CHAPITRE X

Ayant emprunté la petite voiture de la Mamma il arriva devant l’entrée des anciens studios d’une célèbre compagnie, vers 11 heures du matin. Un gardien, quelque peu négligé dans sa tenue, mais la chaleur excusait bien des choses, vint lui ouvrir la porte monumentale, se pencha à la vitre.

— Vous trouverez votre ami dans le steamer à aubes. Vous n’avez qu’à aller jusqu’au bout de l’allée puis vous verrez les pancartes. Vous ne pouvez pas vous tromper.

Après plusieurs détours, ayant traversé le village western, longé plusieurs maisons dignes de figurer dans un film sur la guerre de Sécession, il aperçut le steamer, du moins l’arrière reconstitué d’un bateau à aubes du Mississipi. Un gros homme se balançait dans un rocking-chair sur le deuxième pont, non loin de l’une des hautes cheminées caractéristiques.

Le sénateur agita son Stetson en guise de bienvenue et Kovask le rejoignit sur le bateau. Celui-ci était construit sur un petit lac aux eaux sales.

— Les termites vont tout bouffer si on n’y prend pas garde, dit le sénateur Holden retirant son Havane de sa bouche pour parler. Dire que ces studios ont connu une animation fébrile. C’est parce que je possède des actions de propriété que je vous ai fixé ce rendez-vous ici. Mais il m’arrive de me promener une fois ou deux dans l’année dans ce royaume de l’illusion. Plus loin il y a le village autrichien, tyrolien si vous préférez, et la machine à fabriquer la neige fonctionne encore, par là il y a des tranchées de la grande guerre avec barbelés, trous d’obus et cadavres à demi-ensevelis dans la boue. Il m’arrive d’y méditer. Je sais bien que ce n’est qu’un décor mais j’ai connu ça. Je me suis engagé dans la dernière année du conflit. Je n’avais que seize ans. Asseyez-vous.

La maquette du bateau craquait comme s’ils étaient réellement sur le fleuve.

— J’ai rencontré Diana Jellis, dit le sénateur, comme je vous l’avais annoncé. Pas plus tard qu’hier puisque nous étions le 17. Nous faisons des progrès sensibles. J’ai l’impression que plus je la connais et plus elle devient compréhensive. Je ne dis pas qu’elle trahit ses convictions mais enfin nous nous entendons assez bien. Où en êtes-vous ?

Kovask soupira :

— Nous n’avons guère fait de progrès. Nous suivons plusieurs pistes. Il y a cependant un point commun dans tout cela. Diana Jellis se rend régulièrement chez une gynécologue nommée Ella Ganaway, et cette dernière a une sœur qui, elle, rencontre régulièrement Petrus Lindson.

Le regard bleu du sénateur se fixa sur le visage de Kovask :

— Est-ce vraiment un type douteux ?

— Une basse crapule qui profite des uns et des autres, tout à la fois souteneur, tricheur, tueur à l’occasion. Le personnage est très dangereux mais très habile. D’autre part il nous est difficile d’évoluer dans le quartier noir de Watts. A la rigueur la Mamma le peut en se faisant passer pour une Métisse mais moi je me fais tout de suite remarquer. Nous avons aussi repéré une luxueuse clinique à Santa Monica. Je me suis renseigné sur elle mais a priori il n’y a rien de suspect dans cet établissement. On y pratique une chirurgie honnête mais très chère. Il y a cependant quelque chose qui me chiffonne. Les Noirs n’y sont pas admis. Ce qui n’est pas étonnant étant donné le standing et les gens qui fréquentent ce genre d’établissement. Mais ils poussent loin la ségrégation puisque même la plus humble des filles de salle, le plus mal payé des balayeurs est de race blanche. Et du genre aryen si vous voyez ce que je veux dire.

Les yeux de Holden lancèrent des éclairs. Lui qui s’était battu pour les droits civiques, pour l’intégration des élèves de couleur dans les écoles du Sud, ne pouvait admettre une telle situation.

— Il y a là quelque chose d’intolérable. Vous faites bien de me signaler le cas, je ferai faire une enquête par la commission des droits civiques et par les services du travail et de la main-d’œuvre.

— Oui mais pas tout de suite, dit Kovask. Je ne veux pas lui donner l’alarme si par hasard il se passait quelque chose d’insolite chez eux. Mais je ne le pense pas. Petrus Lindson s’y rend assez régulièrement mais personne ne le connaît là-bas ou ne veut le reconnaître. La Mamma a fait une enquête. Elle avait même laissé une photographie. Le lendemain elle a téléphoné pour savoir si quelqu’un avait vu le Noir mais la réponse a été négative.

Holden plissa ses petits yeux, secoua la cendre de cigarette :

— Nous allons aborder progressivement avec Miss Diana Jellis des phases très importantes. Nous signerons des accords secrets dans lesquels je m’engagerai fermement. Je n’appartiens pas au gouvernement et ces accords seront en principe nuls et non avenus. Ils n’engageront que moi. Mais je représente quand même une force dans le pays et Diana Jellis en a conscience. La preuve, elle me trouve suffisamment représentatif pour traiter avec elle. D’ailleurs elle aurait refusé tout contact avec des membres du gouvernement et même des fonctionnaires. Mais je veux être certain que de son côté tout est en règle, qu’il ne se présentera pas une difficulté insurmontable au dernier moment. Imaginez qu’on prouve à la population noire que leur idole a touché une grosse somme d’argent pour se montrer plus conciliante. Je dis cela comme autre chose. Je suis certain qu’on va essayer de nous mettre des bâtons dans les roues. A vous de découvrir le lanceur de bâtons juste avant qu’il ne lève le bras. Vous me comprenez ?

— Parfaitement, sénateur. Mais vous auriez dû engager un agent de couleur pour cette opération. Je suis assez bloqué et ne peux m’activer qu’en dehors de Watts. Diana Jellis en ce moment ne quitte guère le ghetto. Vous voyez si c’est commode ?

— Elle va écrire un livre très important et une série d’articles pour expliquer sa position et ses nouvelles options. Je lui ai ouvert la porte de plusieurs grands journaux libéraux. Mais tout doit rester dans le plus grand secret pour l’instant.

Il consulta sa grosse montre attachée à une chaîne en or.

— Il va falloir que je rentre à Washington. Nous ne nous reverrons pas de sitôt mais vous savez où me toucher. Ne le faites que si vous avez vraiment du nouveau à m’annoncer.

Kovask se leva, s’inclina et se dirigea vers l’escalier dont la rampe en imitation de fer forgé ressemblait aux entrées du métro parisien.

— Commander ?

Il se retourna :

— Oui, sénateur ?

— Je ne sais si vous trouverez quelque chose mais sachez que chez moi c’est une conviction intime. On va essayer d’empêcher mon projet de réussir.

— Sénateur, je pense à une chose, dit Kovask en retournant sur ses pas. Et si c’était vous qu’on veuille déconsidérer aux yeux des Noirs ?

Holden tirait à nouveau sur son Havane, le visage impénétrable.

— On pourrait organiser une campagne de presse, inventer des sottises pour vous mettre en difficulté.

— Oui, c’est possible, dit Holden, mais moi je suis armé. J’ai soixante-douze ans et beaucoup d’expérience. Je suis capable de me défendre seul. Elle, Diana Jellis est beaucoup plus vulnérable. Oh ! je sais qu’elle a prouvé combien elle était forte, courageuse, soutenue par un grand nombre de gens, mais elle a plusieurs handicaps : elle est noire. C’est le plus grave. Elle est femme, jeune et jolie. J’ai déjà réfléchi à cette hypothèse et comme je vous fais confiance j’ai choisi. C’est elle que vous devez aider. Pas moi.

Kovask resta immobile quelques secondes regardant le visage lourd, un peu flasque, cette silhouette trapue, un peu courte sur pattes, cette volonté un peu infantile de ressembler à Winston Churchill. Et pourtant des hommes pareils étaient rares. Il ne pouvait pas le lui dire mais il le pensait.

— Très bien, sénateur. Je veillerai sur elle. Vous pouvez dormir tranquille.

— Oh ! mais je dors très bien depuis notre rencontre au large de Key West. Huit heures par nuit.

Kovask remonta dans la Volkswagen, salua le gardien des anciens studios au passage avant de reprendre la route du motel où il devait retrouver la Mamma.

* * *

Depuis plusieurs jours, chaque matin, Cesca Pepini arrivait à Santa Monica vers les 9 heures dans une voiture de location et surveillait la clinique jusqu’à midi environ. Comme elle ne pouvait faire les cent pas dans ce luxueux quartier sans attirer l’attention de la voiture de patrouille elle pénétrait carrément dans le parking de la clinique, mêlait son véhicule à la quarantaine de ceux qui stationnaient dans un coin du parc réservé au personnel et tâchait de passer inaperçue. Bien sûr elle savait qu’elle finirait par attirer l’attention sur elle mais elle ne désespérait pas de voir arriver Petrus Lindson.

Elle vit arriver la Ford bleue. La reconnut.

Elle savait qu’elle était conduite par un homme jeune, blond, très joli garçon, qui était déjà venu lundi dernier. On était jeudi. Elle le vit sortir de la voiture et monter les quelques marches vers les immenses portes de verre. Puis apercevant un jardinier elle se dissimula tant bien que mal dans sa Plymouth de location.

La Mamma n’avait pas tellement le moral. Pourquoi attendre plus longtemps alors que personne ne connaissait Petrus dans cette clinique et qu’elle finirait par avoir des histoires ? Le comptable, Mr. Keller, l’avait bien reçue une fois mais il finirait par la trouver suspecte si on lui signalait qu’elle rôdait dans le coin. Dans ces zones résidentielles la police se montrait particulièrement vigilante, les habitants versant des sommes énormes aux œuvres sociales des flics. Il était même d’usage de faire des cadeaux aux hommes de patrouille, lesquels se transformaient parfois en bonne d’enfant ou gardien provisoire lorsque les gens s’absentaient.

Soudain elle aperçut la tache jaune près de l’entrée du parc et son cœur fit un bond dans son ample poitrine. Petrus Lindson arrivait au volant de sa belle Chrysler. Il se garait tranquillement près de la Ford bleue.

C’est en vain qu’elle attendit qu’il descende de voiture. Non, il restait au volant, examinant son nœud de cravate dans le rétroviseur, recoiffant ses cheveux crépus. Il alluma une cigarette, mit le coude à la portière.

Plusieurs personnes entrèrent et sortirent mais le Noir ne parut pas leur prêter attention. La Mamma se mordait les lèvres d’excitation, se jurait de faire brûler un énorme cierge à la Madone si elle découvrait ce que venait faire Petrus Lindson dans cet endroit.

Le propriétaire de la Ford bleue apparut en haut des escaliers. Il paraissait souriant et elle le voyait qui comptait des billets de banque sortis d’une enveloppe. Puis il remettait celle-ci dans sa poche, descendait l’escalier. En même temps elle surveillait Petrus. L’homme inconnu ne l’intéressait pas mais marginalement elle nota son arrêt subit et le regarda franchement. Son sourire avait disparu et il paraissait vraiment contrarié, pire que cela même, excédé.

Comme il allait monter dans sa voiture, Petrus l’interpella et il s’approcha de mauvaise grâce. La Mamma remarqua que seul Petrus Lindson parlait. A son expression elle se douta même qu’il s’exprimait avec une certaine hargne, du mépris également.

* * *

— Vous m’avez bien compris, répétait Petrus Lindson en insistant sur chaque mot. Plus que jamais soyez discret et sur vos gardes. Il y a une vieille femme qui furète un peu partout. Je ne sais pas ce qu’elle cherche mais inutile de prendre des risques.

Stewe Score avait un petit sourire crispé au coin de la bouche qui énervait Petrus. Pour un peu il lui aurait flanqué son poing dans la figure, mais à condition de le mettre K.O. du premier coup car Score devait avoir la riposte facile et devait faire mal.

— Une vieille femme qui ressemble à une Métisse mais qui est en fait une Italienne au teint olivâtre. Elle se balade avec un énorme sac en cuir genre cabas.

— O.K., disait Score, je m’en méfierai.

— Autre chose, j’ai appris qu’elle utilise une Volkswagen de couleur grise je crois. Vous vous en souviendrez ?

— Vous le rabâchez tellement.

— Vous foutez pas de ma gueule par dessus le marché ! ragea Petrus. Cette femme peut vous paraître inoffensive mais moi je sais qu’elle est dangereuse. L’opération est en plein développement. Nous ne serons vraiment tranquilles que dans sept mois maintenant. C’est un mauvais moment à passer mais en prenant des précautions strictes on doit s’en tirer sans grand mal. Vous avez touché mille dollars ne l’oubliez pas. Vous nous devez bien certaines compensations. Et tout ce qu’on vous demande c’est d’être muet comme une tombe. Que ferez-vous si cette femme essaye de vous faire parler ?

Stewe en avait assez. L’autre le prenait pour un petit garçon et devenait empoisonnant avec ses conseils. Il ne devait pas être très intelligent. Rusé et cruellement efficace peut-être mais pas du tout évolué.

— Je la foutrai dehors de chez moi.

— Si elle sait ce que vous faites ici et qu’elle vous menace de tout révéler à votre épouse ?

— Encore faudrait-il qu’elle sache que je cache la vérité à Nelly. Je la menacerai des flics.

— Bon, dit Petrus. Espérons qu’elle ne remontera pas jusqu’à vous. Je démarre le premier à tout hasard.

* * *

Tout d’abord elle avait cru que Petrus demandait un renseignement à l’inconnu mais lorsqu’elle vit qu’ils discutaient avec véhémence elle sut que c’était pour lui que le Noir venait régulièrement voir dans la clinique. Pour le rencontrer spécialement.

L’inconnu montait dans sa voiture et Petrus Lindson, lui, reculait et s’en allait le premier. Une chance car elle allait pouvoir filer le conducteur de la Ford bleue. Mais au dernier moment elle flaira le piège. Petrus devait surveiller la sortie de l’homme, peut-être lui ferait-il un bout de conduite. Elle se contenta de noter le numéro de la voiture et les laissa partir. Pour calmer sa déception et son impatience elle alluma un cigarillo, en fuma la moitié puis l’éteignit lorsqu’elle quitta la Plymouth.

L’hôtesse de la réception dut la reconnaître et fronça ses sourcils bien dessinés. Que voulait encore cette vieille femme qui ressemblait tant à une Métisse ?

La Mamma arbora son sourire le plus sympathique, comptant sur ses fausses dents pour paraître encore plus aimable.

— Vous me reconnaissez ? J’enquête toujours sur la même personne. Or je viens de la voir discuter avec un homme jeune, blond, très beau, vêtu d’un ensemble blouson-pantalon en daim, l’air sportif. Il vient de sortir d’ici.

L’hôtesse prit un air très officiel.

— Je ne suis pas autorisée à vous renseigner sur les gens qui viennent dans l’établissement.

— Ecoutez, c’est très important. Vous me rendriez un grand service. Ce que je vous demande n’est pas illégal. Ne voulez-vous pas m’aider ?

— Je regrette, dit sèchement la fille. Tout ce que je peux vous dire c’est que je ne connais pas l’homme dont vous parlez. Il s’agit peut-être d’un représentant.

La Mamma pinça ses lèvres et prit un air si inquiétant que la fille chercha de l’aide autour d’elle d’un regard effrayé.

— Très bien. Je me débrouillerai autrement. Mais ne me prenez pas pour une idiote. Un représentant ne serait pas venu ici mais directement à l’entrée de service. Je souhaite que ce que vous venez de faire ne vous tombe pas sur la tête un jour.

La fille en resta muette et vaguement inquiète.

Загрузка...