CHAPITRE XI

Kovask écouta la Mamma tout en réfléchissant, nota le numéro de la Ford bleue sur son calepin.

— On pourrait connaître l’inconnu de cette façon, du moins l’adresse. Petrus lui parlait comme à un domestique.

— Il faudrait demander à la police locale à quoi correspond le numéro. Nous n’appartenons pas à un service officiel mais travaillons pour un sénateur, ne l’oubliez pas. Cela change tout.

Elle soupira :

— C’était quand même plus facile avant.

— Oui, dit-il sèchement, mais souvent beaucoup moins honorable. La profession de barbouze : n’a rien de bien enthousiasmant. Non, pour en revenir à ce type une seule solution.

Il faut que je me rende à cette clinique mais je dois trouver un prétexte.

— La petite garce de la réception sera peut-être sensible à votre charme, dit la Mamma, mais moi, je renonce. Elle me considère comme une vieille sorcière.

Au début de l’après-midi malgré la canicule, Kovask pénétra dans le hall de la clinique. Le climatiseur était poussé si bas qu’il frissonnait de froid. La fille en question était rousse, avec un visage agréable, une jupe courte qui laissait voir ses jolies jambes sous sa table de verre. Détail que la Mamma avait oublié de signaler.

— Bonjour, monsieur, que puis-je pour vous ?

— Voici, dit-il en souriant. Je suis un industriel et j’habite Santa Monica. Ma sœur et mon beau-frère doivent venir passer quelques mois chez moi. Ils arrivent du Chili. Ma sœur est enceinte de huit mois et très fatiguée. Je cherche une bonne clinique pour qu’elle puisse se reposer quelque temps avant l’accouchement dans les meilleures conditions possibles. Vous êtes bien une clinique obstétrique ?

— Mais bien sûr, monsieur. Nous sommes surtout spécialisés dans les accouchements. Je vais d’ailleurs vous remettre une documentation et nos tarifs.

Il parcourut ces derniers, s’intéressa aux prix les plus élevés, voulut savoir ce qu’il obtiendrait pour sa sœur pour une somme aussi coquette. La fille rousse se mit en quatre pour le renseigner. Elle trouvait cet industriel de plus en plus sympathique. Il ne portait pas d’alliance et d’après ce qu’elle comprenait il paraissait célibataire. D’ailleurs très effrayé de ses responsabilités de frère et ayant grande hâte de résoudre le problème que lui causait le retour de sa sœur. Et surtout une sœur qui attendait un enfant.

— C’est parfait, dit-il en examinant les photographies des différentes chambres proposées, véritables suites de palace international. Ma sœur sera très bien et mon beau-frère sera heureux.

Il sourit à la jeune fille.

— Voulez-vous me donner votre nom et adresse ? fit-elle. Pour la réservation.

— Je ne suis pas encore décidé. Il faut que ma sœur voie cette documentation mais par contre je suis bien décidé à vous inviter dîner ce soir.

Elle prit un air très sage :

— Et croyez-vous que je dois accepter ?

— Pourquoi pas ? Que diriez-vous du Tropicana ? On y mange bien, on y danse et on peut même se baigner la nuit.

C’était une boîte fabuleuse et elle pensa qu’il allait gaillardement balancer deux ou trois cents dollars pour sa soirée.

— Mon nom est Serge Kovask, dit-il, mais c’est uniquement pour votre usage personnel.

— Moi, Ginger Manheim.

Elle s’excusa avec une légère rougeur :

— Ma mère était une admiratrice de Ginger Rogers.

— Elle avait beaucoup de goût. Ils formaient un couple merveilleux elle et Fred Astaire. J’aime beaucoup ce prénom. Il a quelque chose d’enivrant.

— Hé, fit-elle, vous êtes toujours aussi lyrique ?

— Non. D’accord pour ce soir ? Je passe vous prendre ? Chez vous ?

Elle lui donna son adresse puis accompagna sa silhouette d’un regard ravi. Etait-ce la chance de sa vie ? Un garçon magnifique riche industriel et ayant plus de la trentaine ? Tout à fait le genre d’homme qu’elle aimait.

Lorsqu’il la vit descendre après son coup de sonnette, Kovask ne regretta pas de l’avoir invitée. Elle portait une robe d’un vert agréable, très simple mais qui moulait ses formes à la perfection. Tout de suite, il devina qu’elle ne portait rien en dessous. Il avait loué une Cadillac pour faire bonne mesure et elle apprécia les fermetures électriques, les sièges en cuir, la chaîne stéréo.

Au Tropicana, un peu effarée, elle accepta caviar, foie gras et homard. Plus le Champagne dont les bouteilles défilaient à en perdre le compte.

Elle finissait par danser avec beaucoup de lascivité, comme toutes les femmes présentes d’ailleurs. De la plus jeune à la plus vieille toutes paraissaient en rut dans cet endroit raffiné et elle surprit dans les bosquets fleuris des scènes dignes de revues danoises. A plusieurs reprises tout en dansant ils aperçurent une vieille célébrité de l’écran qui se comportait comme une véritable chienne en compagnie d’un jeune garçon aux cheveux longs.

— C’est dégoûtant, murmura-t-elle sans conviction dans ses bras.

— Vous le pensez vraiment ? fit-il en mordillant son oreille.

Elle roucoula, se serra encore plus contre lui, projetant son ventre contre le sien :

— Oui quand il s’agit d’une vieille peau. Autrement…

Elle accompagna ces paroles d’un regard noyé d’alcool et de désir levé vers lui. Il l’embrassa longuement et elle noua ses bras autour de son cou.

Vers minuit ils remontèrent en voiture.

— Tu m’amènes où ? Chez toi ?

— Hélas, dit-il, ma sœur est assez prude et je ne voudrais pas…

— Allons chez moi… On boira un gin-tonic. J’en ai toujours, forcément, avec mon nom.

Elle riait bêtement mais faisait très bien l’amour. Une fois dans son petit studio elle se déchaîna et voulut à toute force lui prouver qu’elle avait autant de science érotique que la vieille actrice sur le déclin. D’ailleurs elle avait une bouche pulpeuse très douce, très experte et n’en était pas à sa première tentative.

Malheureusement elle s’endormit tout de suite après la deuxième reprise, vaincue par la fatigue et le Champagne. Il dut attendre son réveil pour obtenir ce qu’il était venu chercher.

De le découvrir près d’elle à son réveil, alors qu’elle avait l’habitude de se réveiller seule, les hommes qu’elle ramenait chez elle s’éclipsant comme des mufles au cours de la nuit, la rendit follement heureuse et elle pensa qu’il était vraiment épris d’elle.

— Tu as dû me trouver un peu nymphomane hier au soir mais tu ne peux savoir l’effet que tu m’as fait, dit-elle en le caressant tendrement. Sa main glissait le long du corps musclé de Kovask.

— Non, j’ai trouvé que tu étais formidable, dit-il. Je suis heureux d’être avec toi.

— C’est vrai ?

Elle en béait de joie. Il amena habilement la conversation sur la clinique mais elle l’interrompit pour recommencer des jeux plus intimes. Enfin elle alla préparer du café tandis qu’il prenait une douche.

— Tu vas être en retard pour ton travail.

— Je ne commence qu’à midi aujourd’hui. J’avais prévu le coup.

Tout en déjeunant il lui demanda si la clinique était vraiment aussi sensationnelle que le laissait entendre la documentation.

— Oui, c’est parfait, dit-elle. D’ailleurs nous avons des clientes si exigeantes.

— Si par exemple je connaissais une fille ayant certains ennuis, tu crois que là-bas…

Elle pouffa :

— Bien sûr. C’est trois ou quatre fois par jour que l’on pratique des avortements. Parfois même plus. Mais il faudrait que la fille soit aussi riche que toi car c’est cher. Entre mille et deux mille dollars.

— Bigre ! C’est la seule spécialité ?

Ginger se versa du café et parut ne pas avoir entendu. Il fut intrigué par ce silence, se demandant comment présenter sa question plus subtilement.

— Au fait accepte-t-on les Noirs ? Ma sœur est assez stricte là-dessus.

— Tu peux être tranquille. Il n’y a pas un seul Noir. Pas même une fille de salle ou un homme de peine.

— Bigre, les salaires des Blancs sont bien plus élevés pourtant.

— C’est une question de confiance.

Il prit un air surpris :

— Pourtant je connais d’autres établissements aussi sélects où il y a du personnel de couleur.

Elle chipotait le fond de sa tasse avec sa cuillère.

— C’est une question de confiance, répéta-t-elle.

— Tiens ? pourquoi ?

— Je ne peux pas te le dire, fit-elle en le regardant en face. Oh ! ce n’est rien de répréhensible ou d’illégal mais lorsque nous sommes engagés nous prenons nos responsabilités. D’ailleurs nous sommes très bien payées et j’ai donné ma parole.

— Ah, fit-il en consultant ostensiblement sa montre.

Elle se rendit compte qu’il était fâché, craignit de ne plus jamais le revoir. Elle avait été fascinée par sa situation mais maintenant il lui aurait avoué être sans argent qu’elle s’en serait moqué. Elle le trouvait merveilleux et se sentait prête à l’aimer.

— Tu m’en veux ?

Il lui sourit gentiment comme si elle n’était qu’une enfant.

— Non. C’est très bien de tenir ses paroles. Le secret professionnel est quelque chose de sacré.

— Tu te moques de moi, fit-elle les larmes aux yeux.

— Pas du tout. Maintenant, ma chérie, il faut que je parte. J’ai un rendez-vous important dans une heure.

Rapidement il se leva, enfila son veston, vint l’embrasser sur le front.

— Mais quand se revoit-on ? fit-elle.

Elle paraissait éperdue. Il finit par avoir pitié d’elle, la prit dans ses bras. C’était le bon moment car d’un seul coup elle n’eut plus qu’un désir, lui dire ce qui se passait discrètement dans certaines chambres de la clinique de Santa Monica. Kovask l’écouta avec une indifférence feinte mais dans le fond de lui-même il était stupéfait et vaguement inquiet.

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