G.-J. ARNAUD Smog pour le Commander

CHAPITRE PREMIER

D’habitude, le smog commençait de tamiser la lumière du soleil au début de l’après-midi, lorsque les sept ou huit millions de voitures circulant dans Los Angeles avaient libéré leurs vingt mille tonnes de gaz carbonique. Mais ce jour-là, comme un fait exprès, le terrible brouillard commença très tôt, vers 11 heures, et, à 13 heures, lorsque la gynécologue noire Ella Ganaway fut appelée par sa sœur, le quartier de Watts se trouvait en pleine purée de pois.

— Que veux-tu ? fit-elle à l’appareil. Tu sais bien que je vais commencer mes consultations dans quelques instants.

— Écoute, Ella, il faut que tu viennes.

— De quoi s’agit-il ? Des ennuis de santé ?

Billie, depuis sa conversion au catholicisme, refusait de prendre la pilule anticonceptionnelle ou d’utiliser le moindre contraceptif. Comme, d’autre part, son tempérament sexuel acceptait difficilement d’être brimé, elle avait eu deux gosses en moins de deux ans, tous de père inconnu, bien sûr. Ce qui n’arrangeait ni sa réputation ni ses finances. Elle lui versait une petite pension mais sa clientèle de femmes de chômeurs, de prostituées exploitées par des souteneurs cupides, de vieilles femmes détraquées par des maternités innombrables ne l’enrichissait guère. Si sa sœur en avait eu le courage, elle aurait pu travailler dans un hôpital puisqu’elle avait son diplôme d’infirmière. Mais Billie était trop paresseuse, passait son temps à boire, fumer de la marijuana et faire l’amour. Au demeurant une brave fille avec le cœur sur la main et toujours prête à rendre service.

— Je ne peux rien te dire au téléphone

— Ça ne peut pas attendre ce soir ? Justement, j’ai une visite dans ton quartier.

— Non, viens tout de suite, répondit Billie d’une drôle de voix, comme si elle avait peur ou souffrait.

Elle fronça les sourcils.

— Bien, j’arrive.

Dans quel guêpier s’était-elle encore fourrée ? Dans le fond mieux valait y aller, vider l’abcès sinon elle n’aurait pas la sérénité habituelle pour supporter les vingt ou vingt-cinq clientes de l’après-midi, écouter leurs doléances, les consoler, leur remonter le moral et prendre un air compréhensif lorsqu’elles lui avouaient, une sur deux, qu’elles ne pouvaient la payer pour le moment.

Dans la rue, elle retrouva sa petite Simca française, s’installa au volant. Elle releva sa jupe de daim sur ses longues jambes pour conduire plus à l’aise. Un passant siffla d’admiration depuis le trottoir et elle démarra, un petit sourire amer sur ses lèvres épaisses. Depuis qu’elle s’occupait intensément des femmes souffrantes, elle ne pensait plus aux hommes et parfois en arrivait à les détester. Notamment lorsqu’une grosse femme dévorée par douze ou quinze accouchements s’allongeait placidement sur sa table d’auscultation en lui disant :

— Docteur, je crois que cette fois je me suis laissée encore prendre.

Il y avait toujours une excuse. Pas d’argent pour acheter les pilules ou bien le stérilet qui avait été déplacé. Ella Ganaway proposait alors la seule solution qui lui parut judicieuse, l’avortement.

— Mon homme ne sera pas content.

C’était souvent vrai. Pourtant l’opération était entièrement gratuite et prise en charge par une association politique. Avec les jeunes femmes, ça marchait ; mais les plus âgées n’osaient pas, craignaient leur mari, du moins l’homme qui partageait leur vie à ce moment-là. Ella trouvait que ces mâles se comportaient comme de petits tyrans et que, noirs ou blancs, ils adoptaient les mêmes attitudes pour écraser les femmes de leur supériorité.

Pourtant elle avait aimé l’amour lorsqu’elle était étudiante puis interne dans un hôpital. A cette époque, elle avait plusieurs amants, ne couchait jamais seule. Puis le travail était venu, ce travail intense, astreignant, dans un quartier englouti dans une misère incroyable. Ella et Billie appartenaient à la bourgeoisie noire de Los Angeles et avaient eu une enfance heureuse. Puis Ella, la première, avait pris conscience de l’état d’infériorité dans lequel vivait la population noire des Etats-Unis. Elle avait milité dans différents mouvements extrémistes, les Blacks Muslims, puis les Panthères Noires mais, depuis qu’elle se collectait avec la réalité quotidienne, elle n’avait plus le temps de suivre ses anciens amis. Billie aussi avait milité mais toujours en fonction du garçon qu’elle fréquentait alors. Mais une fois à Watts, elle n’avait plus jamais eu le courage d’en repartir.

Elle habitait une maison en partie détruite au cours des émeutes de 1965 et jamais reconstruite, un petit appartement au rez-de-chaussée. Heureusement car des échelles remplaçaient l’escalier brûlé dans l’incendie. Pourtant il restait encore de nombreux locataires dans les étages qui menaçaient de s’écrouler.

Elle rangea sa voiture le long du trottoir, la ferma à clé non sans trouver ce geste absurde. Peut-être ne la retrouverait-elle pas à son retour. Ou bien on lui aurait enlevé une roue, les essuie-glaces ou n’importe quel autre accessoire.

Sa silhouette attira le regard de plusieurs hommes assis sur le haut du trottoir en bois et l’un d’eux lui cria quelque chose en portant sa main à sa braguette. Elle emportait à tout hasard sa trousse, ne sachant pourquoi sa sœur la faisait venir.

Elle frappa doucement à cause des enfants, deux ans et quatorze mois, qui faisaient certainement la sieste. Billie aimait faire la foire mais demeurait une excellente mère, une véritable panthère.

Sa sœur vint ouvrir. Plus petite que Ella, plus ronde aussi, avec une poitrine très développée et toujours libre de soutien, souvent offerte. Toujours en mini-jupe également qui découvrait ses cuisses pulpeuses à la peau sombre très douce. Tout de suite Ella comprit que sa sœur était vraiment dans un drôle d’état. Ses yeux en amande étirés vers les tempes viraient au jaune tandis que sa bouche tremblait.

— Que se passe-t-il ?… On dirait que tu as la fièvre.

En même temps elle essayait d’entrer et, chose bizarre, Billie paraissait s’y opposer.

— Mais pousse-toi, voyons.

Comme à regret sa sœur cadette s’effaça et Ella fit quelques pas dans le living de l’appartement. Toujours le même désordre, le même divan crevé sur lequel Billie avait jeté une couverture africaine, des disques et des revues érotiques un peu partout.

Lentement Billie avait refermé la porte, s’appuyait contre, les yeux mi-fermés.

— Alors qu’y a-t-il ? Tu es malade ?

— Non.

— Les gosses ?

Le visage de Billie se contracta.

— Il leur est arrivé quelque chose ? Ils sont à côté ?

— Non.

Ella s’apprêtait à pénétrer dans la chambre, deuxième et dernière pièce de l’appartement, s’immobilisa, se retourna ensuite vers sa sœur.

— S’ils dorment, je ne vais pas les réveiller. Juste un coup d’œil et ensuite je t’indiquerai un bon pédiatre.

— N’entre pas.

Perplexe elle regarda sa sœur puis la porte de la chambre.

— Que me caches-tu ?

— Ils… Les enfants ne sont pas là.

— Ils ne sont pas là ?

Une idée folle, absurde traversa son cerveau. Elle pensa que sa sœur s’était débarrassée d’eux, les avait confiés à un orphelinat ou à un organisme charitable. Furieuse, elle marcha vers Billie, le visage contracté :

— Tu vas me dire toute la vérité… Si tu étais incapable de les garder il fallait en discuter d’abord avec moi et…

Soudain une voix ironique s’éleva dans son dos :

— Et qu’aurais-tu fait, Ella ? Tu les aurais pris chez toi ?

Elle pivota et regarda l’homme qui était sorti de la chambre silencieusement. Tout de suite elle ne le reconnut pas à cause de la barbe et des cheveux coiffés à l’afro. Puis le regard lui rappela quelqu’un, quelqu’un qui louchait terriblement et s’efforçait de le cacher.

— Petrus, dit-elle, Petrus Lindson.

Le garçon s’inclina.

— On n’a pas oublié les vieux amis ?

Un ami, Petrus ? Certainement pas. Un personnage trouble, excité et violent. Toujours prêt à lancer les autres dans des actions sanglantes. Elle se souvenait de son rôle durant les émeutes de 65. Il dirigeait les pillages, les incendiaires mais on ne l’avait jamais arrêté faute de preuves contre lui. Jamais elle n’avait pu savoir à quel groupe il appartenait.

— Toujours belle, Ella, dit-il. Tu n’as pas changé. On dit que tu es un bon médecin.

La jeune femme regarda sa sœur mais celle-ci détournait les yeux. S’était-elle débarrassée des enfants à cause de ce type ? Comment pouvait-elle lui trouver un attrait quelconque ? Quant à elle, il la dégoûtait profondément.

— Oui, toujours belle, dit-il en avançant.

Il avait les pouces dans la ceinture de son jean qui moulait son ventre de façon impudente. Effarée, elle découvrit la bosse que faisait son désir en attente, détourna les yeux profondément choquée. Elle ne comprenait plus rien à la situation.

— Billie, vas-tu m’expliquer enfin…

— Non. C’est moi qui vais le faire. Si tu veux bien. Ella, ta sœur ne pourrait pas dire deux mots de suite. Tu la connais ? Emotive en diable.

— Et toi, beau parleur, hein ? fit-elle acerbe en le fixant dans les yeux. Je me souviens des meetings de 65. Tu savais bien enflammer les foules puis te dérober au dernier moment.

Il ricana :

— Toujours courageuse, hein ? Tu n’as pas peur ?

— De qui, de toi ?

— Pourquoi pas ? demande à ta sœur si elle n’a pas peur de moi.

Pas la peine. La jeune gynécologue se rendait bien compte que Billie maîtrisait difficilement une terreur sans nom. A son tour elle commença à se sentir plus que mal à son aise sous le regard divergent de Petrus.

— Qu’as-tu fait des enfants ? demanda-t-elle doucement.

— Ah ! fit Petrus en frottant ses mains.

Il se laissa tomber sur le divan, écarta les bras et les jambes comme un homme qui veut se relaxer. A nouveau elle remarqua la protubérance du bas-ventre. Loin d’être dégoûtée elle en fut rassurée. Petrus la désirait et elle pouvait toujours composer avec un homme ainsi conditionné par le désir.

— Je ne suis pas obligé de te répondre, dit-il… Et même je pourrais te demander de me poser la question à genoux. Tout près de ce divan, tu vois ce que je veux dire ? Et si tu te comportes bien, peut-être que je te donnerai des nouvelles de leur santé. Oui, peut-être.

Il tendit la main, prit un paquet de cigarettes et puisa dedans.

— Billie, du feu.

Ella suivit des yeux sa sœur qui se précipitait dans le réduit servant de cuisine, revenait une boîte d’allumettes à la main. De ses doigts tremblants elle en craqua une, approcha la flamme de la cigarette.

Petrus tira sur la flamme, saisit le poignet de Billie dans sa main. Il souffla l’allumette sans la lâcher puis dirigea cette main vers son ventre. En même temps, il regardait Ella figée dans une stupeur sans nom.

— Tu vois comme elle est docile ? Si je le veux elle fera bien autre chose. Pas vrai, Billie ? Et même toi tu le feras. Parce que les deux petits enfants sont quelque part. Où ça ?

Il se mit à rire comme un fou tout en faisant opérer aux doigts de Billie un mouvement de va-et-vient sur le tissu de son jean.

— Les pauvres petits…

Soudain il repoussa brutalement Billie, plongea en avant. Ella avait ramassé un lourd cendrier en granit et venait de le lui lancer à la figure. L’objet passa à quelques centimètres de sa tête, roula sur le plancher avec fracas.

Petrus se releva d’un bond, le visage déformé par la rage :

— Ne recommence jamais… Jamais, tu entends ? Sinon je te fais ramper à mes pieds et je t’oblige à me faire tout ce que je voudrai. Et tu le feras sinon un des enfants mourra. La petite fille pour commencer, la plus grande. Puis le petit garçon. Et tu dois me croire.

— Je t’en prie, murmura Billie d’une voix rauque. Crois-le. Ça dure depuis ce matin…

Puis elle éclata en sanglots et vint vers sa sœur, appuya son front contre ses reins. Petrus ramassa la cigarette qui fumait sur le plancher, la porta à ses lèvres épaisses et crevassées :

— Ta sœur est raisonnable. Elle est arrivée à un stade où elle a compris ce qu’il fallait faire. Toi, tu n’as pas compris.

— Que veut-il ? dit Ella sans s’occuper de Petrus. Compte-t-il sur notre complaisance ? Il aurait enlevé les deux gosses uniquement pour ça ? Il y a des bordels un peu partout et des filles à deux dollars. Pas besoin de prendre de tels risques.

Dans un rire strident Petrus se pliait en deux comme si ce que disait la jeune femme était du plus grand comique. Billie renifla et parla doucement.

— Ils dormaient quand je suis allée faire les courses ce matin vers 10 heures. A mon retour Petrus était là mais pas les gosses. Puis il m’a demandé de te téléphoner. Je crois qu’il attend quelqu’un.

— Voilà, dit Petrus, j’attends quelqu’un. Il a un peu de retard mais c’est normal. En attendant j’ai passé le temps comme j’ai pu. Billie a été très gentille tout à l’heure. Juste avant qu’elle ne te téléphone. Tu devrais prendre exemple sur elle, mon petit. Ça nous occuperait. Et ne prends pas tes airs de madone outragée. Si tu veux que les petits aient leur lait ce soir tu ferais mieux de prendre ma demande en considération. D’ailleurs j’ai toujours eu envie de coucher avec toi.

Elle frissonna. Elle avait beau penser aux deux enfants, aux dangers qui les menaçaient, jamais elle ne pourrait accepter de consentir à ce qu’il demandait.

— Tu vois ? Moi, je n’attends que ça. Depuis que tu es rentrée. Tu es si belle, Ella. Depuis toujours j’ai un petit faible pour toi. Il y a longtemps que j’ai envie de coucher avec toi.

— Que veux-tu faire des enfants ?

Il eut un geste désinvolte :

— Oh ! ça c’est autre chose et celui qui doit venir te l’expliquera mieux que moi. Viens ici, nous allons faire l’amour. Sous les yeux de ta sœur. Ça ne vous est jamais arrivé, je parie. Oh, je suis sûr que Billie a souvent fait ça en compagnie, mais jamais devant toi. Et puis, tu vois, ça m’excite de savoir que chaque jour tu visites plusieurs dizaines de femmes. Oui, vraiment, ça me fait quelque chose.

Elle le toisa :

— Donc tu n’es qu’un exécutant ? Il y a quelqu’un au-dessus de toi ?

Il resta la bouche ouverte, interloqué, puis fit une grimace de dépit.

— Je suppose que, dans ce cas, cet inconnu n’aimerait pas apprendre que tu as abusé de la situation pour ton propre compte ? Je te prie de nous laisser tranquille.

Il la regarda avec des yeux un peu fous, oubliant de se concentrer et louchant abominablement.

— Tu le regretteras, dit-il.

— Possible mais en attendant je vais faire du café.

Entraînant Billie elle passa dans la cuisine et mit l’eau à chauffer sur le gaz.

— C’est lui qui t’a demandé de m’appeler ?

— Oui…, fit sa sœur ennuyée. Je crois que c’est à toi qu’ils en veulent. Je suis désolée de t’attirer des ennuis à cause de ces gosses. Si j’avais suivi tes conseils…

Elle ne montra aucune compassion :

— Je t’en prie. Ils auraient trouvé autre chose. Tu ne sais pas ce qu’ils me veulent exactement ?

— Non. Il a beaucoup parlé mais il n’a rien laissé échapper de son secret.

— Qui attendons-nous ?

— Je l’ignore mais Petrus semble avoir beaucoup de considération pour lui et même une certaine crainte.

L’odeur du café commençait à envahir le petit réduit et devait pénétrer dans le living car le garçon les interpella, toujours vautré sur le divan :

— Hé là-bas, apportez-m’en une tasse. Bien sucré.

— Il devait avoir un complice pour emporter les enfants. Les voisins ont dû voir quelque chose ?

— Peut-être mais je n’ai pas pu les interroger. J’ai pu seulement aller jusqu’à la cabine en face pour t’appeler et tout le temps il a bien surveillé si je ne parlais à personne.

Elle versa du café dans une tasse, y joignit plusieurs cuillérées de sucre en poudre et alla porter le tout à Petrus Lindson. Lorsqu’elle revint, Ella buvait le sien, le regard dans le vide.

— Je crois qu’il n’aurait pas pu faire ce qu’il disait, murmura Billie. Il se vantait.

— Je n’en suis pas aussi sûre que toi, répondit la jeune femme. Il y a longtemps que tu ne l’avais pas vu ?

— Plusieurs années. On m’avait dit qu’il avait quitté les Etats-Unis. Pour voyager en Europe.

— Il n’a pas fait allusion à la politique ?

— Non, pas du tout.

Elle prit une cigarette et la fuma lentement. Bien qu’angoissée elle gardait tout son calme, exactement comme lorsqu’elle se trouvait devant un accouchement difficile.

— Pourvu qu’ils ne prennent pas froid, soupira Billie. Flossie est toujours fragile des bronches. J’espère qu’ils n’ont pas peur. Tu crois qu’ils comprennent ?

— Certainement pas, dit Ella. Ne t’inquiète pas, cela ne laissera aucun souvenir désagréable en eux.

Puis elle se tut. Quelqu’un venait de pénétrer dans l’appartement.

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