CHAPITRE IX

Quelques jours plus tard Billie fit téléphoner à sa sœur qu’elle était fatiguée et qu’elle aimerait bien la voir. Ce fut la voisine qui gardait les enfants qui avertit la gynécologue. Ella décida de passer chez sa sœur entre deux visites, une fois ses consultations terminées. Elle ne s’effrayait pas trop. Sa sœur ne pouvait travailler plus d’un mois sans éprouver le besoin de « tomber malade » et de prendre quelques jours de bon temps. Dès qu’elle avait un peu d’argent devant elle, elle s’imaginait qu’elle était riche et pouvait voir venir.

Il avait fait une chaleur torride sans le moindre souffle de vent et le smog paraissait plus épais, plus asphyxiant que jamais. Ella avait dû faire conduire d’urgence à l’hôpital, afin qu’on la place sous la tente à oxygène, une femme enceinte de six mois. Elle étouffait littéralement au rez-de-chaussée de son immeuble. D’ailleurs une dizaine de personnes rien que pour le ghetto noir avaient dû être soumises au même traitement.

Contrairement à ce qu’elle avait pensé elle trouva Billie au lit, les yeux rouges, avec de la fièvre.

— Je crois que j’ai la grippe, dit-elle, en plein mois de juillet ce n’est pas malin.

— Comment as-tu pris ça ? demanda sa sœur.

— Au Club. Il y avait un gars qui jetait des billets dans la piscine en demandant que les hôtesses et les barmaids sautent. Des billets de cent dollars. J’ai fait comme les autres mais non seulement j’ai pas pu attraper un seul fafiot mais encore je n’ai pas pris le temps de me sécher. Tu comprends tous ces vicelards aimaient que nos robes plaquent sur nos formes. Total j’ai la crève.

Tranquillement Ella sortit des médicaments de sa trousse.

— Tu en as bien pour quelques jours à te remettre. Tu prendras ça, mais garde le lit. Qui s’occupe des enfants ?

— La voisine qui les garde d’habitude. Avec un supplément elle consent à ce qu’ils restent la nuit. Mais ils ne sont pas contents. Surtout Flossie qui voudrait bien revenir ici.

On frappa et tout de suite une jolie fille entra portant un plateau. Ella la reconnut comme étant une locataire de l’immeuble habitant au-dessus de sa sœur.

— Voilà un peu de potage. Et puis un jus d’orange. Il paraît que ça fait du bien quand on est mal fichu. Mon mari qui est égoutier en boit beaucoup. Avec ce temps il paraît que les égouts sont remplis de fumée.

— Je te présente Marina, dit Billie d’une voix mourante, elle s’occupe bien de moi.

— Oh ! c’est la moindre des choses, dit la jeune femme. Je reviendrai avant de me coucher.

Billie but son jus d’orange mais regarda le bouillon d’un air dégoûté :

— Ça ne me dit rien. Mais elle est si gentille, Marina… Tu sais ce qu’elle m’a raconté ? Qu’il y a plusieurs jours une bonne femme est venue. Elle cherchait Petrus Lindson.

— Une fille jalouse ?

Malgré son mal de crâne Billie se mit à rire :

— Non. Une vieille femme, une métisse certainement. Elle racontait que Petrus devait de l’argent à une de ses amies et qu’elle le cherchait. Marina lui a dit qu’il venait chez moi parfois et elle voulait en savoir davantage.

— Une vieille femme métisse ? Avec un grand cabas qui pend de son épaule ?

— Ça, je n’en sais rien. Tu la connais ?

Ella ne répondit pas. Billie n’était pas très au courant de l’affaire. Elle savait qu’on avait enlevé ses enfants pour obliger Ella à faire quelque chose. Puis on lui avait rendu ses gosses et elle n’avait pas osé demander à sa sœur ce qu’elle avait dû accepter. D’ailleurs elle préférait certainement n’en rien savoir. Toujours la politique de l’autruche chez elle.

— Tu as l’air ennuyé. C’est à cause de cette bonne femme ? Tu sais Petrus doit avoir des tas de gens à ses trousses, il doit faire des dupes chaque jour.

Ella s’assit à son chevet et la regarda dans les yeux :

— N’oublie pas que nous sommes sous une menace constante. J’ai eu cette bonne femme dans mon cabinet.

— Tu es sûre que c’était la même ?

— Il y a de grandes chances. Elle est venue se faire ausculter alors qu’elle était en excellente santé. Elle peut passer pour une métisse mais en fait elle a la peau blanche. C’est une Italienne. Lorsque je l’ai interrogée elle ne l’a pas caché. D’ailleurs à la fin de la visite elle était assez décontenancée. Elle voulait me faire dire des choses assez inattendues pour une simple malade.

— Tu crois qu’elle va revenir ?

— Pas chez moi.

— Ici ? s’effraya Billie.

— Pourquoi pas.

— Tu crois que c’est dangereux ?

— Oui.

Billie regarda ailleurs pour proposer :

— Peut-être faudrait-il prévenir Petrus. Moi, je pense surtout à mes gosses. Ce type est à moitié cinglé. S’il se doute de quelque chose c’est à moi qu’il s’en prendra. Je préfère prendre les devants.

— Il dira que tu as commis des indiscrétions.

— Pas forcément. Qu’en penses-tu ?

— Je n’aime pas Petrus, pas plus que son compagnon. Mais nous avons accepté un marché contraintes et forcées. A la moindre erreur nous risquons de le payer cher. Ces gens-là ne plaisantent pas. Ils n’auront aucune pitié et Petrus malgré ses airs de fanfaron est capable de la plus grande cruauté, sois-en certaine. Je ne veux ni ne peux te mettre dans la confidence mais j’ai compris que l’enjeu était très important et que durant des mois nous devrons nous conformer à leurs conditions.

Billie se souvint de ce que Petrus avait dit. Lui aussi avait parlé de mois. Il avait même précisé que jusqu’au début de l’année prochaine elles seraient toujours sous surveillance.

— Alors j’ai raison de vouloir le prévenir ?

— Je ne sais pas, dit Ella… Il faudrait rechercher qui est cette vieille femme, ce qu’elle veut. Je n’en ai pas le temps et il est impossible de demander l’aide de quelqu’un.

— Je ne vais pas faire chercher Petrus mais s’il vient je lui raconterai l’histoire.

Sa sœur avait encore des scrupules mais après tout il s’agissait des enfants de Billie. Elle n’avait pas peur pour elle, se moquait de ce qui pouvait lui arriver mais ces enfants qu’elle avait mis au monde étaient un peu les siens.

— Faisons ainsi, soupira-t-elle. Ça ne m’emballe pas de jouer les mouchardes, mais nous vivons dans un monde sans pitié. Il nous faut essayer de survivre en évitant de trop réfléchir.

— S’il s’agissait de la police ? Le F.B.I. ? Tu crois qu’ils utilisent des auxiliaires de cette sorte ?

— C’est possible.

— Si nous prévenons Petrus ne vont-ils pas nous faire disparaître toutes les deux ? Une fois mortes nous ne pourrons plus rien dire.

— Tu as raison, dit Ella. Il faudrait quand même prendre nos précautions.

— Comme dans les polars, écrire chacune une lettre qui raconte ce qui s’est passé et confier cette lettre à quelqu’un. Un homme de loi par exemple, un solicitor.

— C’est une bonne idée, dit Ella. Tu vas rédiger la tienne, et moi, je ferai ensuite la mienne. Je les placerai dans deux enveloppes différentes que je glisserai dans une plus grande. Je connais un solicitor. Dès que tu rencontreras Petrus tu le mettras au courant. Nous lui montrons ainsi notre bonne volonté mais aussi que nous ne sommes quand même pas des idiotes.

Billie ferma les yeux. Elle haletait autant d’appréhension que sous l’effet de la fièvre.

— Je ne sais pas si j’oserai. Si tu pouvais être là… Je pourrai te téléphoner dès qu’il se montrera.

Une fois de plus elle devait prendre toutes les responsabilités. Billie serait toujours une enfant incapable de s’affirmer. Elle devait s’y résigner.

— Bien. C’est entendu. Mais tu vas écrire cette lettre, donner des précisions sur l’enlèvement des enfants, sur les détails qu’ils ont pu te donner lorsqu’ils sont revenus.

— Les pauvres choux ils ne savaient pas grand-chose. J’ai compris qu’ils étaient dans une maison avec un bassin dans lequel ils pouvaient se baigner sans danger, que c’était une femme blanche qui s’occupait d’eux avec gentillesse. On leur a fait manger beaucoup de fruits et j’ai pensé que la maison devait être entourée de vergers.

— Ecris tout cela.

— Je suis si fatiguée.

— Fais un effort.

Lorsqu’elle eut écrit deux feuillets Ella les enferma dans une enveloppe qu’elle cacheta.

— Il faut que je parte maintenant. J’ai quelques visites à faire.

Elle l’embrassa et quitta la maison. Tout en roulant elle songeait à la vieille dame. Elle n’avait aucune haine contre elle et pensait que c’était une brave femme mais elle ne pouvait prendre le risque au sujet des enfants.

* * *

Lorsqu’il se réveilla ce matin-là, Petrus Lindson resta quelques minutes hébété. Il avait fait des rêves désagréables auxquels Diana Jellis était mêlée. Il se souvenait mieux maintenant et frissonna. Diana lui crevait les yeux avec des aiguilles à tricoter tandis que Moron et Mel Santos le tenaient. Il grimaça et quitta son lit pour se raser. Au début de l’opération il avait eu affaire à Moron et à ses hommes. Un soir du mois de mai ils l’avaient coincé dans un quartier désert pour lui poser quelques questions. Pourquoi il était revenu dans le quartier, comment il gagnait sa vie. Il avait prétendu qu’il jouait aux courses. Puis on l’avait interrogé sur ces hommes inconnus mais très élégants qu’on avait signalés dans le ghetto noir.

— Ils venaient de Harlem, répondit-il. Ils voulaient installer un central local pour les courses et les paris de toutes sortes mais ils ont vite renoncé. Je leur servais de guide. Ils m’ont payé mais l’affaire ne s’étant pas réalisée nous nous sommes séparés.

Moron l’avait alors pris par le col de sa veste :

— Ecoute-moi, Petrus. Je ne sais pas ce que tu mijotes mais tiens-toi à l’écart des groupes politiques. Que je n’apprenne pas que tu intrigues ou que tu essayes de recommencer comme en 65.

— Dites donc, on dirait qu’à moi seul j’ai soulevé tout le quartier, protesta-t-il.

— Non. Mais tu as profité de la situation pour t’emplir les poches et faire accomplir à des pauvres types ce que tu avais peur de faire toi-même. Tiens-le-toi pour dit.

— Moi faire de nouveau de la politique, avait-il répliqué avec mépris ? Merci bien. Je ne suis pas prêt de m’y laisser prendre une fois de plus.

— Dans ce cas, tu vivras longtemps, avait conclu Moron.

Depuis il n’avait jamais digéré cette humiliation. Parfois lorsque quelqu’un lui tapait sur l’épaule dans un bar ou dans la rue il sursautait avec terreur et portait la main à sa ceinture pour y prendre le petit Colt à crosse de bois qui ne le quittait plus. Il avait redoublé de prudence et au bout de deux mois, bien que n’ayant rien oublié de sa haine, il respirait un peu mieux. Et maintenant il venait de faire ce rêve stupide.

Petrus était superstitieux. Il croyait aux signes, aux avertissements mystérieux et aux rêves. Pour un peu il serait allé consulter un mage ou une diseuse de bonne aventure au sujet de ce rêve étrange et terrifiant mais il décida de se montrer prudent. Et pour être certain qu’il ne risquait rien il lui fallait accentuer sa pression sur les sœurs Ganaway et Stewe Score. D’eux dépendait sa sécurité.

Malgré sa hâte il choisit avec soin un costume bleu clair à rayures blanches, opta pour une cravate rouge à rayures blanches également et quitta sa chambre. Il voulait arriver à temps chez Billie avant qu’elle parte pour son travail. Il lui ferait l’amour, lui ferait confectionner son breakfast. Il avait faim.

Il fut étonné, en arrivant chez la jeune femme, de trouver le living désert.

— Billie ?

Malgré tout, il se méfiait et ce fut la main sur la crosse de son Colt qu’il ouvrit la porte de la chambre. Billie dormait dans le milieu du lit, les cheveux épars et formant des tire-bouchons. Ces cheveux qu’elle avait tant de mal à décrêper formaient de nouveau une grosse masse moutonneuse autour de son visage luisant de sueur. Il eut peur, crut qu’elle était mourante.

Ella se réveilla en sursaut et eut du mal à cacher sa frayeur. Petrus nota cette réaction avec méfiance.

— On dirait que tu viens de voir le diable. Que fais-tu dans le lit au lieu de te préparer à aller au travail ?

— Je suis malade, grippée.

Il prit son poignet, constata qu’elle avait de la fièvre. Il passa une langue concupiscente sur ses lèvres épaisses.

— Tu es brûlante, hein ? Par tout le corps ?

Billie le regarda avec appréhension. Elle était si mal qu’elle n’avait pas envie de faire l’amour mais Petrus pensait différemment. Il commença à retirer sa veste, sa chemise. Lorsqu’il fut nu s’exhibant avec une obscénité complaisante elle fut quand même troublée. Il se glissa entre les draps, gloussa :

— Une vraie fournaise et je crois que je vais trouver un véritable petit volcan.

Il l’écrasa sous lui, l’écartela d’un genou puissant et se ficha en elle. Elle le subit dans une sorte de rêve éveillé, finit par creuser ses reins et par animer leur union, en perdant le souffle, sentant qu’un plaisir brutal allait la faire hurler. Lorsqu’il l’irrigua longuement elle ne put se retenir.

Tout aussi rapidement il se leva, s’habilla.

— Tu as quelque chose à manger ?

Elis ouvrit un œil lourd. Elle aurait voulu dormir comme une masse.

— Dans le frigo peut-être.

Il ne trouva qu’un peu de pâté, se prépara des sandwiches et du café. Il ne pensa même pas à lui en proposer lorsqu’il apporta le plateau dans la chambre.

— Hé ! tu dors ?

A nouveau elle fit l’effort d’ouvrir les yeux. Elle devait le mettre au courant.

— Petrus il faut que je te dise…

Il attendait en mastiquant bruyamment :

— Alors ?

— Une vieille femme est venue se renseigner sur toi, sur moi. Puis elle est allée chez ma sœur pour passer une visite mais Ella dit qu’elle faisait semblant d’être malade.

La réaction de Petrus l’épouvanta. D’un geste il balaya le plateau posé devant lui. La tasse de café vola vers Billie qui reçut le liquide brûlant sur le visage et hurla de douleur. Il se jeta sur le lit, prit le drap à deux mains et lui bloqua la gorge au point que ses yeux s’exorbitèrent et qu’elle commença d’étouffer.

— Quelle vieille femme ? De qui parles-tu ? Réponds ou je te tue.

Elle crut vraiment qu’elle allait mourir et elle lança sa main au hasard, crocha une oreille dans laquelle elle planta ses ongles longs. Il poussa un cri, la lâcha pour se mettre à danser sur un pied, une main en coquille sur son appendice douloureuse. Lorsqu’il regarda ses doigts ils étaient pleins de sang.

— Salope !

Il disparut pour aller mettre de l’eau fraîche sur ses blessures, revint avec un linge humide sur le côté gauche de la tête. Billie s’était levée, essayait maladroitement de s’habiller pour fuir. Le corps nu de la jeune femme le fit ricaner. Il lui donna un coup de pied en direction du ventre mais elle l’esquiva. Elle essaya de fuir vers la porte mais il la bloqua au passage, lui fit une clé au bras et la maintint sur le lit, le visage enfoncé dans les couvertures, les fesses tournées vers lui.

— Quelle vieille femme ?

— Je n’étais pas là, haleta-t-elle… C’est une voisine que m’a dit. Elle pose des questions sur toi. Elle a l’air d’une métisse mais il paraît que c’est une Italienne. Avec un grand cabas.

Il lui arracha une poignée de cheveux en même temps qu’il enfonçait sa tête dans le lit pour étouffer ses cris. Puis il lui mordit cruellement les fesses au sang, ce qui l’excita prodigieusement. Tout en la maintenant il ouvrit son pantalon et s’écrasa sur elle une nouvelle fois tandis qu’elle hurlait de douleur car il la déchirait bestialement. Il se calma, l’abandonna pour se rajuster.

Elle se redressa à quatre pattes, se réfugia dans le coin du lit, terrorisée, le regardant avec des yeux pleins de haine et de peur.

— Comment sais-tu que ta sœur l’a vue également ?

— Elle est venue hier soir.

— Qui est cette vieille ?

— Nous ne savons pas.

Puis elle découvrit le pistolet qu’il replaçait à sa ceinture. Pour l’instant il le tenait à la main, l’arme étant tombée sur le tapis alors qu’il possédait Billie.

— Non, dit-elle, ne me tue pas… Nous avons pris nos précautions Ella et moi.

Il se figea, plissa ses yeux de fauve. Ainsi son regard affolait moins, se stabilisait, sinon ses deux yeux roulaient dans tous les sens, accroissant encore son effrayante apparence physique :

— Des précautions ?

— Deux lettres. Une écrite par moi, une par elle. Ce matin elle les a déposées chez un solicitor. Si jamais tu nous tues ou si nous mourons il les ouvrira.

Durant une minute il lutta contre un instinct sauvage délirant. Il se voyait en train de lui ouvrir le ventre et de lui enrouler ses intestins autour du cou. Le rêve ne l’avait donc pas trompé, c’était bien un avertissement et il ne devait pas se laisser aller à commettre un acte dangereux pour lui.

— Deux lettres hein ? Sales putains !

Billie voulut se rebiffer :

— Ella n’est pas une putain.

Il se rua sur elle, commença à la gifler avec une violence telle qu’elle crut que sa tête allait se détacher et voler à travers la pièce. Mais elle évita de hurler ce qui n’aurait fait qu’exciter son bourreau. Il finit par la laisser tandis qu’elle s’écroulait en sanglotant.

— Salope !

Tournant les talons il se précipita dehors, remonta au volant de sa Chrysler jaune. Il lui fallait voir la gynécologue au plus vite. Il était peut-être temps de l’empêcher de remettre ces lettres. Et puis il voulait en savoir plus long sur cette vieille femme.

Satisfait il aperçut la petite Simca de la doctoresse devant sa porte. Il se précipita dans l’escalier, enfonça le bouton de la sonnette.

Le matin Ella Ganaway était seule chez elle. L’aide médicale ne venait que vers midi et aussi une femme de ménage qui mettait de l’ordre et préparait un peu de nourriture que la jeune femme trouvait dans le frigo.

Elle pensa qu’il s’agissait d’un mari affolé venant la chercher pour sa femme sur le point d’accoucher. Lorsqu’elle ouvrit et vit le visage convulsé de Petrus elle voulut lui pousser la porte au nez mais il la refoula avec force, la claqua d’un coup de talon.

— Les lettres, dit-il. Billie m’a raconté ce que vous vous apprêtiez à faire.

— Sortez, dit-elle, sortez ou j’appelle.

— Il n’y a plus que des femmes dans cette maison. Les hommes sont en train de palabrer devant le bar du coin.

C’était vrai.

— Je suis allée porter ces lettres ce matin.

Il la gifla à la volée, la projetant à terre. Sa robe de chambre s’ouvrit entièrement sur ses longues jambes, son ventre plat où brillait sa toison luxuriante. Il regretta d’avoir gaspillé ses forces avec Billie. Il aurait volontiers violé sa sœur qui était beaucoup plus belle que la petite dodue. Elle se releva, se hâtant de cacher sa nudité. Ce regard sur son ventre l’avait troublée et elle se sentait soudain en situation d’infériorité devant cette force brutale. Il ne fallait pas qu’il s’en doute. Et alors qu’il se croyait le plus fort elle le gifla dans un aller et retour très sec.

— Nous sommes quittes, dit-elle sèchement.

Mais elle venait de déchaîner Petrus qui se jeta sur elle, la frappa avec son poing au menton. A moitié groggy elle vacilla sur ses jambes. Il la saisit aux cheveux et la tira derrière lui, pénétrant dans la cuisine. Elle serrait les dents, les yeux pleins de larmes mais n’aurait crié pour rien au monde. Il ouvrit un tiroir, un autre, les jetant ensuite sur le carrelage jusqu’à ce qu’il trouve un long couteau de cuisine. Il le prit de la main droite, souleva sa victime par les cheveux à bout de bras. Puis il mit la pointe du couteau sur le ventre à nouveau découvert :

— Tu sais ce que c’est une césarienne, hein ? Où sont les lettres ?

— Je les ai remises au solicitor. Je suis sortie très tôt ce matin.

— Non.

D’un sourire méchant il désigna le collant et le slip qui séchaient sur le radiateur du chauffage central :

— Tu n’es pas sortie. Tu les laves chaque soir et les remets le lendemain. Où sont les lettres ?

Il la piqua avec la pointe du couteau un peu en dessous du nombril. Malgré ce qui s’était passé avec Billie il sentait renaître son désir et cette puissance sexuelle le rendait ivre de fierté. N’avait-il pas une fois fait l’amour six fois dans une seule journée ? Il se sentait le plus fort.

— Les lettres ?

Ella lut sa mort dans ces yeux mobiles et affolants. Elle y lut aussi la montée d’un désir forcené.

— Dans mon sac… Sur le lit de ma chambre… J’allais sortir.

Petrus la traîna derrière lui pour vérifier ses paroles, la lâcha avec un grognement de joie en voyant le sac. Il l’ouvrit, en sortit la grande enveloppe pliée en deux, la déchira, pour prendre les deux enveloppes plus petites.

Lorsqu’il se retourna Ella tenait à la main un scalpel effilé comme une lame de rasoir. Sans le savoir elle avait choisi l’arme qui seule pouvait faire reculer Petrus. Il avait peur des rasoirs, des couteaux lorsqu’un autre que lui les maniait. Dans sa jeunesse il avait failli être égorgé par un gang de jeunes, avait serré entre ses doigts la lame d’un rasoir à manche. Depuis il portait encore les cicatrices. Il se souvenait de ces quatre doigts à moitié sectionnés, de ce sang qui giclait et qui avait même affolé son agresseur. Il recula vers le mur.

— Sortez, sortez vite sinon je ne sais pas ce que je vais faire, dit-elle d’une voix retenue, rauque. Il eut l’impression d’entendre feuler une panthère.

— Ecoutez, dit-il en passant sa langue sur ses lèvres sèches…

Il pensait à son Colt mais c’était trop dangereux de tirer dans cette maison. Il n’en sortirait pas. Il avait les lettres et pour l’instant, c’était l’important.

— Je m’en vais, dit-il, mais ne recommencez jamais à vouloir écrire ce genre de lettre…

— Partez.

Elle s’approchait et le scalpel nickelé jetait des lueurs inquiétantes. Il reculait, s’embrouillait les jambes, faillit même tomber. Sans savoir comment il se retrouva dans le couloir, ouvrit la porte sans oser lui présenter son dos. Il savait qu’une personne exaspérée peut profiter d’un tel mouvement pour oser tuer.

La porte s’ouvrit et il continua de reculer jusqu’à ce qu’il soit sur le palier. Ella repoussa la porte, tourna le verrou. Puis elle jeta le scalpel avec dégoût. Jamais comme dans ces dernières minutes elle n’avait éprouvé le besoin de tuer, de tuer sauvagement en tranchant la gorge de cet homme. Il ne saurait jamais combien il avait été à deux doigts de mourir lorsqu’il était en train d’ouvrir son sac pour y prendre l’enveloppe. Elle se dégoûtait profondément et se dirigea avec accablement vers la salle de bains. Elle avait les yeux rouges parce qu’il lui avait tiré les cheveux et une petite douleur cuisante au-dessous du nombril. Elle y écrasa une petite goutte de sang. Son menton lui faisait mal et paraissait gonfler à la suite du coup de poing. Elle n’aurait jamais cru un homme capable de tant de sauvagerie, sauvagerie qui avait fini par trouver un écho en elle, ce qui la troublait encore plus. Comme l’avait troublée le désir de ce tueur.

Furieux, des idées de meurtre dans la tête, Petrus roulait à l’aveuglette. Il ne savait plus ce qu’il faisait et faillit griller un feu rouge. Un cop noir le menaça de son doigt levé et il se calma d’un seul coup. Ce n’était pas le moment de se faire interpeller. Il avait une arme et pas d’autorisation. Et puis aussi ces deux lettres qu’il n’avait pas encore détruites.

Il roula jusqu’à ce qu’il arrive dans la partie de Watts non reconstruite depuis 65. Il descendit de voiture, alluma une cigarette et regarda autour de lui. Les ruines étaient envahies par des clochards, des hippies, des chiens et des rats. Il s’enfonça entre les murs écroulés, trouva enfin un endroit tranquille. Il ouvrit les enveloppes. Chacune des femmes expliquait ce qui s’était passé au mois de mai, dans quelles conditions elles avaient été forcées d’obéir. Les dates étaient précises ainsi que le détail.

Ce qui fit dresser ses cheveux nouvellement courts sur sa tête ce furent les souvenirs des enfants, de la petite fille Flossie. Elle décrivait avec fidélité l’endroit où elle avait été retenue, avec son frère, durant plusieurs jours, parlait de la dame blanche, blonde et qui avait des dents en or. Petrus connaissait cette femme, cette maison réellement entourée de vergers et dotée d’un petit bassin d’eau pour les enfants. Il jura entre ses dents puis mit le feu aux feuillets, veillant à ce qu’ils brûlent entièrement avant de disperser les cendres dans les ruines. Il brûla également les trois enveloppes.

Il s’était laissé emporter par sa rage et avait oublié de demander des précisions sur cette vieille Italienne au grand cabas à Diana Jellis. Il regrettait de s’être montré aussi violent ce qui avait rendu impossible toute discussion avec la gynécologue. Mais il était certain de les avoir suffisamment épouvantées, elle et sa sœur, pour qu’elles ne recommencent plus le coup des lettres. Devait-il avertir Simon Borney de cet incident ? Etait-ce bien utile ? Bien prudent, alors qu’il était le seul maillon entre les deux sœurs et Simon Borney ? Lui disparu, on ne le retrouverait jamais. Mieux valait se taire.

Revenu dans sa voiture il ne démarra pas tout de suite. Il arrangea sa cravate, examina son oreille où apparaissaient les quatre coups de griffe de Billie. D’ailleurs elle était douloureuse et le sang battait dans une veine. Il songeait à Ella, à ses longues cuisses rondes, à son ventre luisant. Un jour il reviendrait chez elle et si elle ne voulait pas de lui la violerait longuement.

Загрузка...