En conduisant, je me dis que l’affaire s’est peut-être mal engagée, mais enfin quoi, tant pis, j’ai franchi le point de non retour et il ne me reste plus que la ressource d’accélérer. Même quand tu fais une connerie, mon gars, va de l’avant. Vaut mieux une belle sottise bien réussie qu’une sublime astuce pinaillée.

— Vous vous appelez comment ? je demande à la môme.

— Lila.

— Quoi ? demande Bérurier qui comprend mal l’italien.

— Elle s’appelle Lila.

— Vachement printanier, ça plairait à Giscard. Qu’est-ce on va en foutre ?

— Une alliée, si possible.

Il hoche la tête.

— Tu veux lui demander combien elle compte pour une petite passe sans histoire ? Je m’ ferais volontiers dégorger l’intime ; j’ sais pas si ça proviendrait de l’avion, mais j’ai le sensoriel sur le qui-vive. Et puis de l’avoir vue avec tout son matériel Nestlé à l’air, qu’on aye le contrôle de son self ou pas, mais t’as Popaul qui trémousse…

Au lieu d’opérer la traduction qu’il sollicite, j’échafaude un petit plan de campagne.

La route s’élargit. On traverse maintenant des agglomérations colorées, pleines de gens habillés de sombre. Des gamins jouent au foot dans les rues. Des boutiques proposent des marionnettes aux touristes. On double des charrettes bariolées, finement décorées que traînent des ânes allègres.

— Où allons-nous ? demande Lila.

— Taormina. Hôtel San’Antonio.

J’ai vu une affiche à l’aéroport. Hôtel San’Antonio, Taormina. Le prestige de la Sicile. Aussitôt j’ai eu envie de connaître.

Ça ne s’explique pas.

* * *

L’hôtel San’Antonio est un ancient monastère converti en hostellerie. Le grand luxe. Couloirs voûtés, jardins intérieurs, meubles anciens, tapisseries du XVIe siècle. Un personnel stylé. Une clientèle surchoix, à dominante britiche. C’est plein de vieillards chenus, en complets de tweed, de vieillardes frisottées qui vont, à petits pas torses, en balançant d’énormes sacs à main bourrés de médicaments.

Notre arrivée fait un brin de sensation à la réception, à cause de Lila qui a un peu trop l’air de ce qu’elle est. Je suis obligé d’arroser en grand et à la ronde pour obtenir deux chambres communicantes.

La môme est époustouflée. Tu penses que ça la change de sa tanière des faubourgs. Elle contemple le décor, fascinée par son opulence. Elle touche les boiseries, les tentures. S’arrête devant les miroirs aux superbes cadres dorés.

— C’est trop beau pour moi, murmure-t-elle.

— J’ai vu des magasins de mode en venant, on va aller t’acheter des toilettes.

— À moi ?

— Ben, les beaux vêtements sont faits pour les jolies filles, non ?

Ses yeux brillent.


Une heure plus tard, elle est méconnaissable, la Lila, dans un tailleur de soie blanche, avec un chemisier vert et des chaussures vertes. Elle se demande où ça va, tout ça. Le pourquoi du prodige. En vertu (si je puis dire) de quoi je joue les papa Noël avec elle.

On écluse un drink au bar de l’hôtel. Par une baie vitrée, on découvre le théâtre romain, les collines ocres descendant à longs frissons jusqu’à la mer résolument bleue.

— Vous êtes Français ?

— Oui.

Si le Vieux nous voyait, il en paumerait son râtelier.

— Agents secrets ?

— Plus ou moins.

— C’est quoi, cette histoire de valise ?

Elle y vient d’elle-même, y’a bonnot.

Moi, j’ai toujours trouvé que la vérité, c’était ce qu’il y avait de plus commode à dire. Un mensonge, c’est une corde que tu places en travers de ton chemin et dans laquelle tu te prends les pinceaux, neuf fois sur dix.

— Cette histoire est celle d’un agent double, ma jolie. Un monsieur travaillait pour la Russie. Un jour, il est passé dans le camp opposé. Ce sont des choses fréquentes dans cette honorable profession. Le type en question s’apprêtait à livrer à l’ouest des documents de toute beauté, concernant j’ignore complètement quoi, lorsqu’on lui a piqué son attaché-case à l’aéroport de Catane. Son drame, c’est qu’on ne l’a pas cru. Quelques jours plus tard, on a repêché son cadavre dans la Tamise. Tu vois, c’est une affaire très banale.

Lila murmure :

— Et on lui a vraiment volé cette valise, ou bien ne serait-ce pas lui qui l’a prétendu ?

— Les Services secrets français sont les seuls à savoir qu’il disait la vérité.

— À cause ?

— Facile : ils le faisaient suivre. L’ange gardien attaché à ses pas n’a pas assisté au vol proprement dit, mais il a vu les réactions de l’homme lorsqu’il a découvert le larcin. Il paraît qu’il était comme fou.

Un temps. Je renouvelle les consommations d’un claquement de doigts. Rien de plus preste qu’un serveur italien. Autour de nous, ça jacasse en anglais. Un peu en allemand… Les gens des brumes raffolent du soleil.

— Lila…

— Oui ?

Marrant : le fait de l’avoir fringuée a créé des liens entre nous. On a vaguement l’impression de se pratiquer depuis très longtemps. Il y a communicabilité, si tu vois ce que je veux dire ?

— Ton frère ne va pas récupérer la valise, n’est-ce pas ?

Elle a un regard surpris dans lequel je perçois une lueur amusée.

— Pourquoi ?

— Il est en train de manigancer un coup fourré avec son équipe de maffiosi, exact ?

— Comment le saurais-je ?

— Tu connais ses méthodes mieux que je ne les connais.

Elle hausse les épaules.

— Il s’occupe comme il veut, moi de même.

— Lila…

— Oui ?

— Il va falloir que je mette la main sur ces documents, coûte que coûte.

Son sourire revient. Mes documents, elle s’en tamponne. C’est une fille jouisseuse. Le pognon, les toilettes, la bonne bouffe, ça, elle est partante. Et aussi se faire reluire impec avec des malabars pas rechigneurs du mandrin. Mais les problèmes d’agents doubles ou triples, de valise volée, tu parles qu’elle s’en contrebranle, la signorina !

Y’a des tas de greluses de son espèce, à travers le vaste monde. Des gonzesses qui ont leur chaglate à la place du cerveau. Elles pensent avec leurs glandes et la cupidité leur tient lieu d’ambition.

— Qu’est-ce que j’y peux ? dit-elle, d’un ton léger.

Je la trouve drôlement décontracte, non ? Elle me considère déjà comme un joyeux pigeon semeur de vies faciles. Un gars à crédits qu’il dispense volontiers. Champagne pour tout le monde !

— Tu peux beaucoup, ma gosse.

— Comment ça ?

— En me balançant le nom des gars qui étaient à pied d’œuvre à l’aéroport, le 24. Ne me dis surtout pas que tu les ignores…

Elle a une moue mauvaise, la moue des putains qu’un client énerve, soit parce qu’il ne déburne pas assez vite, soit parce qu’il ergote du morlingue.

— Je ne sais rien des occupations de Donato.

— O.K., n’en parlons plus pour l’instant, on reprendra cette conversation dans… (je regarde ma tocante) une heure.

— Pourquoi, dans une heure ?

— Je t’expliquerai, tu comprendras.

Nouveau haussement d’épaules.

— On monte passer le temps ?

— Si vous voulez.

Bérurier qui somnolait se réveille et nous file le train. Il a des mines de Saint-Bernard. Un côté silencieux qui m’inquiète plus ou moins. Il couve peut-être quelque chose, le Mammouth ?

On déboule dans ma mansarde. Elle mesure huit mètres sur dix, comporte un lit à baldaquin, un coffre gothique, des fenêtres à meneaux. Par contre, la moquette est épaisse comme un pâturage suisse et t’as rien vu de plus perfectionné que la salle de bains.

— Tu dois bien faire l’amour ? déclare Lila.

— J’ai de bons moments…

Déjà elle se déloque. Pour elle, ça ne tire pas à conséquence.

— C’est vrai qu’à Paris vous avez des trucs ?

— Ils ne sont pas seulement limités à Paris.

— Ça vous ennuie de m’en apprendre ?

— Mais volontiers.

Bérurier commence à s’animer. Quand je lui dis que Lila voudrait des cours du soir, il prend le papier à lettres gravé du San’Antonio et s’installe devant un vénérable secrétaire pour la conquête duquel trente antiquaires parisiens s’égorgeraient.

— On va lui dresser une liste des principales recettes, dit-il. Commence, toi. À ta place, je l’entreprendrais avec le homard fantôme, y’a rien qui te crée une plus meilleure ambiance.

Il feuillette son petit dictionnaire français-italien de poche, et traduit en suçotant la pointe d’un crayon Bic : Gambero fantasma.

— Vas-y, Santa, et mets le paquet, mec, le big paxif !

* * *

Une heure plus tard, sans vouloir le moins du monde nous vanter, je te puis assurer que la môme Lila est ravie de sa première leçon. On s’est surpassé. Tu penses bien qu’une professionnelle, faut tout de suite la démarrer par la super-séance chevronnée. Tu nous vois pas cherchant à l’éblouir par une partie de taste-minouche de collégien ou un radada façon father, mother, the maidservant and me ! Elle a eu droit, donc, au Homard fantôme, à la Caresse gréco-romaine, au Grand Duc à moustaches, au Faucon des Carpates, à la Blanquette de dévôt, au Conclave qu’on vexe, à l’Avalée de Chevreuse, et à la Mouche du Scotch. Cela uniquement en ce qui concerne ma propre participation. Quant à la sale participation de Béru, je ne t’en dresse pas la nomenclature ici, vu que ses théories ne sont pas pratiques et que leur pratique par d’autres que lui sont théoriquement impossibles.

Lila nous remercie et glisse la liste, nullement exhaustive, de nos exploits dans la poche de son tailleur.

Elle est toute joyce.

Le moment de la douche écossaise est arrivé.

Faut résolument jouer du chaud-froid de volaille dans certains cas. D’aucuns, d’aucunes et d’autre-trouducunes doivent se demander à quoi rime mon petit micmac, et si je ne suis pas tombé sur le derrière de la tête ou le devant du derrière. Ceux et celles-là, je les laisse à leurs sarcasmes. Je joue ma partie comme je l’entends et si tu l’entends mal, cours t’acheter un sonotone à l’épicerie du coin.

— Lila, je t’avais dit que nous reprendrions notre conversation dans une heure. Cette heure est écoulée. Avant qu’on discute, tu veux bien aller t’examiner dans les glaces de la salle de bains ?

Elle ouvre de grands yeux.

— Quoi, les glaces ?

— Va, te dis-je. On parlera ensuite.

Elle s’éclipse.

Oh, pas longtemps.

Le temps pour un sourd-muet manchot de compter jusqu’à un, et la porte de Bidet’s land se rouvre à la volée, à la furie, à l’épouvante.

La mère Lila se repointe, sans s’être refringuée. L’air plus hagard que Saint-Lazare après qu’il eut joué dans du Tolstoï.

Elle se jette sur moi, l’œil en pas de vis, la bouche plus grande ouverte que celle d’une diva en train de Traviater, les gestes en sémaphores détraqués.

— Qu’est-ce que c’est ! Hein ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que vous m’avez fait ?

— Chérie, réponds-je, avec ce ton badin qu’adopte un lord anglais pour signaler à son valet de chambre le cadavre qu’il vient de découvrir sur sa descente de lit, j’ai le plaisir de t’informer que tu es une inoculée de frais.

— Quoi ! Quoi ! ! ! Quoi ? ? ? ? ? ?

— Une forme de choléra, tu as entendu parler ? Je t’ai fait gober cette charmante maladie tout à l’heure au bar, mine de rien. Les effets sont foudroyants. À preuve : au bout d’une heure, tu as le corps moucheté de plaques vertes. J’espère que tu n’es pas superstitieuse et que tu ne crains pas cette couleur ? D’ailleurs, si c’est le cas, rassure-toi, car les plaques vont virer au violet avant la nuit.

Elle veut hurler. Mais sa terreur est trop forte, ça forme bouchon d’air dans son pharynx.

Moi, peinardos, je poursuis :

— Dans la soirée, tu seras saisie d’une forte fièvre. Demain matin, ton corps sera noir comme les pieds de mon ami, que tu as eu l’occasion d’admirer il y a un instant, et ta mort devrait intervenir dans l’après-midi de demain. Mais attends, reste calme.

Je sors de ma vague un minuscule tube de verre.

— Si tu avales le contenu de ce tube avant minuit, tout rentre dans l’ordre. Ma parole d’homme. Tu te réveilleras au matin, intacte, fraîche, dispose et plus pimpante que les roses qui sont dans ce vase. Bien sûr, tu peux crier au secours, te faire conduire à l’hôpital, rameuter toute l’île. Cela ne te sauverait pas. Même à Rome, on ne possède pas l’antidote du truc qui vadrouille en ce moment dans tes veines. Quant à moi, si tu regimbes, inutile de te dire que j’anéantis ce petit tube d’un coup de talon. Alors prends ton destin à pleines mains, ma gosse. Réfléchis, pèse le pour, le contre, le dessous, le dessus et dis-moi ce que tu comptes faire.

Elle est cadavéreuse, la Lila. Ses dents claquent comme dans une boîte de nuit madrilène. Elle garde son bec béant, incline sa tête pétassière sur son corps putassier, observant les vilaines plaques vertes qui, effectivement, foncent à vue d’œil.

Les cannes fauchées, elle se laisse tomber dans les bras compatissants d’un fauteuil.

Je vais à elle et caresse doucement ses cheveux décoiffés.

— Notre boulot est terrible, tu vois, petite. Il a ses bons côtés, comme tu l’auras remarqué, et puis hélas aussi ses mauvais. Le chiendent, c’est que les mauvais sont vraiment très mauvais.

Son abattement est affligeant. Elle continue d’observer ses plaques. Les touche d’un index craintif…

— On dirait une panthère pop’, remarque Bérurier.

Sa comparaison crée une diversion, bien que Lila ne comprenne pas le françouze…

Elle repousse ses mèches tombantes d’une main dont le harassement est déjà agonique.

— Qu’est-ce qu’il faut faire ? murmure-t-elle sourdement.

— Tu sais bien, ma poule : la valise. Qui a pu la voler le 24 à l’aéroport de Catane ?

— Le barone Vittorio-Emanuele Popoli. C’était son jour.

— Et où habite-t-il ?

Elle me le dit.

Et alors, ce pas franchi, elle tend la main.

— Donne ! Donne le remède ou je te tue ! Donne tout de suite, assassino !

Elle écope d’une monumentale tartine signée Bérurier.

La gifle la replonge dans une prostration baignée de mélancolie.

— J’ sais pas si elle impertinait, s’excuse Béru, mais je crois qu’elle avait besoin d’un petit calmant.

Je brandis machiavéliquement, car j’adore les adverbes, le petit flacon sous le nez de Lila.

Le rempoche.

— Prie la madone pour qu’il ne m’arrive rien de fâcheux, chérie. Il serait stupide que tu clabotes d’autre chose que de la vérole.

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