CHAPITRE II

Sans sortir du réduit, Ella se retourna légèrement, regarda à travers la fente qui séparait la porte du chambranle. Un homme se tenait debout devant le divan tandis que Petrus se relevait lentement, le visage grave. L’inconnu portait un costume bleu marine à rayures presque noires, une chemise blanche et une cravate rayée de bleu également. Son visage rond était d’un noir si foncé qu’elle pensait que l’homme venait d’Afrique. Aucun noir américain n’avait cette teinte d’épiderme. Il portait des lunettes à la monture lourde, certainement en écaille. Après quelques échanges de paroles avec Petrus il regarda en direction de la cuisine. Billie sortit la première, intimidée, se retournant vers la porte, annonçant ainsi la venue de sa sœur. Ella parut et le nouveau venu la détailla avec insolence, parut apprécier le corps mince, les seins aigus, les hanches étroites mais rondes.

— Miss Ganaway ?

Elle hocha la tête. Il parlait l’anglais avec un accent étranger ce qui acheva de lui confirmer qu’il venait du vieux continent africain.

— Votre nièce et votre neveu sont en excellente santé. Je viens de les quitter. Vous n’avez pas d’inquiétude à avoir.

Billie fit un pas en avant comme pour poser une question anxieuse mais s’abstint.

— Pourquoi les avez-vous enlevés ? demanda Ella.

— Nous le devions. Vous comprendrez pourquoi bientôt. Il faut que nous parlions tous les deux. Si vous le voulez je vais vous raccompagner chez vous en voiture.

— J’ai la mienne.

— Eh bien, nous prendrons la vôtre.

Il se tourna vers Petrus :

— Tu restes ici. Tu m’attends.

Billie se précipita vers sa sœur.

— Je ne veux pas rester seule avec lui…

— Ne t’inquiète pas, dit Ella en lui caressant les cheveux qu’elle faisait régulièrement décrêper, à l’encontre de la nouvelle mode afro. Tu ne risques rien.

— Les enfants…

— Je m’occupe de tout. Couche-toi et essaye de dormir… Quand tu seras seule, ajouta-t-elle avec un regard méprisant pour Petrus Lindson.

Ce dernier déroba son regard fuyant derrière ses lourdes paupières. Il ne paraissait pas à l’aise en présence de son compagnon. Ce dernier eut un sourire glacé :

— Si elle veut se coucher, tu lui fiches la paix. Tu m’as compris, Petrus ?

— J’ai bien compris.

Calmement Ella ouvrit la porte de sa voiture, déverrouilla celle d’à côté. L’homme s’installa sur le siège.

— Faites un grand détour pour rentrer chez vous. Nous avons à discuter sérieusement.

— Mes patientes m’attendent.

— Cela ne durera pas plus d’un quart d’heure.

Elle démarra et se dirigea vers le centre de Los Angeles. Elle conduisait très bien, sans la moindre nervosité et il lui fit part de son admiration.

— Je vois que vous ne vous affolez pas et je vous en remercie. Les renseignements que j’ai reçus sur vous disaient que vous étiez une fille très équilibrée et courageuse.

Elle fronça les sourcils. Il avait reçu des renseignements sur elle ? D’où pouvaient venir ces informations ?

— Vous avez encore de nombreux amis dans certains milieux. Bien sûr vous les avez perdus de vue à cause de vos activités professionnelles mais je sais que vous gardez toujours des idées aussi nettes et passionnées qu’il y a dix ans. Vous continuez à lutter pour la libération de notre peuple et contre l’hégémonie blanche.

— Non, je ne lutte plus. Maintenant je soigne. Le reste appartient bien au passé.

— Allons, ne soyez pas modeste. Votre action est importante. Vous réconfortez ces malheureuses qui ont besoin de vous, vous leur parlez et ainsi vous faites de la très bonne propagande.

— Je ne sais pas si vos renseignements sont à jour, fit-elle un peu ironique. Mon but n’est pas seulement la libération des Noirs mais aussi et plus généralement celle de la femme.

— Mais je sais. Je crois que l’un ne va pas sans l’autre. Tout est mêlé dans la vie. Il serait absurde que nous remportions des victoires pour le premier objectif et que nos frères gardent une mentalité médiévale envers nos sœurs.

— Si nous en venions au but ? Vous tournez autour du pot depuis un moment. Le problème est simple. Vous avez enlevé les enfants de ma sœur et vous ne les rendrez qu’en échange de quelque chose. Une chose que je suis à même de vous fournir ?

Il retira ses lunette, les essuya avec un mouchoir où le bleu dominait. Révolutionnaire peut-être mais raffiné et soucieux de son élégance. Ce genre d’homme la faisait toujours sourire mais l’inconnu, malgré cette faiblesse, devait posséder une personnalité puissante.

— Mon nom est Simon Borney. Enfin c’est le nom que j’utilise depuis quelque temps.

Inutile de vous dire que si le F.B.I. apprenait ma présence à Los Angeles il rentrerait en transe.

— A ce point ? fit-elle moqueuse.

— Je ne me vante pas.

— Que nous voulez-vous ?

— Vous êtes directe, hein ?

Ils avaient quitté le ghetto noir et approchaient du centre ville dans une circulation intense. Elle pensa qu’il lui faudrait au moins un quart d’heure pour pouvoir repartir dans l’autre sens. Les bonnes femmes allaient attendre et son aide médicale, Mary Hinder, s’arracherait les cheveux.

— Si nous en finissions, soupira-t-elle.

— Comme vous voudrez. Mais, avant de croire que vous pouvez avoir le choix de refuser ma proposition, sachez ceci. Nous ne sommes pas des gens sensibles. Si tout ne marchait pas comme nous le voulons, les gosses ne seraient jamais rendus.

— Voilà qui est clair, fit-elle les dents serrées.

— Vous n’avez pas d’autre solution que celle de m’obéir.

Ils venaient de s’arrêter à un feu rouge. Un policier regardait dans leur direction. Mais Simon Borney resta impassible et elle pensa qu’il possédait une grande maîtrise sur ses nerfs. Un homme dangereux, très dangereux.

— Le prochain rendez-vous de Diana est bien pour dans huit jours environ ?

Ella sursauta :

— Comment le savez-vous ?

— Je vous ai dit que nous savions tout. Diana Jellis vient régulièrement chez vous chaque mois. Se faire soigner d’une métrite.

— Vous savez comment elle l’a prise ?

— Je le sais aussi. Dans l’Etat du Mississipi, des Blancs du K.K.K. se sont emparés d’elle au début de ses tournées politiques. Elle n’était pas encore connue. Ils l’ont violée avec un épi de maïs comme dans Faulkner. Mais cela ne l’a pas empêchée de continuer et de devenir l’idole de la population noire.

Tout en s’efforçant de ne rien laisser paraître, la jeune femme était terriblement inquiète. Cet homme savait beaucoup de choses. Le secret de Diana Jellis notamment. Certes, la jeune leader révolutionnaire n’avait jamais caché que le K.K.K. lui avait fait subir des sévices mais peu de gens savaient en quoi ils consistaient. Et elle était probablement la seule à connaître le dossier médical de Diana.

— Elle est devenue votre amie ?

— C’est beaucoup dire, fit Ella crispée. Mais c’est une fille sympathique, sincère et courageuse.

— Oui, dit Simon. Dommage qu’elle s’apprête à trahir la cause noire.

Ella Ganaway dut se concentrer sur sa conduite pour ne pas se laisser emporter par l’indignation.

— Vous mentez.

— Non. Diana a eu des contacts avec les autorités de ce pays. Elle s’apprête à rejoindre une position proche de celle du pasteur Luther King. C’est-à-dire à renoncer à la lutte ouverte et violente pour retomber dans les erreurs passées. Nous ne l’accepterons jamais.

— Qui désignez-vous ainsi ?

— Vous n’avez pas besoin de le savoir. Vous devez simplement comprendre que Diana Jellis va vous trahir.

— Je ne le crois pas.

— C’est pourtant la vérité. L’accepteriez-vous ?

Ella réfléchit durant quelques secondes avant de répondre :

— Je ne sais pas. Pourquoi pas ? La violence n’est pas tellement payante jusqu’à présent.

— Parce qu’elle était sporadique, inorganisée et trop passionnelle. Nous devons être forts, disciplinés et froids comme la mort. Aucun compromis n’est possible.

Enfin elle put faire un demi-tour compliqué, fut heureuse de rouler vers Watts. Elle n’aimait guère sortir du quartier noir et se sentait de moins en moins à l’aise avec les Blancs.

— Diana Jellis devient forcément notre ennemie et celle de tous les Noirs. La vôtre également.

Ella Ganaway ne répondit pas mais savait que jamais elle ne considérerait la jolie Diana Jellis comme une ennemie. La jeune révolutionnaire avait trop souffert, pris trop de risques pour qu’on puisse l’accuser de trahir.

Elle avait fait de la prison, avait échappé par miracle à une dizaine d’attentats, avait été ignominieusement traitée par le K.K.K. On la provoquait constamment et en Californie les policiers essayaient de la faire tomber dans des pièges. Jusqu’à présent elle s’était toujours tirée des pires situations. On l’avait accusée de trafic de drogue, d’armes. On l’avait accusée de pratiquer le cannibalisme au cours de cérémonies secrètes, d’assister régulièrement à des sacrifices humains. Les bruits les plus odieux circulaient sur son compte. On racontait dans la bourgeoisie blanche qu’elle faisait l’amour avec un chimpanzé, qu’elle se bourrait d’aphrodisiaques et se livrait à des orgies inouïes. On disait aussi qu’elle avait tué ses parents alors que ces derniers étaient morts d’usure physiologique, l’année des huit ans de Diana. Elle avait été élevée par un oncle, petit commerçant d’une bourgade voisine. On avait acheté cet homme pour lui faire raconter n’importe quoi mais à peine avait-il touché l’argent qu’il se soûlait à mort et mourait au bout de trois jours de souffrances cruelles. Jamais le journal à scandale commanditaire de l’affaire n’avait pu enregistrer ses confidences.

— Vous la haïssez ? demanda-t-elle à Simon Borney.

— Non, mais elle n’est plus à même de conduire notre action. Nous devons la remplacer.

— Avez-vous l’intention de la tuer ? Comme Luther King ?

Il haussa les épaules :

— Le rapprochement est mal venu. Vous savez bien que nous ne sommes pas les auteurs de ce crime ?

— Vous auriez pu l’être. Pour vous, Martin Luther King n’était qu’un tiède vendu aux maîtres blancs.

Enfin ils arrivaient dans le ghetto noir et tout de suite la misère, la saleté sautaient aux yeux. Des jeunes gens inoccupés assis sur les trottoirs en bois regardaient passer les voitures. Le chômage devenait chaque jour plus cruel surtout depuis la crise de l’énergie. Certaines fabriques avaient carrément renvoyé tous les travailleurs de couleur.

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Je vais vous l’expliquer.

Lorsqu’elle arriva chez elle, elle passa d’abord par sa salle de bains pour mouiller son visage, puis se regarda dans la glace. Son teint virait au gris, tandis que ses yeux exprimaient, outre une grande lassitude, un dégoût complet d’elle-même.

— Ella, vous êtes là ?

C’était son aide médicale Mary Hinder qui frappait à la porte. Elle ouvrit et la grosse noire la regarda avec stupeur :

— Mais qu’avez-vous ? Il vous est arrivé quelque chose ?

— Non… Un peu de fatigue.

— La salle d’attente est pleine et j’ai dû en mettre dans le petit salon. Aucune n’a voulu rentrer chez elle.

— Je vais y aller.

Mais l’aide médicale la regardait toujours avec inquiétude :

— Vous croyez que vous pourrez ? J’en ai compté dix-sept.

— Oui… Juste le temps de me reprendre un peu.

A 4 heures elle avait déjà reçu une dizaine de femmes lorsque le téléphone sonna.

— Ella, c’est moi, Billie. Petrus est parti avec ce type. Que t’a-t-il dit ?

— Cela doit rester entre nous.

— Mais les enfants ? haleta Billie.

— Ne t’inquiète pas. Tout ira bien. Ils ne sont pas en danger. Je ferai tout ce qu’ils me demanderont. Ne me demande plus rien… Ne me rappelle pas aujourd’hui… J’ai beaucoup de travail et ensuite je veux me reposer.

— Ella, qu’est-ce que je dois faire ?

— Rien.

— Mais pour les voisins. Ils vont s’étonner.

— Dis que tu as porté les gosses à la campagne. Sur mon conseil.

— On va m’accuser de les avoir vendus. Tu sais que c’est courant ? S’ils m’envoient les flics ?

— Mais non. Tu dramatises. Tout ira bien.

— Petrus m’a interdit de quitter la ville. Il a dit qu’ils auraient besoin de moi.

— Possible.

Elle raccrocha puis resta quelques secondes la tête entre ses mains avant d’aller ouvrir à la prochaine cliente. C’était une femme de trente ans qui en paraissait cinquante. Une habituée.

Vers 4 heures, malgré la lumière électrique, on n’y voyait presque rien à cause du smog. Ce mélange de fumée et de brouillard pénétrait perfidement dans les appartements, les noyait de sa présence gluante et malodorante.

Mary Hinder brancha le régénérateur d’air à ozone et tout en classant des papiers observait la gynécologue. Jamais elle ne l’avait vue dans un tel état d’abattement.

— Vous devriez aller consulter à votre tour, dit-elle. Vous êtes complètement épuisée.

— Demain ça ira mieux. Il en reste beaucoup ?

— Six. Vous irez faire vos visites à domicile ?

— Il le faut. Voulez-vous m’apporter un peu de café ?

— Tout de suite.

Avant d’aller ouvrir sa porte, elle chercha un journal sur lequel figurait Diana Jellis. Longtemps, elle contempla son beau visage, avant de recevoir une autre patiente.

Lorsqu’elle s’installa au volant de sa Simca pour ses visites il était près de 7 heures. Quelque part, à cinquante kilomètres de Los Angeles, brillait encore le soleil du mois de mai mais dans la ville c’était la nuit. Une nuit matérialisée par le smog. Des ombres fantomatiques erraient çà et là.

Elle arriva juste pour accoucher une jeune femme qui se tordait de douleur. Les gosses, le mari, les voisines encombraient son passage, ne lui servaient à rien. Elle finit par les chasser avec une colère si inattendue chez elle que tout le monde se hâta de filer. Elle mit au monde une petite fille déjà maigrichonne, déjà prise dans le moule de misère et de vexations que serait sa vie. Tout en l’essuyant elle se demanda pourquoi lui laisser la vie.

Dans la cuisine, le mari était revenu seul et empestait le rhum de mauvaise qualité.

— Vous avez une fille, lui dit-elle.

Il haussa les épaules :

— On en a déjà six.

Puis soudain il la prit dans ses bras, essaya de l’embrasser tout en projetant contre elle son bas-ventre tendu. Elle se débattit avec force, menaça de lui crever les yeux s’il ne la lâchait pas. Puis tranquillement elle termina sa tâche, retrouva sa petite voiture. Cela lui arrivait souvent. Dans ce ghetto la vitalité sexuelle demeurait presque la seule raison de continuer à vivre et elle n’éprouvait aucune colère contre l’homme. Et même durant quelques secondes un regret l’habita. Peut-être aurait-elle dû accepter, ne serait-ce que pour briser ses nerfs et échapper quelques instants à son obsession.

Lorsqu’elle eut terminé ses visites, vers 10 heures du soir, elle décida d’aller chez sa sœur manger quelque chose. L’appartement n’était pas fermé, il y avait de la lumière dans le living. Alors elle vit les vêtements sur le divan crevé, ceux de sa sœur mais aussi un pantalon d’homme et un polo sale. Et puis il y eut des gémissements de l’autre côté de la porte, dans la chambre. Billie avait retrouvé le remède à sa propre angoisse.

Elle sortit lentement, pénétra dans un bar voisin pour manger un sandwich. Le serveur la connaissait et vint bavarder avec elle. Elle passa un moment agréable avant de décider de rentrer chez elle. Avec le ralentissement de la circulation le smog se levait un peu et dans le courant de la nuit il serait balayé par les vents soufflant vers la mer. Elle roulait lentement vers son domicile.

Dans son sillage deux phares s’obstinaient à se refléter dans son rétroviseur. Elle n’y fit pas tout de suite attention mais lorsqu’elle fut certaine d’être suivie elle voulut en avoir le cœur net, tourna dans une ruelle, fit quelques détours. Les deux phares, ceux d’une voiture puissante, étaient toujours derrière. Simon Borney ne laissait rien au hasard et la faisait surveiller.

Chez elle, elle but une vodka-orange, fuma une cigarette en compulsant des revues médicales. Mais avant de se coucher elle alla jeter un coup d’œil à la rue par la fenêtre de son cabinet médical. Une longue Chevrolet stationnait le long du trottoir.

Загрузка...