflant, une idée pareille, à tel point qu’on pourrait la faire breveter. Selon Césarin, faut me descendre dans le stand de tir du sous-sol. M’installer sur une chaise, elle-même posée sur des vieux journaux pour protéger le sol des éclaboussures ; ensuite de quoi, on tend un grand drap en écran entre moi et eux. Chacun tire au jugé à travers la toile et le premier qui me fait éclater la tronche a gagné. Les impacts au corps ne comptent pas (sauf pour le fils unique et préféré de Félicie, bien entendu).
Les hommes, même quand ils sont tueurs à gages, restent des enfants. Tu les verrais applaudir et lancer des z’« hip hip pipe hura », t’en serais remué comme de la pâte de guimauve chez un confiseur forain.
La liesse. Ah ! liesse-moi rigoler ! Linda considère son petit monde avec indulgence. Elle annonce qu’elle va câbler à qui de droit pendant que ses chérubins prendront du bon temps.
Et alors les préparatifs s’organisent.
On devine que le tir a de l’importance pour ces messieurs. C’est leur hobbie, leur gagne-pain, surtout. Mais eux, ils joignent le plaisir à l’utile. Faut voir le stand, la manière qu’il est équipé.
À l’École Nationale Supérieure de Police on ne trouve pas mieux. Les murs sont insonorisés, l’éclairage est indirect, les râteliers d’armes formidement pourvus. Chouette achalandage, indeed ! Des flingues de tous calibres, aux canons bleus comme des aigues-marines, aux crosses ciselées, aux lunettes montées par Lissac. Des fusils mitrailleurs, robustes, énergiques ; des revolvers, des pistolets en quantité. Même quelques mitraillettes très élégantes, pliables, pouvant se porter sous un complet d’été ou avec du tweed. Un tout superbe arsenal.
Ces tristes sires me ligotent dans un lourd fauteuil de jardin, en fonte tarabiscotée. Pendant ce temps, l’habile Japonais, assisté du frangin à Linda, cloue le bord d’un drap sur une longue tringle de bois qu’il suspend au plafond grâce aux gorges ménagées pour le luminaire. Le gros bermudé annonce ensuite qu’il va me déplacer, sans que les autres voient ma position, de manière que le hasard joue son rôle de farceur. Quand ce sera à lui de flinguer, l’un de ces messieurs procédera de même. Bien conçu, hein ? C’est le genre G. O., le frangin. Il sait bouter-en-train. Trouve ces petites astuces mutines qui ajoutent du piment aux jeux traditionnels.
Après, il pousse la farandole jusqu’à tirer à la courte paille pour qu’on détermine l’ordre de la mitraillade. Quant à lui, modeste, il s’octroie d’office la dernière place. Son privilège, c’est l’invention. En soi, elle constitue déjà une victoire inaliénable (qui est-ce qui vient de dire Hénin-Liétard, là, dans les rangs ? Un gars de ch’ Nord ? Un peu de tenue, siouplaît !). Car, pour en revenir à mon propos d’un peu plus haut (ou d’un peu plus bas, si le présent paragraphe débute une page), le mec qui anime une société est un monarque. L’homme qui a une trouvaille affirme sa suprématie, et c’est quoi d’autre, le bonheur du bipède pensant, sinon dominer les petits potes ?
C’est l’oiseau qui gagne le droit de me défourailler dessus en premier. Ils ont droit à trois balles chacun. Correct, non ?
Un qui se retient d’éternuer, voire de respirer, c’est ton San-A. vénéré, camarade. Comment qu’il les a moites, le chérubin ! À quel point il regrette de ne pas être resté devant son Dubonnet, tu le sauras jamais. Je pense à des gnares installés, gaule en pogne, sur une berge de la Vienne, à mater leur flotteur. Et je me dis que ça, oui, c’est le pied superbe. Y’a des moments de l’existence, et celui-ci en est un, où tu ne peux comprendre l’importance qu’elle revêt, la pêche à la ligne. Combien je voudrais m’écraser des moustiques sur la frite. Et puis me laisser arpenter par des caravanes de mutines fourmis, ces scouts des insectes, en quête d’un trou du cul susceptible de servir d’entrepôt.
— Quand tu voudras, Jim ! dit le frangin de Linda à l’oiseau.
Je serre les dents, les miches, les doigts, tout ce qui est serrable, quoi. Crispable. J’ sais pas où passe mon raisin, toujours est-il qu’il ne m’en reste plus chouchouille dans les pipe-lines. Du froid me vient, d’en haut, d’en bas. Je sens mes ratiches poreuses comme de la pierre ponce (dirait Pilate). Un immense trou à la place de l’estomac. Un peu comme un qui se vomit.
Une détonation claque. Un trou perfore le drap à un bon mètre de moi. S’il virgule le reste du potage dans cette région, ma santé fera un peu de rabe. Mais j’ t’en file ! La seconde bastos m’érafle le genou. Parole, l’étoffe de mon futiau se met à friser à cet endroit ! Encore un poil à gauche et je dérouillerai la troisième prune dans les côtelettes.
Non. Son troisième impact est aussi mauvais que le premier. Le frelot vient visionner le résultat, un peu comme le tenancier d’une baraque foraine s’approche pour examiner ton carton de prouesses.
— Zéro, annonce-t-il. À toi, Jérémy.
Jérémy, c’est le Noir. Râleur, l’oiseau fait observer que ça va devenir de plus en plus fastoche, vu que les perforations du drap indiquent aux flingueurs suivants où il ne faut pas tirer. L’objection est admise par le gros sac et cézigue vient me déplacer afin de brouiller les brêmouzes.
Moi, tu me connais ? Je voudrais essayer quelque chose pour mon futur, je lui dois bien ça. L’impossible, selon mes bonnes habitudes. Mais ils m’ont ligotaillé de telle sorte : jambes, torse et bras, que je suis soudé à ce fauteuil comme un académicien qu’on aurait oublié de desservir après la séance du dictionnaire, le serait au sien.
C’est comment, déjà, l’acte de contrition ? Et puis qu’importe. Pourquoi contrition d’abord ? C’est l’acte de suffisance que je serais en droit de psalmodier. Je me rabats sur l’acte de contraction et j’attends la suite en faisant valoir, in petto, au Seigneur que je n’ai pas mérité ce sort funeste et qu’Il serait bien aimable de donner des ordres en conséquence à mon destin pour le forcer à modifier sa trajectoire.
Écoute, quand tu penses que pour téléphoner de la République aux Gobelins, il te faut parfois des heures, et que là, le bon Dieu, je l’obtiens du premier coup. Et pourtant, dis, tu Le fais pas au cadran, et l’inter est sidéral. J’Y ai pas plutôt causé que les choses prennent une tournure curieuse. Au lieu de la quetsche isolée que j’appréhende, v’là que retentit une salve complète. Un vrai rosaire !
Je mate le drap. Il ne comporte pas un trou supplémentaire, à croire que le flingueur a craché au plaftard.
Mais que signifient ces cris qui me parviennent. Ces gémissements, ces geignades ?
Quelques coups de feu isolés ramènent le silence complet, comme le font les coups de grâce.
Après quoi, un pas s’approche de mon réduit, une main décidée écarte le drap. Je me trouve en présence d’un malabar blond, beau gosse, à la mâchoire carrée et au regard de porcelaine. Il a, en guise de bâton de vieillesse, une mitraillette fumante qu’il tient à bout de bras par sa crosse évidée.
Il me considère d’un œil inquiet, comme s’il redoutait de me trouver endommagé. Comprenant que je suis indemne, il a un hochement de tête satisfait et vient me délier.
— Vous avez fait l’entrée la plus remarquable de ma carrière, lui dis-je. Je ne sais pas qui vous êtes, mais je suis prêt à vous signer un certificat pour l’attester.
À tout hasard, j’ai parlé en anglais, langue diplomatique, comme tu ne peux l’ignorer.
Le beau blond du square Montholon renifle.
— On dirait ! répond-il dans le même idiome, et avec une telle absence d’accent étranger à celui-ci qu’on peut en déduire qu’il l’emploie depuis le sein maternel.
Je suis tellement engourdi par le traitement saucissonnesque des Linda Benson’s boys que je reste un moment sans pouvoir m’arracher au fauteuil. C’est le blond qui m’aide. J’exécute quelques pas de robot penchant ; le noble sang de mes aïeux se remet à circuler dans mes veines altières.
Cette vision, mamma mia !
Pêle-mêle, les quatre z’hommes gisent sur le sol, sanglants, sans gland, sanglés dans la mort. Troués pire que des tickets de métro dans leur corbeille qu’on doit les jeter pour laisser ces lieux aussi propres qu’on les a trouvés. Fracassés, éclatés, vidés, énucléés, massacrés, décervelés.
Bonne bourre aux femmes de ménage !
Mon sauveur enjambe ces carcasses et me fait signe de le suivre, ce que j’empresse. On grimpe au reste-chaussé. Là, se trouvent deux autres gars en compagnie de Linda. Ces messieurs sont un tantisoit plus âgé que le blond. Y’a un rouquin éclaboussé, avec un nez en issue de tromblon, et puis un type cuivré, à l’œil plus mort que ceux des sardines en boîte (lesquelles son étêtées, je m’amuse à te le rappeler).
Le cuivré tient la mère Benson en joue, négligemment. Il est perché sur le coin de la table, le flinguche posé sur son genou, mais prêt à lui distribuer ses titres de voyage pour Luciferland. L’ancienne actrice est assise dans un fauteuil de cuir. Sous son maquillage, on lit la peur, comme on lisait la sainteté sous celui du cardinal Daniélou.
Le blond ne dit rien, mais s’approche de la mémé. Il tire de sa poche une recharge pour sa mitraillette, l’enclenche dans l’arme dont il dirige le canon vers le ventre de la vieille femelle.
Elle murmure, comme dans ses meilleurs rôles :
— Vous n’allez pas tirer sur une femme, garçon ?
— Si, fait laconiquement le beau blond en larguant sa camelote.
Ça se passe très bien, sans chichis, entre gens de bonne compagnie. La mère Machin morfle sa série gagnante dans un tas de bidules que si je connaissais mieux l’anatomie je pourrais te causer, mais quoi, ma culture n’est pas universelle, hein ? On ne peut pas écrire comme j’écris, faire l’amour comme je le fais, et en plus être professeur de droit romain à la Faculté de Médecine, non ! Faut en laisser un peu aux autres.
Linda, là, sous mes beaux yeux écarquillés, rend une âme qui n’avait plus l’éclat du neuf. Elle est tassée dans son fauteuil, sur la béance de son bide en charpie. Couvant sa mort comme une dame enceinte son embryon d’homme, avec une figure plus vieillotte qu’au temps de son vivant, plissée soleil, rabougrise. Pas joyce, la pauvre personne. Cette fois, le « Code Z » est en grand deuil.
Les deux autres n’ont pas réagi. Simplement, le cuivré a enfouillé son jeu désormais inutile.
L’autre, le blond carotte, se racle la gorge.
Il désigne au nettoyeur d’étrangers un magnétophone. Mon copain, l’ange gardien, opine. Son accessoiriste pousse la commande et bientôt j’entends ma confession à Linda à propos de la valise. Le blond prête une oreille attentive, comme un mélomane assistant à un concert de M. Georges Prêtre.
Puis il me dit :
— C’est vrai, tout ça ?
Pris entre l’Arve et la Corse, moi, je chique le gars dubitatif. Jouissant à nouveau de mes facultés, je ne puis retrahir le Dabuche. Alors, j’opte pour une solution en colimaçon. Un clin d’œil. Tu sais ? À la « non, mais pour qui me prends-tu ! ».
Mes petits camarades n’insistent pas. Le rouillé prélève la bobine sur l’appareil et la glisse dans sa poche.
— On pourrait se retirer, non ? suggère le blond.
J’admets qu’en effet, on pourrait.