Of course, l’impression que tu ressens, d’emblée, c’est pas la joie.
Non, c’est autre chose de beaucoup plus nuancé. Ça ressemble à la découverte d’une frustration. Et pourtant, très vite, ça devient de la joie. À preuve, v’là que je me mets à rigoler comme un perdu.
La jeune veuve paraît sidérée d’apercevoir sa mère.
Les deux dames jaspinent dans leur patois. Vite vite ! Et je t’y vais de la menteuse. Et je te postillonne. Et je t’égosille. Vont-elles en venir aux mains ?
Non. Progressivement, la môme au fusil rengracie. Elle finit par hausser les épaules. D’autant que sa grande fille se pointe à son tour, attirée par l’algarade.
Nouvelle salve de blablatage, à trois, cette fois-ci. Et puis la vieille, grâce à son autorité, finit par les museler. Celle du milieu s’éloigne, la jouvencelle sur les talons.
Je pose une main éperdue de reconnaissance sur le bras de ma sauveuse.
— Puis-je vous demander, madame, les raisons de votre conduite ? Je veux dire, concernant ma délivrance.
Elle caresse ma main.
— Mon garçon, me dit-elle, je me venge. Et de la plus merveilleuse des façons.
— De quoi, madame ?
— De mon époux, l’abominable Cesarini.
— Vous aviez donc de gros griefs contre lui ?
Elle hésite. Puis :
— Écoute, garçon, ce sont nos parents qui nous ont mariés, alors que je détestais cet homme cruel et que j’en aimais un autre. Un jour, à une noce, je me suis trouvée assise au côté de mon Angelo.
Elle se tait un instant, mais le besoin de se confier l’emporte :
— Il y a eu une panne de lumière, au milieu du repas. Nous mangions des spaghetti. Généralement, à cette époque où l’électricité venait juste d’être posée, les pannes duraient des heures et l’on devait allumer des chandelles. Mais cette fois-ci, elle n’a duré que quelques minutes. La lumière est revenue brutalement. Trop brutalement. Tous les convives ont poussé un cri, car nous mangions le même spaghetti, Angelo et moi, chacun par un bout. Le spaghetti de l’adultère ! Aldo s’est levé de la table. Il a prié Angelo de sortir avec lui dans la cour. Quand il est rentré, un moment plus tard, il tenait à la main son couteau rouge de sang. Il est venu l’essuyer à ma robe. Puis il m’a saisie aux cheveux et m’a enfoncé la tête dans le plat de spaghetti. Et depuis lors, pendant quarante années, mon fils, tous les jours que Dieu a faits, il a recommencé. Le soir, avant de gagner ma chambre, je dois cuire un plat de spaghetti et Cesarini, avant de se mettre au lit, me plonge la figure dedans. Au fil des ans, ma soif de vengeance a grandi. J’attendais mon heure. Grâce à toi, elle est venue. Voilà pourquoi je t’ai délivré. Et je te remercie de m’avoir comblé avec ton tempérament ardent de Français. Tu m’auras appris des sensations que j’ignorais. Certes, mon mari est un bouc en chaleur, pourtant, sans toi, garçon, je serais pratiquement morte vierge.
Des larmes de reconnaissance extrêmement éperdue brillent dans son regard.
— Mais que va-t-il dire quand il saura ?
— Ce qu’il voudra. Nous prétendrons, ma fille, ma petite-fille et moi que des hommes sont venus te délivrer en son absence.
— Où est-il ?
— Je l’ignore, Aldo ne me met jamais au courant de ses activités. Après qu’on t’eut enfermé dans le cercueil, il est reparti avec sa bande.
— Et mon ami, le gros bâfreur ?
— Ils l’ont emmené avec eux.
Mon Dieu ! Mon cœur saigne aux quatre veines. Je me signe aux quatre coins. J’enseigne le désespoir par correspondance et par gestes. Béru ! Pourvu qu’ils ne lui fassent pas le coup de l’Etna ! Un coup d’Etna (surtout quand il se produit le 18 Brumaire) ça ne pardonne pas.
Un ronflement de moteur retentit. J’ai un geste de qui-vive. La dame mansuéte et revancharde me calme d’un geste.
— Laisse, c’est ma fille. Elle va te conduire en lieu sûr, sinon il ne faudrait pas une heure à Aldo pour te remettre la main dessus. Ici il est comme un roi.
Effectivement, une petite Fiat 600 déglinguée sort d’un hangar.
J’hésite. Me planquer ? Mais Bérurier ?
Et puis il m’apparaît que je lui serai plus utile libre qu’embastillé.
Alors je vote un baise-main (je ne suis plus à cela près) à la dame et je m’installe auprès de sa fille.
Elle conduit bien, vite, sec.
Elle a les mâchoires crispées. Je la contemple à la clarté de la lune inondante. Dire que j’ai cru me la farcir, tout à l’heure, cette sublime, et il s’agissait de maman ! Tu parles d’un quiproquo ! V’là peut-être pourquoi je ne suis pas allé au fade ? Je suis resté à la masse à cause d’un quelque chose de confus qui me tarabustait la glandaille. Plein d’appétit, de convoitise, je remets le couvert au plan du madrigal.
— Vous êtes de plus en plus belle. Je peux connaître votre prénom ?
Elle ne répond pas. Je me force à rire, d’un petit rire égrotant qui ne pisse pas haut.
— Vous me sauvez la mise et vous refusez de me parler, voilà qui est paradoxal.
— J’obéis à ma mère !
— En trahissant votre père ?
— C’est mon problème.
— Vous ne voulez vraiment pas me dire votre nom ?
— À quoi bon ?
— J’ai une terrible envie de le connaître.
— Cela vous avancerait à quoi ?
— Cela me ferait avancer vers vous. Savoir le prénom de la femme qu’on admire, c’est déjà un début d’intimité. Moi, je m’appelle Antoine. Antonio, si vous préférez…
La petite chignole se faufile par des chemins secondaires qui vont à travers des vignobles. Son moulin tourne vite, rageur. Elle feu follette sur les ornières sèches.
— Où m’emmenez-vous, si ce n’est pas trop indiscret ?
— Chez grand-père…
— Le père de votre mère ?
Elle acquiesce. Mince, tu parles d’une lignée. Ils sont gigognes dans la famille. D’ici que le grand-père vive chez ses grands-parents, y’a pas loin.
— Et il m’hébergera ?
— Oui.
— Ça ne risque rien, pour lui ?
Elle a un haussement d’épaules agacé.
Bon, alors on arrive dans un moment plus tard, voilà. C’est une petite maison basse avec de la vigne qui lui pousse contre, formant tonnelle autour de la porte. Y’a un hangar, tout proche, avec du matériel que je ne distingue pas bien. Ma piloteuse stoppe son char et va tambouriner à la lourde. Un petit vieux à gros nez finit par surgir, dans une limouille beaucoup trop grande que quelqu’un de mastar a dû lui donner « à finir ». Il tient son falzar de velours à deux mains pour pas qu’il chût, car il n’a pas pris le temps de l’arrimer.
La fille lui cause. Le vieux me regarde sans passion, renifle, et dit quelque chose en ponctuant du menton. On dirait qu’il montre l’appentis. Ensuite il referme sa lourde. La jeune veuve me désigne le hangar.
— Vous coucherez là.
— Ah bon ?
Je mate la bâtisse miséreuse. C’est pas le Carlton. Mais enfin, la sécurité avant tout, non ?
Ma convoyeuse me drive jusqu’au hangar. Une odeur de terre me suffoque.
Elle m’entend renifler bruyamment et explique :
— Grand-père est potier. Dans le fond, il y a une petite pièce où il remise ses outils. Vous y trouverez des sacs sur quoi dormir…
— Ça vous ennuie de me montrer ? On n’y voit goutte.
Elle avance à tâtons dans la nuit de la remise. Je suppose qu’elle a dû beaucoup, jouer ici, étant enfant. Car elle sait où se trouve la chevillette de la lourde. Ça grince ferme en s’ouvrant.
— Baissez la tête ! recommande-t-elle.
Elle pénètre dans un local qui fouette le renfermé et le sulfate. Prend une boîte d’aloufs sur une étagère, la frotte, et allume la mèche d’une bougie. Elle me tend la chandelle. Tu veux que je te dise ? Sa main tremble. Alors, moi qui sens bien ces choses-là et sais admirablement les interpréter, que veux-tu, je souffle la bougie. Noir complet, comme ils écrivent sur les scripts de cinoche. Je chope la gonzesse par la taille. Les larmes brûlantes de la chandelle me coulent sur le dos de la main. La dame s’agite de gauche et droite pour m’échapper. Donc, je la serre plus fort. Ses trémousseries m’embrasent. Elle sent le corps de mon délit contre elle. Pour le coup, en devient songeuse. Femme de tête, elle se dit qu’un tricomuche de cette ampleur, faut pas le laisser filer vers le large. Que ce serait de la marchandise perdue et pas retrouvée de sitôt : Veuve, en Sicile, chez un daron comme Aldo Cesarini, c’est pas une fête chômée, espère. Le sourcilleux, tu parles qu’il doit dégainer son escopette, dès qu’un matou ronronne devant les femelles de la cabane. Il vire ogre, recta. Alors, la gentille madame, ne lui reste plus que la ressource de s’interpréter « Un jour mon prince viendra » à la cithare à médius, le soir dans son pucier aux rudes toiles. Ou alors elle se joue « Banana ». Non, sincèrely, je représente une occase de rêve, soit dit sans me vanter plus haut que le nombril. Ce zbroque qui pique son enflure la plus mémorable, tout contre son bas-ventre, elle peut pas l’adresser à l’Armée du Salut avec sa carte de visite. La v’là qui flanche. S’abandonne. Me pantèle sur les bras. Dix petits doigts agiles lui regrimpent les fringues. Elle, c’est pas une culotte de musée qu’elle utilise, mais un slip normalement constitué. Je m’en joue avec la maestria dont il a été causé dans mes zœuvres plus précédentes. Un cramponne-miches à éviction, je pratique. La fesse arrimée, le bénoche largué. Il glisse à l’aide de mon genou racleur. Voilà, elle n’a plus qu’un léger pas à faire pour s’en échapper complètement. Ouf, it is made ! Faudrait l’étendre quelque part, seulement, dans le noir et la saloperie ambiante, voilà qui risquerait de lui désagrémenter la toilette. Debout, San-A. T’es de la race de Clemenceau, mon gamin ! Bon, alors je lui colle un tigre dans le moteur. Ce que ça la rend légère. Le point d’appui pour soulever le monde ! La veuve pique un départ en chandelle. Tout de suite, elle gagne les hautes altitudes. Tu l’entendrais s’agiter et gémir, nouille molle comme tu es, je suis certain que ça te brouillerait la fréquence.
Elle cause, même.
En patois, c’est dommage. J’aimerais comprendre. Mais va réclamer la traduction dans ces cas-là ! On devrait toujours tringler une étrangère avec un casque d’écoute sur les portugaises, comme à l’eau-nue, pour se faire expliquer à mesure…
Dieu de Dieu, elle en veut, cette môme. Tu parles d’un retard à combler. Des années de tiroir, il affiche, son frifri à bouclettes. Devait trouver le temps long. Ane ma queue d’âne, ne vois-tu rien venir ? C’est sa toute belle kermesse, ce soir. Son gala de gala. Sa nuit de Valpurgis. La marche des lanciers. Eden, fin de section. Moi je la trimbale en fonctionnant. On dirait que je promène un chargement de reptiles. Elle me grouille partout. On se paie la fusée volante. Rodéo monumental. Je lui glapatouille son détroit de Messine, lui charivarite l’étroit de ses seins, lui tamponne le Syracuse. Revoir Palerme ! L’Etna de siège. Pouf, bing, bong ! Encore. Et ce petit frottaillou en rage d’amour. Gling, gling ! Elle est à moi, comme la Sardaigne est à lui. Pour prévenir un brin de fatigue, je l’évacue, la fait pirouetter, l’incline en avant d’une pesée sur la nuque. Voilà, à présent on se retrouve comme ci-devant, sauf qu’on est ci-derrière (moi du moins). T’as déjà assisté à des courses de lévriers, toi ? Non ? Ben, approche. Tu vois : c’est exactement commak, sauf que j’ai la truffe moins fraîche.
Brusquement, elle crie « maman » ; et elle ne croit pas si bien dire. Tombe à genoux avant que j’extrapole du fulgurant. C’est un fait exprès : j’arriverai jamais à me défouinaser l’intrépide, cette nuit. J’ai le Zambèze à marée basse, ou quoi t’est-ce ?
Allongée sur le sol, elle enserre mes jambes à la hauteur de mes genoux, au risque de me faire choir. Elle me pleure sa reconnaissance infinie sur le pli du pantalon. Râle des choses éperdues à un point que tu ne peux pas te figurer bien complètement.
Voilà, après, elle s’en va. Les amants finissent toujours par rentrer chez eux.
Je rallume la bougie, j’accumoncelle des sacs, m’y allonge et m’endors comme la République du même nom ; terrassé par la fatigue, l’émotion, tout et tout, quoi ! J’oublie Béru, la vindicte du vieux Aldo. Et le valdingue de Lila dans l’Etna. Et puis aussi ces gentilles dames Cesarini…
Saint-Pierre !
J’y pense à cause d’un coq égosilleur qui vient de chanter trois fois. Des bruits de tôt matin cascadent déjà. Je me lève en geignant. Moulu, le Sana. Avide d’un solide caoua réparateur.
Le soleil est déjà opérationnel au-dessus de la Sicile. Bien brillant, fourbi à neuf. La porte ouverte du grand-père annonce combien le vieux est matinal. Ma tocante dit cinq plombes. Je pénètre dans la maisonnette. Le brave homme mange une formidable assiettée de soupe à base de farine de maïs, en produisant avec sa bouche un bruit qu’un cheval ne réussit qu’avec son anus.
Je le salue. Il me file un regard indifférent à travers la fumée de son potage et continue de becter.
— Pourrais-je avoir un peu de café, cher monsieur ? j’y demande.
Il me regarde encore, très peu. Puis il hausse les épaules. M’étonnerait point qu’il ait des fissures au caberluche, grand-papa. Il fait la brasse papillon dans la marmelade, le chéri.
Tu penses si ma situation est délicate. Je ne vais pas me mettre à inventorier son taudis pour me confectionner du jus. En outre, va me falloir prendre une décision. J’en suis où, dans ce bazar à la gomme ? Elle est décidément lumineuse, l’idée du Vieux. Lui, quand il laisse vadrouiller son imagination, tu peux compter sur des ratatouilles indigestes. Me v’là en pleine Sicile, séparé du Gros, avec la maffia aux miches. Charmant. Et il pourra quoi pour m’extraire de cette fosse d’aisance capitonnée, mister Big Boss ?
J’en suis là, à deux millimètres près, de mes désabusances, lorsqu’une pétarade de moteur me met en alerte. Je me planque, prêt à défendre chèrement ma liberté, comme on dit puis dans les manuels. Mais je rassure vite en voyant débouler la plus jeune des dames Cesarini sur une Vespa. Elle a un foulard sur la tête et les jambes bien convenablement serrées pour que l’air de la vitesse lui engouffre pas les jupes.
Je surgis. Elle me salue.
— Je vous apporte du café et de quoi faire un peu de toilette, me dit la jeune fille. Pépé est un vieil ours qui ne lèvera pas le petit doigt pour vous.
— C’est le ciel qui vous envoie ! exulté-je.
— Non, c’est ma grand-mère.
Loin des siens, elle paraît nettement plus sociable, la gosse. Pas délurée, oh que non, mais aimable. Un léger sourire parachève cet air de printemps neuf qu’elle arbore.
Elle déballe d’un sac de plage une bouteille thermos, un linge-éponge, une savonnette.
Va prendre une tasse ébréchée dans un placard.
— Ma disparition a fait du ramdam chez vous ? demandé-je.
— Elle n’a pas encore été découverte, les hommes ne sont pas rentrés de la nuit.
— Et mon copain, le gros type ?
Elle hoche la tête.
— Je ne l’ai pas revu non plus.
Pour le coup, ma joie est fauchée comme un pré en juin avec ses coquelicots et ses boutons-d’or.
Mauvais ça, la disparition de Béru. Pourtant, je persiste à penser que, s’ils voulaient se débarrasser de lui, ils n’avaient qu’à l’amener au bord de l’Etna avec Lila.
— Votre complet est rouge, me dit-elle.
— Parce que j’ai roupillé sur un tas de sacs, à même le sol. Le hangar de votre grand-vieux est un vrai four à chaux.
Elle me tend la tasse. Je bois avec délectation. Le vieux continue de bouffer sa soupe. Sa présence indifférente est déprimante.
Aussi, dès que j’ai vidé ma tasse, j’entraîne la môme au-dehors. Un vrai bouquet de fleurs champêtres, cette petite.
— Comment t’appelles-tu ?
Moins farouche que sa mère, elle répond, spontanément :
— Thérésa.
— Pourquoi n’est-ce pas ta maman qui m’a apporté le café ?
— Cela aurait donné l’éveil. Moi, je pars chaque matin pour Messine où je prends des cours de comptabilité.
Une idée cocasse et un tout petit petit peu obscène me télescope les cellules. Réaliser le coup de trois. Dévaler les générations avec mon alpenstock de cérémonie : Grand-maman, maman, fifille.
— Qu’allez-vous faire ? elle me demande.
Bien sûr, elle veut parler de ma situation.
Je lui cramponne la main.
— Viens voir.
— Quoi ?
Je me tais. Elle me suit. On dirait qu’elle a rougi. Je regagne ma tanière de la nuit. Le jour l’éclaire tout juste. Suffisamment pour qu’on retapisse les sacs, par terre.
Alors, tu sais quoi ?
La môme se jette sur moi. Sa bouche ardente cherche la mienne et sa main droite les miennes. Elle trouve le tout. Pour une oie blanche, tu conviendras qu’elle a autant d’initiative qu’un syndicat. J’ sais pas qui lui a enseigné les rudiments de la flûte enchantée, mais cette gosse, tu la prends plus aisément en levrette qu’au dépourvu. Pour moi, tu veux le fond de ma pensée ? C’est le cinoche. Elle a sûrement visionné en loucedé des bandes bandaiseuses, véry édifiantes. Des où la dame escalade le monsieur pour une partie de trot anglais.
Des où que le bon beurre des Charentes intervenait portunément. Salingues tout plein ; lascifs, érotiques pour de vrai. Avec des simagrées qui te fouettent le sang, les sens, l’essence, les anses. Des avec les yeux qui révulsent à blanc, la dame qui plaintive des « ah ah ah ! » pour que le monsieur gode à outrance. Je m’offre un velours superbe avec Thérésa. Elle rit pas quand on l’apaise, cette Thérèse-là ! Bien trop occupée, bouge pas ! Consciencieuse, avide de rien perdre. Faut l’intégrer complet, pas lui resquiller le plus léger centimètre. Tu veux parier qu’il lui arrive d’escamoter la selle de son Solex quand elle roule par un chemin défoncé ? Le mimétisme, ça agit péremptoirement. Pour lui échapper, bernique. Je me sens chez elle comme au Ritz. J’y prends mes aises. À deux mains ! Et je me dis, surveillant le comportement de la donzelle, que cette fois-ci, va pas falloir que je me rate la correspondance. Faut qu’on opère notre jumelage étroit, elle et moi. Que je pique mon sprint à l’instant pile où elle s’en ira dans les splendeurs. Grand-maman, je veux bien rester en réserve de la Raie Publique quand elle me grimpe ; maman aussi, à la rigueur, mais cet aimable sujet flambant neuf, je tiens à lui participer à la croisière à tout prix. Quand elle partira, je partirai avec elle. D’abord parce que ça ne serait pas correct de la laisser aller seule, une jeune fille. Ensuite parce que je commence à avoir du stock d’affection, mézigue. Si t’emmagasines trop, la marchandise se défraîchit.
Or, donc, on s’actionne dans un farouche unisson. Je ne cède pas un pouce de terrain à la tendre ennemie, au contraire, je lui en ajoute un dans la soute à bagages pour faire bonne mesure. Elle commence, doucettement, à chantonner la bramance des aboutissements. Je la sens qui va déboucher au grand soleil de l’extase. Tu sais : la respiration qui se rythme, devient peu à peu mélodieuse. Le chant de la viande, quoi, ayons pas peur des images justes. Elle déboule. Je m’exhorte : « À toi de jouer, mon gars. Elle est partie pour le tour de piste final, le derny peut la larguer, c’t’ à elle toute seule de jouer, maintenant. Plus besoin d’entraîneur, elle a droit à quitter le sillage. Faut qu’elle se rushe comme une grande sur la ligne d’arrivée. Vas-y gamine. Tente ta chance. Dans la vie, on jouit seul et on meurt seul. Tout ce qui précède, c’est de la branlette titilleuse, de la comédie sur matelas. Au panard, môme ! Le big foot. Fonce en apothéose. T’as le maillot jaune ! Fais pas d’erreur de développement, surtout. Te relève pas trop vite. Enroule bien, petite. Place ta pointe de vitesse à l’instant opportun. Gaffe-toi de pas rester trop à la corde, de pas te laisser enfermer. Jouis en trombe, ma poulette. Que tu bénéficies de retombées superbes.
Quant à pour ma part, je m’emmène au sprint également. C’est alors que je pige plus. Faut admettre aussi que quand ton sensoriel tourne à plein régime, il ne te reste pas lerschouille d’esprit de déduction.
La petite Thérésa part en avant sur le sol. Caoutchoutée par son spasme ? À ce point, tu crois ? Note que j’ai vu des mémés se faire reluire jusqu’à l’évanouissement. Des survoltées du réchaud qui s’affalaient, carbonisées par l’orgasme. T’as bien des entraîneurs de fote-balle qui perdent connaissance lorsque leur équipe se qualifie pour la montée en first.
Seulement c’est l’odeur qui me chiffonne les narines.
Ça sent la poudre. Et pas celle d’escampette, je te jure. Je me retourne, tout glandu, tout flageolant, le panet dérouté de se retrouver si promptement à l’air libre, vibrant, perdu, commotionné. Sur le moment, je ne vois presque rien. Très vaguement une silhouette plus sombre que l’obscurité. Mais l’odeur de poudre envahit le local. Et la silhouette a une voix. Même qu’elle est anglaise.
— Lève les pattes si tu ne veux pas en prendre une autre dans la tête.
J’obéis machinalement. Je suis fasciné par la petite Thérésa, allongée sur les sacs, la face tournée vers le sol, l’arrière de la tronche en compote.
— Sors !
La silhouette recule, s’arrache à la pénombre pour gagner, à reculons, la lumière. Il s’agit d’un Noir. Très grand, vêtu de sombre, coiffé d’un chapeau de toile. Il porte de grosses lunettes de soleil sur le front, d’un froncement de nez, il les fait retomber devant ses yeux. Une profonde et courte cicatrice creuse une étrange fossette à son menton carré. Je vois briller une pierre à son petit doigt, une topaze. Il tient un curieux pétard à la main. Extra-plat et pas gros. J’ai encore jamais vu de feu semblable. Il n’a pas de silencieux et pourtant ne produit aucune détonation. Il est si plat qu’on pourrait s’en servir comme signet pour marquer les pages de ce livre.
Le Noir porte une fine moustache. Dans ces cas d’exception, les gens, tu ne les captes pas en bloc, mais par bribes. Ainsi, je remarque sa pochette de soie violette, sa chemise violette, ses chaussettes violettes, lesquelles composent un ensemble assez harmonieux avec son complet léger, gris anthracite.
Il me fait signe de gagner la maisonnette. Un autre gus s’y tient. Par opposition, il est blafard, avec une tête d’oiseau au grand nez crochu, aux joues creuses sur lesquelles végètent quelques poils qu’il doit prendre pour des favoris.
Le vieux grand-père est « out », lui aussi. Il gît, le visage dans son assiette de soupe. Et c’est tout rouge à cause de ce vilain trou qu’il a à la tempe et d’où sourd une espèce de reptile pourpre.
V’là des messieurs qui travaillent dans le sérieux, sans s’occuper des préambules. Ils tuent d’abord, et ensuite font les sommations. Ce qui me turlubite, c’est qu’ils ne soient pas Siciliens. Je devine qu’on s’enfonce allégrement dans des complications inextricables, d’où je risque de ne pas extriquer.
Mes deux nouveaux amis ne mouftent pas, se contentant de me braquer avec leurs étranges armes.
J’attends qu’un certain paquet de secondes se soit déguisé en minutes, et, la patience n’étant pas ma vertu archiépiscopale, je demande :
— On reste pour l’autopsie, ou quoi ?
L’oiseau s’arrête de mâchouiller de la gomme. Il se la cale entre la joue et la gencive et dit :
— Ferme ta sale gueule ou je te crève ! avec une voix de châtré qui prêterait à rire si j’avais le cœur à rire, mais je l’ai pas.
Un ronflement de voiture. Par le chemin cabossé, s’annonce une grande tire ricaine, noire avec une bande crème depuis les phares jusqu’au pare-chocs arrière.
Elle est conduite par un Jaune, style japonouille ou assimilé. Ainsi, les principales races humaines se trouvent représentées. Ne manque plus qu’un Peau-rouge criard pour compléter l’échantillonnage.
Le conducteur a des lunettes aux verres bombés, un sourire courtois, des mains de garçonnet et un costar tellement triste qu’un dimanche d’automne londonien ressemblerait au Carnaval de Rio en comparaison.
Le Noir ouvre la portière arrière et me fait signe de prendre place.
Ce que je.
Il monte à son tour, tandis que l’oiseau s’installe de l’autre côté. Me voici pris en jambon dans le sandwich. La tire repart. Le conducteur branche la radio. Ça joue un joli machin mandolinesque, du genre « Capri, île de rêve ». On pressent des citronniers, des grottes azur, et des gonzesses allongées nues sur le sable.
Moi, j’aimerais bien ça si j’avais le cœur à chantonner, mais je l’ai pas.
— Dites, les gars, je lance en anglais, vous voyagez pour quelle maison, déjà ?
Le Noir me file au plexus un coup de coude si brutal que je ne pourrai pas respirer avant dix kilomètres.
Tu sais que je me mets à regretter le père Aldo, mine de rien ?
Quand je pense que j’ai pas pu m’envoyer en planeur avec sa petite-fille !
Le mauvais sort, ça existe, tu sais.