La salle n’en finissait pas d’applaudir, de crier, de siffler. Le vacarme devint même si fort que le directeur du cinéma du quartier où se tenait la réunion craignit pour ses vieux fauteuils délabrés. Debout devant l’écran, longue et belle dans sa longue tunique blanche brodée de motifs rouges et noirs Diana Jellis souriait à ses partisans. Elle avait parlé pendant une heure, sans effort, sans mots compliqués mais sans chercher ses phrases. Les ovations montaient vers elle, la laissant indifférente en apparence mais un observateur placé près d’elle aurait pu surprendre les tressaillements de sa peau noire, les ondes profondes qui la parcouraient, le léger frémissement de ses lèvres rondes.
Depuis les coulisses Mel Santos ne la quittait pas du regard. Il sentait tout cela chez la jeune femme. Il était d’ailleurs le seul à le percevoir parce qu’il la connaissait bien, l’aimait depuis longtemps et partageait sa vie. Quant aux autres, ceux que les Blancs hostiles appelaient la « clique » à Diana, ils ne connaissaient pas tellement la nature profonde de la jeune femme. Certes ils la savaient passionnée, courageuse jusqu’à la témérité, nais aucun ne se doutait de sa sensibilité, de ses émotions secrètes.
Diana Jellis s’inclina légèrement, agita la main en signe d’adieu et se dirigea vers son ami. Elle marchait lentement comme si elle relevait de maladie. Mel Santos savait qu’une heure de discours enflammé l’épuisait et la rendait aussi faible qu’une convalescente. Leurs yeux se rencontrèrent et ils se sourient.
Pourtant devant le tumulte que créait son départ elle dut revenir saluer une dernière fois la foule. Il y avait là près de mille Noirs hommes et femmes. Beaucoup de jeunes bien sûr mais aussi des gens plus âgés et depuis quelque temps Diana Jellis notait qu’elle touchait les gens de quarante ans et plus. Phénomène récent et encore impensable six mois auparavant.
Mel lui tendit le verre d’eau glacée qu’elle but d’un trait, essuya son visage légèrement moite de transpiration.
— Ça allait ? demanda-t-elle.
— Parfait.
Comme n’importe quelle vedette du show-business elle s’inquiétait de sa prestation mais dans un but non commercial évidemment. Si on avait fait une quête c’était pour aider les internés politiques, les institutions noires, les différents services sociaux qui se créaient un peu partout jusque dans le moindre village.
— Il y en a qui veulent vous voir, vint leur dire Moron l’un des gardes du corps de la jeune femme.
— Non, pas ce soir, répondit Mel Santos. Diana est fatiguée.
— Ils sont à côté, fit Moron avec un air ennuyé.
— Je vais quand même y aller, dit la jeune femme.
Ils voulaient simplement lui serrer la main, lui parler de leur propre existence, de leur misère. Une grosse femme se jeta à son cou, lui embrassa la joue et se mit à sangloter nerveusement. Diana la consola, répondant aux autres tout en écoutant le récit de cette femme qu’elle tenait par le cou. Son mari avait été tué dans un accident du travail et l’employeur prétendait qu’il n’avait jamais travaillé pour lui. Il était impossible de prouver le contraire.
Diana se retourna pour appeler Mel de la main :
— Ecoute ça. Peut-on faire quelque chose ?
Mel était avocat spécialisé dans les conflits du travail et les libertés politiques. Il se mit à prendre des notes et Diana lui abandonna la grosse femme.
Plus loin c’étaient d’autres plaintes, d’autres récits tout aussi pitoyables. Le délégué local avait déjà constitué un dossier épais mais bien des gens venus en simples curieux à la réunion avaient été conquis par la jeune femme et venaient exposer leurs problèmes particuliers. Il y en avait qui voulaient aussi s’engager dans l’action, faire quelque chose pour que la condition des Noirs évolue. Ils venaient de découvrir le Black Power et étaient encore galvanisés par tout ce qu’ils avaient entendu au cours de la soirée.
Vers minuit ils reprirent le chemin de Los Angeles en suivant la route du bord de mer, la 101. Devant eux roulaient la Chrysler avec trois gardes du corps. Leur voiture, conduite par Moron, suivant à cinquante mètres. Mel Santos se trouvait à l’avant tandis que Diana allongée sur la banquette arrière essayait de récupérer.
— Attention, transmit la première voiture par talky-walky, il y a un barrage de flics devant nous.
Ils y étaient habitués. En général les flics du pays visité par Diana n’osaient intervenir dans le centre de la ville et se vengeaient en bloquant la chaussée. Ils en avaient pour des heures de vexations et de pourparlers.
Un gros shérif au visage rusé se pencha vers Moron qui venait de descendre la vitre.
— Les papiers de la voiture, demanda-t-il.
Il leur jeta un coup de sa torche électrique, les garda à la main et éclaira l’intérieur du véhicule. Diana, allongée à l’arrière, la nuque sur l’appuie-coude, le dévisagea calmement.
— Veuillez sortir, dit le policier. Nous devons fouiller la voiture. On nous a signalé que vous transportiez de la drogue.
— Très bien, dit Mel Santos. Mais où attendrons-nous pendant ce temps ? Mademoiselle est malade, très malade. Il lui faut un endroit chaud pour ne pas aggraver son cas.
Le shérif grimaça et grogna :
— C’est bon, elle peut rester dedans.
Devant, la Chrysler était également fouillée de fond en comble. Les gardes du corps étaient tous contre la voiture de patrouille, les bras levés, les mains appuyées sur le toit. Un policier palpait leurs vêtements.
Durant ce temps plusieurs voitures passèrent sans la moindre difficulté. Mais l’une d’elles s’immobilisa sur le bas-côté et des jeunes gens blancs en sortirent.
— Bravo, chef, dit l’un d’eux, un grand blond très joli garçon qui souriait cruellement. Je dirai à mon père que vous étiez encore debout à minuit. Vous avez trouvé quelque chose ?
— Non. Pas pour le moment.
— Dommage, fit le garçon. Où elle est, la sorcière ?
Le shérif désigna le fond de la voiture et le garçon colla son visage à la vitre. Diana ne dormait pas et le regarda si intensément qu’il ne put le supporter.
Ses compagnons, deux garçons et deux filles, ricanaient en regardant Mel Santos que les policiers fouillaient.
— Tu as vu sa gueule ? C’est le mac de la tigresse. Paraît qu’elle fait des passes à deux dollars.
— Tu n’y es pas, dit une fille qui enfonçait frileusement ses mains dans les poches de sa veste en fourrure, un dollar et dix cents.
Elle portait une mini-jupe qui découvrait toutes ses jambes et avait un petit air souffreteux.
— Ils ont trouvé un drôle de racket, fit un autre garçon. Les pauvres négros leur filent du pognon au cours des quêtes. Paraît qu’ils sont pleins aux as. Chaque soir ils raflent ainsi quelques centaines de dollars. Pas si mal, hein ?
Mel Santos restait impassible, comme ses amis d’ailleurs. Ils avaient l’habitude. En aucun moment il ne fallait répondre à la provocation, jamais. Sinon les policiers en profiteraient pour leur coller une inculpation.
Les jeunes garçons continuaient de faire des réflexions et le shérif guettait les réactions de ses supporters lorsqu’il fronça le sourcil. Un bruit lointain venait chatouiller son oreille. Il regarda vers l’agglomération et vit les nombreux phares qui luisaient.
— On dirait un convoi, murmura-t-il. Qu’est-ce que c’est que ça ?
L’une des filles commença à s’inquiéter elle aussi et attira l’attention des garçons. Le convoi se rapprochait toujours et il se composait d’une trentaine de véhicules qui faisaient un bruit terrible. Rien que des moteurs essoufflés.
— Merde, dit un flic, on dirait que tous les vieux tacots se sont donnés rendez-vous ici.
— Hé, lança un garçon en se dirigeant vers la voiture. Si vous voulez mon avis il vaut mieux filer. Voilà les Rats qui rappliquent.
Mel Santos nota l’inquiétude des policiers tandis que la voiture des voyous dorés démarrait sur les chapeaux de roues en direction de Los Angeles. Pas question pour eux de retourner chez eux et de croiser le convoi.
La première voiture s’arrêta au barrage et toutes les autres en firent autant. Un grand Noir fut le premier à sauter à terre. Il souriait largement de toutes ses dents. Il porta la main à son chapeau de toile, salua respectueusement le shérif :
— Bonsoir, chef.
Ce dernier regardait, les mâchoires crispées, tous ces Noirs qui descendaient de voiture et approchaient. Ils étaient au moins cent, peut-être plus.
— On dérange pas, chef ? On voulait simplement dire un dernier bonsoir à nos amis de Los Angeles. Voir si tout allait bien pour eux. La route est mauvaise depuis quelque temps.
D’un seul coup les policiers, trois en tout, venaient de se rabattre vers le shérif.
— Dites donc, chef, que faut-il faire ?
— Du calme, fit ce dernier entre les dents, mais sa pâleur démentait ses paroles. Surtout pas de gestes suspects.
Lui-même croisa ses bras sur sa poitrine et interpella le grand Noir d’une voix qu’il essayait d’affermir.
— Dire au revoir à vos amis ? Alors faites vite car vous obstruez la voie publique.
— Oui, chef, merci, chef, dit le grand Noir. Vous venez vous autres ?
Ils n’en finissaient pas de venir. Certainement plus de cent, peut-être cent cinquante entassés dans trente voitures pour venir jusque là.
— Je me demande, dit le chef, qui a bien pu les prévenir…
— Sont organisés, murmura un de ses hommes. On m’avait bien dit que dans le Nord un coup pareil s’était passé mais je ne voulais pas le croire.
Le grand Noir serrait la main de Mel Santos comme s’il voulait lui décrocher le bras.
— On veillait au grain, lui confia-t-il avec des clins d’œil farceurs. Sur dix kilomètres on avait disposé des guetteurs avec des vélos. En coupant à travers les vergers ils sont venus nous prévenir. Vous comprenez, on connaît notre shérif et les gens du coin. On savait bien qu’il essaierait de faire quelque chose.
— Merci, dit Mel, c’est formidable.
Diana Jellis sortit de la voiture et vint embrasser le grand diable sur les deux joues. Dégoûté, le chef de la police se dirigea vers la voiture de patrouille, s’installa à l’avant d’un air furieux.
— On rentre alors ?
— Que voulez-vous faire d’autre ? Ces types-là sont prêts à tout. Inutile de provoquer une émeute.
Diana tirait sur le champ la leçon de cette victoire et tous l’écoutaient en silence.
— Vous voyez que la violence est payante, dit-elle. Votre manifestation de ce soir était sympathique, gentillette mais, s’il n’y avait pas eu Watts, Chicago et toutes les émeutes passées, croyez-vous que le shérif se serait laissé faire ? Seulement il a eu peur et a préféré filer. Souvenez-vous-en pour l’avenir. De temps en temps il faut une flambée dont on se souvienne des années.
— Pourquoi pas la violence continue ? lança un jeune garçon avec audace.
— Parce qu’elle n’est pas payante à la longue. Elle lasse tout le monde. Si vous accumulez émeutes, incendies, grèves, vos propres amis finiront par s’en dégoûter. L’opinion ne suivra plus. Surtout dans un pays comme celui-ci.
— Que voulez-vous à la fin, riposta le jeune homme, attirer la sympathie des Blancs ?
— Pas du tout mais j’estime inutile d’être constamment dans la rébellion ouverte. Nous devons vivre aussi. Il y a des gosses à élever, à nourrir…
— On peut le faire en pillant les grands magasins. Pourquoi eux y auraient droit et pas nous ?
— Tant que les gens sont indignés, je parle des Blancs, nous ne risquons rien. Mais si un jour ils basculent dans la plus grande majorité, dans le camp des policiers, nous sommes perdus. Ne l’oubliez pas.
— Perdus pour perdus pourquoi pas le tenter ? dit encore le jeune homme.
Diana sourit et se dirigea vers la voiture après avoir agité la main.
Ils roulaient depuis un moment lorsque Mel se tourna vers elle :
— Tu dors ?
— Non. Je pense à la réflexion de ce jeune garçon. Crois-tu que je veuille attirer la sympathie des Blancs ?
— Tu ne fais rien pour cela, dit-il. Mais tu sais il y a toujours des gens pour nous trouver tièdes.
— Oui, mais c’est la première fois qu’un jeune me lance ça au visage, dit-elle soucieuse. J’ai peut-être eu tort de vouloir rencontrer ce vieux sénateur.
— Cela ne t’engage à rien.
— Oui, mais est-ce que les autres le comprendront ? N’y verront-ils pas le signe d’un compromis avec le pouvoir blanc ?
— C’est lui qui t’a proposé cette rencontre.
— J’aurais dû la refuser.
— Nous en avons discuté longuement, lui rappela-t-il. Tu as accepté, en définitive.
— Oui, soupira-t-elle en s’allongeant.
Bientôt ils atteignirent Los Angeles puis pénétrèrent dans le quartier de Watts. Diana s’était endormie dans la dernière partie du trajet et elle fut surprise lorsque Mel la réveilla. Ils habitaient un appartement au premier étage d’un vieil immeuble. Seul Moron avait une chambre directement chez eux, les autres gardes du corps habitant sur le palier. En principe Diana ne risquait rien au sein du ghetto noir mais rien n’empêchait leurs ennemis d’embaucher un tueur noir qui pourrait parvenir jusqu’à elle.
— J’ai faim, dit-elle. Vous voulez quelque chose vous autres ?
Ils voulaient. Elle prépara des œufs avec du bacon, fit du café pas trop fort pour pouvoir dormir ensuite. Elle apportait l’immense plat sur la table lorsque le téléphone sonna. Mel décrocha et n’interrompit son correspondant que très rarement.
— Merci, dit-il.
Lorsqu’il revint il paraissait songeur.
— Qu’y a-t-il ?
— Un informateur me signale la présence d’une bande de types qui ne sont pas du quartier.
— Des Noirs ?
— Bien sûr, mais élégants et au teint très sombre.
Sans s’émouvoir Diana commençait à partager les œufs et le jambon.
— Des Africains ? demanda-t-elle.
— Il semble.
— Nombreux ?
— Au moins quatre. Et on a vu Petrus Lindson avec eux.
Elle posa la fourchette sur ses œufs et se versa un grand bol de café qu’elle buvait sans sucre. Ils comprirent que le nom de Petrus Lindson mêlé à cette affaire l’inquiétait.
— Il avait disparu depuis plusieurs années. En 1970, il avait essayé de soulever de nouveau le quartier mais les gens se méfiaient de lui, dit-elle. Il a appartenu à diverses formations et on l’a souvent considéré comme un mouchard et un indicateur.
— Exact, dit Moron. Il a même failli se faire descendre par les Blacks Muslims mais il a réussi à sauver sa peau je ne sais comment. Le personnage est douteux. En même temps c’est un provocateur né. Durant les émeutes de 65 on le voyait partout. Il a fait du bon travail. Du trop bon travail même. On affirme qu’il s’est rempli les poches dans certaines boutiques pillées. Il allait directement à la caisse lui, pas vers les boîtes de lait ou les paquets de biscuits.
Ils mangèrent en silence puis allumèrent des cigarettes.
— Faudrait peut-être le retrouver, dit Mel Santos.
Moron hocha la tête, se tourna vers ses hommes :
— Personne n’a de tuyaux ?
— On pourra en savoir plus long demain matin, dit l’un d’eux. Maintenant il serait peut-être malsain d’aller faire des recherches.
— Tu as raison, dit Moron. Mais je suis curieux de savoir qui sont ces types. Normalement, s’il s’agit d’une délégation d’un pays africain, ils auraient dû chercher à te rencontrer.
Il se tournait vers Diana Jellis.
— Pas forcément, fit-elle en tirant sur sa cigarette la tête un peu penchée.
— En ce moment tu es le centre d’intérêt de Los Angeles et des U.S.A. pour toute la population noire.
C’était si vrai qu’elle devait se rendre à New York à l’O.N.U. pour rencontrer chaque mois les délégués des pays africains et des pays d’Asie, mais ces derniers venaient rarement dans les ghettos noirs voir comment vivaient leurs frères de race.
— Il s’agit peut-être de gangsters, dit Moron. J’ai entendu parler qu’une organisation noire parallèle à la Maffia s’était constituée sur la côte Est. Possible qu’ils essayent de s’étendre dans le coin.
— De toute façon il faudra veiller au grain, dit Mel Santos. On ne va pas laisser ces gars s’installer dans le coin.
Il vida sa tasse de café, se leva.
— Maintenant on va aller se coucher. Demain nous avons du boulot. Il faut passer à l’imprimerie pour la mise en page du journal. Il y a aussi des tracts à préparer au sujet des deux Noirs assassinés à San Francisco.
— A demain, dit Moron.