CHAPITRE VIII

La Mamma retourna dans l’après-midi dans cette rue où Petrus Lindson s’était rendu au début de la journée. Après avoir garé sa voiture en face elle pénétra dans l’immeuble en partie détruit, essaya de savoir qui le Noir avait visité. Au deuxième étage elle trouva une femme en train d’étendre du linge dans une pièce qui n’avait plus de plafond, plus de mur donnant sur la rue. Le plancher lui-même était mouvant et la jeune femme ne se déplaçait que sur des poutres branlantes.

— Mon Dieu, dit la Mamma, vous n’avez pas peur que tout s’effondre ?

La jeune femme se mit à rire gaiement.

— J’y viens depuis des années étendre mon linge. Comme ça on ne me le fauche pas et il sèche au grand air. Mais faites attention. Ne venez pas me rejoindre.

— J’aurais trop peur, dit la Mamma.

— Vous cherchez quelqu’un ?

— Oui, un grand garçon habillé d’un costume gris, très élégant mais qui louche un peu.

Elle en fit autant pour accompagner sa description et la jeune femme éclata de rire.

— Vous lui ressemblez ainsi. Je vois de qui vous parlez. Il vient pour Billie au rez-de-chaussée.

— Billie ?

— Billie Ganaway. Elle a trouvé du travail et n’est pas chez elle. C’est une chic fille. Trop gentille même. Je ne sais pas ce qu’elle trouve à ce voyou. Il vient une fois par semaine au moins et c’est un drôle de prétentieux.

— Vous le connaissez ?

— C’est Petrus. Dans le coin on se méfie de lui depuis longtemps. Depuis les événements de 65. On se demande même comment il est encore en vie car beaucoup s’étaient juré d’avoir sa peau.

Elle ramassa son seau vide et se rapprocha légère comme une danseuse. La Mamma se rendit compte qu’elle était très jeune et très jolie.

— Je cherche où il habite car il doit de l’argent à une de mes amies, expliqua la Mamma.

— Ça ne m’étonne pas de Petrus. Je suis sûre qu’il se fait, entretenir par Billie et qu’il a comme ça quelques filles qui lui donnent de l’argent. Elle n’a pas besoin de ce parasite avec ses deux gosses.

— Elle a deux enfants ?

— Oh ! des tout petits. Elle est catholique et ne veut pas prendre la pilule. Vous parlez d’une fanatique. Moi, si je n’en prenais pas j’aurais au moins six bébés.

— Ils sont de Petrus ?

— Non, sûrement pas mais si elle continue il lui en fera un le salaud. Pour un salaud c’est un salaud. Il la prend n’importe où. Elle me l’a dit un jour. Comme une bête.

Cette jeune femme devait canaliser tous les potins de l’immeuble. La Mamma pensa qu’avec sa gentillesse et sa spontanéité elle devait être l’âme de ce coin du quartier.

— Vous ne savez pas où il habite ?

— Non. Il doit se planquer dans un endroit sûr. Mais vous savez votre amie peut faire son deuil de son argent.

— Oui, je le crois aussi, dit la Mamma. Je vous remercie beaucoup. Billie rentre tard ?

— Pas avant minuit. Elle travaille dans une boîte du côté de Santa Monica mais je ne me souviens pas du nom.

— Ça ne fait rien. Que fait-elle des enfants ?

— Elle les fait garder. Par une voisine. Il paraît que ce matin lorsqu’elle est allée les chercher Petrus était en train de besogner Billie debout dans le living. Vous parlez d’un sauvage. Mais il paraît qu’il est insatiable. Toujours prêt à faire ça.

Elle eut un rire trouble :

— Vous le croyez, vous ? Moi, mon bonhomme il rentre tellement crevé le soir qu’il ne faut rien lui demander.

— Que fait-il ?

— Egoutier. Il en faut.

La Mamma la laissa à son étage et descendit jusqu’à la rue. S’il le fallait elle reviendrait voir cette Billie Ganaway, essaierait de la faire parler sur Petrus Lindson.

Elle quitta Watts pour le motel où Kovask et elle avaient retenu chacun un bungalow mais comme le Commander n’était pas de retour elle en profita pour commander quelques sandwiches, un chianti de Californie et compulsa l’annuaire du téléphone. Elle trouva aisément le nom de la clinique de Santa Monica mais sans autres précisions. L’endroit paraissait s’entourer de discrétion. Peut-être y pratiquait-on des avortements pour la haute société.

Kovask regagna le motel vers 5 heures mais ne lui téléphona que lorsqu’il eut pris une douche et avalé plusieurs Coca-Cola prélevés dans le réfrigérateur de son bungalow. Lorsqu’il arriva chez la Mamma elle lisait sur la petite terrasse de sa chambre, un cigarillo entre les dents.

— Ça a marché ?

— Pas tellement et je me méfie. Ils sont sur leurs gardes et je crains d’être repéré. Alors Petrus Lindson ?

Elle fit part de ses découvertes. Il l’écouta avec attention jusqu’au bout. Quelque chose l’avait frappé dans le récit de sa vieille amie mais il ne retrouvait pas quoi. Il avait l’impression d’avoir laissé échapper un détail important.

— Que peut-il faire dans cette clinique ? D’après ce que je comprends il ne pénètre pas dans l’établissement mais reste dans sa voiture sur le parking des visiteurs ?

— Peut-être a-t-il rendez-vous avec quelqu’un mais cela ne doit pas durer bien longtemps puisqu’il n’est resté qu’un quart d’heure à l’intérieur au maximum.

— Cette fille qu’il rencontre fait-elle le trottoir ?

— Je n’en sais rien. Elle travaille dans une boîte.

— Il en serait le souteneur ?

— C’est fort possible. On ne m’a pas tellement vanté le personnage. Il est bien capable de maquer cette pauvre Billie.

Kovask tressaillit :

— Billie comment m’avez-vous dit ?

— Ganaway, je crois.

— Oui, c’est bien ça. Ganaway. Et elle a une sœur qui est gynécologue et qui se nomme Ella. C’est chez elle que Diana Jellis a passé une heure cet après-midi.

Très excitée la Mamma en oublia de tirer sur son cigarillo qui s’éteignit.

— Mais alors voilà enfin un lien entre le personnage et Diana Jellis ? Il connaît la sœur de la doctoresse chez laquelle notre amie la révolutionnaire se rend.

— Attendez avant de conclure trop vite, fit le Commander prudent. Il y avait bien la plaque de cette doctoresse mais j’ignore si Diana Jellis s’est vraiment rendue chez elle. Ce qui me le laisse supposer c’est qu’elle était seule. En général une femme, même très évoluée, n’aime pas trop se faire accompagner par l’homme de sa vie.

— De mon temps c’était ainsi, fit la Mamma, mais les mœurs changent si vite de nos jours.

— Ne jouez pas les grand-mères scandalisées. Donc il pourrait y avoir un lien. Mais lequel ?

La Mamma ralluma son cigarillo et considéra son patron avec une certaine indulgence :

— Vous savez les femmes vont au moins une ou deux fois dans leur vie chez un gynécologue. Il n’y a peut-être là qu’une coïncidence.

— Peut-être mais elle est étonnante, ne trouvez-vous pas ? On nous signale que ce Petrus Lindson s’intéresse à Diana Jellis, que le personnage est si suspect qu’il n’a certainement pas de bonnes intentions à son égard. Et notre Petrus est l’ami de la sœur de la doctoresse qui soigne Diana Jellis. C’est étrange.

Il alluma une cigarette et soudain ses yeux se plissèrent et il examina la Mamma avec une attention soutenue. Celle-ci n’y prenait pas garde, s’éventant avec la revue qu’elle avait cessé de lire lorsqu’il l’avait rejointe.

— Mamma, comment vous sentez-vous ?

— Moi, fit-elle innocemment en ouvrant de grands yeux, mais je me porte comme un charme. Il fait un peu trop chaud pour mon goût et j’ai les jambes un peu lourdes. Autrement ça va.

— Justement vos jambes… Vous ne pensez pas que vous devriez vous en inquiéter.

Enfin elle réalisa où il voulait en venir et le foudroya du regard :

— Si vous comptez m’envoyer chez cette doctoresse, je vous dis carrément qu’il n’en est pas question. J’ai atteint un âge canonique et ces petites contingences féminines n’existent plus pour moi. D’ailleurs, j’ai toujours détesté ce genre d’examen.

— Vous pourriez inventer quelque petit malais, dit-il avec gêne. Mais je n’ai pas de conseil à vous donner.

— Ne trouvez-vous pas que vous exagérez ? Bon et puis ? Je ne vais quand même pas fouiller dans ses dossiers, non ?

— Vous êtes assez maligne pour lui tirer les vers du nez, toute gynécologue qu’elle soit. Allez n’oubliez pas que les consultations commencent à 1 heure. Soyez-y longtemps avant car son cabinet ne désemplit pas.

* * *

On avait remplacé les chaises par des bancs de jardin public en bois et à la peinture verte écaillée. La Mamma était coincée entre une grande fille excessivement nerveuse et une grosse « doudou » qui buvait de temps en temps un peu de rhum coupé d’eau contenu dans un petit flacon qu’elle sortait de son sac. Elle en avait proposé à la Mamma et à ses voisines. Seule la Mamma avait refusé.

Il y avait en tout une quinzaine de femmes dans la salle d’attente dont la moitié étaient enceintes. La Mamma s’était présentée vers midi mais déjà sept personnes avaient été plus prudentes qu’elle. Une aide-médicale avait rempli sa fiche. Elle avait donné un faux nom, prétendu qu’elle éprouvait quelques malaises. Depuis elle attendait son tour mais les visites n’avaient pas encore commencé. Il faisait une chaleur abominable et de cet entassement humain montaient des bouffées encore plus chaudes au parfum poivré.

— Je sais ce qu’elle va me dire, dit la grosse Doudou qui buvait son rhum. Que je me fasse recoudre. C’est depuis Louis que je suis déchirée. Il faisait près de douze livres le petit monstre et ensuite j’en ai eu quatre, non cinq. Elisa, Boris, Fidel et Angela. Mais moi je ne veux pas. Si je dois encore en avoir d’autres ils passent plus facilement. Alors bien sûr elle me place un pessaire.

Elle se tourna vers la Mamma :

— Et vous c’est pourquoi ? Pas pour un accouchement, pas vrai ?

Il y eut des rires mais la Doudou resta très sérieuse :

— Ne plaisantez pas. Ma mère a eu encore un enfant à près de soixante ans. Il faut dire que mon père était un sacré chaud lapin. Vingt gosses avec sa femme et autant avec les voisines. Fallait le faire.

Il y eut de nouveaux rires mais malgré les plaisanteries et les boutades la Mamma devinait une grande détresse morale et physique chez la plupart des femmes présentes. Il y avait notamment une petite jeune fille de quinze ans, peut-être moins, qui se tenait dans un coin, les deux mains sur son gros ventre. Près d’elle sa mère figée dans une réprobation générale pour ses voisines. Il y avait des femmes qui paraissaient beaucoup plus vieilles qu’elles et qui avouaient leur crainte d’être encore prises. D’autres se saignaient à blanc depuis des semaines et s’étaient enfin résignées à venir voir la doctoresse.

On disait beaucoup de bien de Mrs Ganaway.

— Elle ne demande que deux dollars. Et si on ne les a pas ça ne fait rien.

— Sûr qu’elle ne fait pas fortune mais elle est dévouée.

— Pour les accouchements c’est pareil. Moi je ne veux pas aller à l’hôpital. Ils vous gardent dix jours et ce n’est pas propre. Au moins je peux continuer à m’occuper chez moi.

Une autre racontait une longue histoire à la gloire d’Ella Ganaway qui avait sorti de la misère une pauvre femme abandonnée avec ses six enfants, avait trouvé à les placer et du travail pour la malheureuse.

— C’est plus qu’un médecin, c’est une amie, et puis elle est si douce, si gentille.

Avec des mines de conspiratrice une femme d’une quarantaine d’année avoua qu’elle avait apporté un poulet à Papa Vaudou pour qu’il le sacrifie au nom de la doctoresse afin qu’elle jouisse des plus grandes protections occultes. A tel point que la Mamma se crut transportée d’un coup aux Antilles.

Pendant ce temps les visites qui avaient commencé allaient bon train et bientôt la femme au flacon de rhum se leva, comme à regret car elle se sentait bien dans cette ambiance. La Mamma découvrit avec anxiété que ce serait ensuite son tour. Elle ne savait comment faire pour diriger la conversation vers Diana Jellis.

Lorsqu’elle pénétra dans le cabinet elle fut surprise par la jeunesse du docteur Ella Ganaway. Grande, mince, le visage fatigué elle était très jolie.

— Bonjour, Mrs Wolf, que puis-je pour vous ?

C’était le nom qu’elle avait donné à l’aide médicale. Elle parla de malaises, de pertes et dut se dévêtir pour grimper sur la table d’auscultation. En cet instant elle maudit Serge Kovask et ses idées abominables.

— C’est une voisine qui m’a donné votre adresse. Je ne voulais pas venir mais lorsqu’elle m’a dit que vous soigniez aussi Diana Jellis, je me suis laissée convaincre.

Jusque-là Ella écoutait la vieille femme avec patience mais le nom de Diana la fit sourciller.

— Vous la connaissez ?

— Bien sûr comme tout le monde. Oh ! quelle femme… Je l’adore et je me ferais tuer pour elle.

L’autre reprit son examen. Difficile de parler dans des conditions pareilles.

— Elle ne se ménage pas assez et elle est bien obligée de venir vous voir. De quoi souffre-t-elle ?

C’était dit avec la plus grande innocence et Ella faillit s’y laisser prendre. Elle sourit avec indulgence au début :

— Oh ! des petits riens comme nous toutes.

— Bien sûr avec la vie qu’elle mène. Peut-être qu’elle a fait une fausse couche ?

Le visage de la jeune femme se ferma. Soudain cette métisse ne lui inspirait pas tellement confiance. Et pourquoi avait-elle la peau des cuisses si blanche alors que son visage était si brun ? Méfiante elle s’éloigna, alla se laver les mains puis s’installa derrière son bureau tandis que la Mamma se rhabillait. Ella Ganaway pensa qu’elle n’avait pas affaire à une Noire mais certainement à une Espagnole, une Portoricaine ou une Italienne. Pourquoi venir se faire examiner dans un quartier noir ?

— Vous habitez Watts ?

— Oui, soupira la Mamma soudain en alarme. J’y suis depuis cinquante ans. Mais je ne suis pas noire. D’origine italienne. Avant il y en avait beaucoup dans le coin.

C’était exact et devant cette franchise la méfiance de la doctoresse tombait lentement.

— Et vous connaissez Diana ?

La Mamma ne fut pas dupe. Elle avait intrigué et maintenant on essayait de lui arracher les vers du nez. Ce n’était pas plus mauvais car elle pouvait espérer en tirer quelque chose.

— Oh ! depuis longtemps… Et puis aussi son ami Mel Santos. Moi je suis à cent pour cent pour eux.

— Elle vous connaît ?

— Ça, je n’en sais rien. Elle me salue bien gentiment mais de-là à se souvenir de moi. Ces temps elle est bien fatiguée, pas vrai ? Il faudrait qu’elle se soigne.

— Nous y veillons, dit la jeune femme.

Elle se rassurait. Après tout dans quelque temps ce ne serait un secret pour personne que Diana Jellis attendait un enfant. Mais pour l’instant bien entendu elle ne pouvait trahir le secret professionnel. Pourtant elle avait la vague impression que cette vieille femme avait essayé de la faire parler.

— Combien je vous dois ?

Ella Ganaway eut une idée :

— Six dollars.

La Mamma faillit tomber dans le piège. Machinalement elle ouvrait son énorme cabas pour y prendre l’argent puis se rendit compte qu’elle allait commettre une grave erreur. La doctoresse l’épiait avec un regard glacé.

Elle sursauta :

— Six dollars, gémit-elle, mais on m’avait dit que vous n’en preniez que deux et comme je ne suis pas riche…

— Excusez-moi, dit Ella, mais je pensais à autre chose. Oui deux dollars suffiront bien.

Puis avec sévérité elle ajouta :

— Vous n’avez rien. Je n’ai rien relevé mais à tout hasard prenez ce que je vous indique et si ça ne va pas revenez me voir. Mais je pense que vous êtes une femme en excellente santé et que vous n’êtes venue que pour des bobos imaginaires.

La Mamma préféra jouer les bonnes femmes peu malignes plutôt que de regimber :

— Vous savez on s’inquiète vite à mon âge. Et comme je vis seule… Je vous remercie.

Kovask avait beau dire que toute action provoquait une réaction elle était certaine d’avoir commis une superbe gaffe en l’écoutant. Ella Ganaway venait carrément de la traiter de fumiste.

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