CHAPITRE IV

Les Score habitaient un petit pavillon en bois dans un lotissement de Jefferson City, la banlieue ouvrière de Los Angeles. Plusieurs centaines de maisons identiques les entouraient mais les Score s’en moquaient. Nelly s’arrangeait pour rendre leur intérieur agréable et différent. Ils avaient planté des arbres fruitiers sur la pelouse et étaient parvenus à donner un certain cachet à leur petit domaine.

Nelly se levait la première à cause des gosses qu’il fallait envoyer à l’école. Elle les préparait, les conduisait jusqu’à l’arrêt du car scolaire et une fois certaine qu’ils ne risquaient rien en compagnie de leurs petits camarades elle revenait vers la maison en hâte. Elle aimait faire l’amour avec son mari lorsque ce dernier s’attardait au lit, ce qui lui arrivait plusieurs fois par semaine.

Lorsqu’on demandait à Nelly la profession de son mari, elle répondait invariablement qu’il était représentant de commerce pour une grosse fabrique de boutons. Ce qui expliquait que Stewe n’emportait jamais qu’une simple serviette lorsqu’il partait de chez lui et non de grosses valises. Sa collection se composait, disait-elle, d’une trentaine de cartons sur lesquels étaient fixés les boutons. Les voisines se disaient entre elles que Stewe Score devait gagner beaucoup d’argent et assez facilement puisque sa famille ne manquait de rien. Outre deux téléviseurs couleur ils possédaient deux voitures, et même une piscine gonflable pour les gosses.

En fait, ce qu’elles ignoraient, c’est que Nelly Score ne savait pas comment son mari gagnait son argent. Il lui donnait cent dollars par semaine, en plaçait autant à la banque pour les frais généraux. Ils avaient même des économies. Deux jours par semaine Stewe prenait la voiture pour se rendre à Los Angeles. Elle ne savait où, n’avait jamais essayé de le suivre. Elle pensait que son mari jouait aux courses et avait beaucoup de chance. Ces deux jours n’étaient jamais les mêmes. Ce pouvait être le lundi et le jeudi, le mardi et le vendredi ou le mercredi et le samedi. Si on s’étonnait dans le quartier que son mari travaille le premier jour de chaque week-end elle répondait que les commerçants, eux, restaient ouverts.

Ce matin-là elle se hâta de faire du bon café noir comme l’aimait Stewe, plaça deux tasses sur un plateau, le sucre, et passa dans la chambre à coucher. Son mari dormait encore. En souriant elle posa le plateau sur la table de chevet, s’agenouilla au bord du lit pour contempler l’homme de sa vie. Stewe était très beau. Blond, le visage régulier mais pas du tout efféminé, le menton volontaire. Et puis il avait un corps très viril, des épaules larges, musclées, des hanches étroites, des cuisses robustes de joueur de base-ball. C’était vraiment un magnifique spécimen d’humanité. Sa peau toujours un peu dorée était douce sous les doigts et les lèvres comme celle d’une femme et son contact même après dix ans de mariage troublait toujours Nelly.

Avec un sourire espiègle elle glissa sa main sous les draps, rencontra les jambes de son mari et nicha ses doigts entre elles. Elle y trouva ce qu’elle cherchait, dressé comme chaque matin par le repos nocturne. Doucement elle commença d’animer ses doigts d’une caresse subtile.

Stewe soupira, ouvrit les yeux et sursauta en découvrant le visage de sa femme. Il s’assit brusquement, échappant à sa main tandis qu’elle poussait un petit cri de déception.

— Non, dit-il. Tu sais bien, jamais quand je dois aller travailler.

Depuis des années elle aurait dû le savoir.

— Cela m’empêche de me concentrer, donnait-il comme seule explication.

Au début elle avait eu des soupçons. Elle avait supposé que son mari était le gigolo d’une vieille femme à laquelle il réservait ses forces intactes. Puis à cause de la beauté de Stewe elle avait cru qu’il était homosexuel et qu’il rencontrait régulièrement un partenaire très riche pour lui monnayer ses faveurs. C’était cinq années plus tôt et au bout de quelques mois elle lui avait fait une scène terrible. Stewe en avait été le premier surpris et il lui avait juré sur ce qu’il avait de plus cher qu’il ne la trompait pas et qu’il ne la tromperait jamais.

— Je t’aime trop pour cela et je te jure que je n’ai jamais fait l’amour avec quelqu’un d’autre que toi. Ni avec une femme ni avec un homme.

Elle l’avait cru. Au début de leur mariage Stewe travaillait vraiment comme représentant en boutons mais avec la multiplication des fermetures automatiques sa productivité avait baissé dans des proportions inquiétantes. La fabrique qui l’employait s’était tournée vers les boutons de luxe et cette reconversion avait encore éliminé de ses tournées bon nombre de petits commerçants, couturières, tailleurs modestes, petits fabricants de prêt-à-porter. Il avait perdu sa place, s’était inscrit au chômage. Ils avaient connu des moments difficiles avec leurs trois enfants, le loyer du pavillon et tous les frais. Et puis un beau jour le miracle. Stewe était revenu avec quatre billets de cinq dollars. Les lui avait donnés avec émotion.

— Tu peux faire un bon repas. Après-demain j’en toucherai autant.

— Tu as retrouvé une situation ?

— Non, mais je me débrouille. Tout ce que je peux te dire c’est que mon travail est très honnête et que tu n’auras jamais à rougir de moi, pas plus que les enfants. Mais je te demande de me faire confiance, de ne pas me poser des questions et de ne jamais essayer de savoir.

D’abord elle avait cru qu’il était devenu un agent secret. Cela ne lui plaisait guère mais enfin… Peut-être correspondant local du F.B.I. ou quelque chose comme ça. Mais lorsqu’elle avait remarqué que les jours où il sortait il refusait de faire l’amour elle était devenueférocement jalouse avant d’accepter non sans peine cette étrange situation. Depuis elle avait retrouvé son équilibre ancien et ne manifestait plus de mauvaise humeur.

— Ton café va refroidir, dit-elle.

Elle plaça le plateau sur ses genoux, lui mit du sucre. Il but avec satisfaction.

— Que veux-tu manger ? J’ai des côtelettes de porc, ou bien le temps que tu te rases je peux faire des crêpes…

— Une côtelette ira très bien. Avec le reste de tarte aux pommes d’hier soir.

— Il fait très beau, dit-elle. Tu rentres à midi ? Nous pourrions aller nous baigner avant le retour des gosses.

— Si tu veux. J’espère que l’eau ne sera pas trop froide.

Sous la douche il sifflota joyeusement faisant sourire sa femme dans la cuisine. Les cloisons du pavillon était minces, mais ils avaient fait le projet d’acheter, dans un autre lotissement mais beaucoup plus luxueux, un de ces ranchitos merveilleux qu’on construisait là-bas. Sur un terrain quatre fois plus grand que celui du pavillon. Il leur fallait donner quatre mille dollars au départ et ensuite ils paieraient sur vingt ans deux cents dollars par mois. Le lotissement comportait plusieurs piscines d’hiver et d’été, un club hippique, des cafétérias et même une rivière à truites artificielle.

— Ça fait du bien, dit Stewe en pénétrant dans la cuisine en robe de chambre pour s’installer devant la table où l’attendait son repas.

Il dévorait toujours avec appétit et ne grossissait pas. Il faisait beaucoup de gymnastique et même de la bicyclette sur une machine française importée. Il l’encourageait pour qu’elle en achète une et le suive mais elle était d’un naturel plus paresseux et préférait se dorer au soleil dans le jardin.

— Tu vas rentrer à midi ?

— Certainement avant. Tout dépend des embouteillages.

Sa femme alla chercher la brochure glacée et illustrée du ranchito.

— Tu sais, je crois que nous devrions vraiment songer au modèle Acapulco. Il y a une pièce de plus que nous pourrions transformer en bureau et le patio est beaucoup plus abrité.

— Oui, mais il faut compter mille dollars de plus au départ, plus des mensualités plus élevées.

— L’emplacement est meilleur et nous avons droit à un pin parasol dans le patio. Ceux qui n’ont pas été arrachés par les bulldozers sont réservés à cette catégorie.

— C’est intéressant, fit-il sérieusement.

— Et puis ça sent si bon, le pin.

— On va essayer. Nous avons jusqu’à quand pour rendre notre réponse ?

— La fin de la semaine. Le vendeur m’a promis de me réserver un Acapulco jusque-là. Mais si jamais il avait un acheteur pressé il me téléphonerait. Que dois-je faire s’il le fait durant ton absence.

Stewe sourit :

— Tu es maligne, hein ? Bon, c’est d’accord.

— Oh ! tu es chou… Tu verras comme nous serons bien là-bas. Dans le fond pourquoi attendre ? Je peux téléphoner tout de suite ?

— D’accord mais pour les meubles que tu voulais acheter il faudra peut-être attendre un peu.

— Ça ne fait rien. La maison d’abord.

Il alla s’habiller, l’embrassa tendrement avant de monter dans sa Ford. Elle le suivit du regard tant qu’elle vit la tache bleue de la voiture puis rentra chez elle.

Trois quarts d’heure plus tard son mari immobilisait sa voiture dans le parc d’une somptueuse résidence de Santa Barbara transformée en clinique privée. Il passa par l’entrée principale, sourit à l’hôtesse de la réception, une jolie fille, rousse, très sexy, qui lui faisait les doux yeux et paraissait toujours lui reprocher sa réserve. Il prit la carte qu’elle lui tendait au bout de ses longs doigts fuselés. Parfois elle s’arrangeait pour toucher les siens et il avait l’impression de se brûler. Cet attouchement ne lui déplaisait pas d’ailleurs et l’aidait pour la suite de sa visite.

Il prit l’ascenseur jusqu’au second étage, pénétra dans le bureau de l’infirmière en chef.

— Bonjour monsieur Score. Vous allez bien ?

— Très bien.

Une jolie femme brune, la quarantaine bien sonnée mais encore très attirante. Il avait l’impression qu’elle était toujours nue sous sa blouse blanche. Jamais il n’avait aperçu la marque d’un soutien-gorge ou d’un slip. Etait-ce voulu justement pour créer un climat érotique subtil ? Il n’en savait rien.

— J’ai une photo pour vous, dit-elle.

— Oh ! parfait. Il y a longtemps que je n’en ai pas eu.

— Les clientes n’aiment pas en général. Mais celle-ci était trop inquiète au sujet du donneur. Il a fallu lui prouver que vous n’étiez ni un avorton ni un Noir ni un Indien. Elle avait vraiment très peur. Non seulement elle a voulu voir votre visage mais aussi votre corps.

Stewe rougit légèrement.

— Vraiment ?

— Oui. De plus les prix ont un peu augmenté et cette « photo » vous rapportera trois cents dollars.

— C’est merveilleux, dit-il. Il en faudrait souvent comme cette dame. Je peux y aller ?

— Oui…

Elle prit la carte, lui tendit en échange un petit sachet de cellophane.

— Vous n’avez pas besoin de partenaire ?

— Non… Vous connaissez mes habitudes ?

A grand-peine elle retint un soupir. Elle regrettait qu’il soit aussi intransigeant. Elle aurait aimé accomplir elle-même ce qu’il désirait faire seul.

— Les revues ont été changées ?

— Oui. Nous avons tenu compte de vos observations, fit-elle avec un petit sourire complice.

Il lui sourit :

— Je connais le chemin. Je suis un vieil habitué.

Tout au fond du couloir il ouvrit une porte avec la clé que la jeune femme venait de lui remettre, entra dans la chambre. Une simple chambre de clinique avec une salle de bains attenante, un lit et des revues sur la table. Il referma soigneusement la porte, commença de se déshabiller.

Les persiennes étaient discrètement baissées et il alla jeter un coup d’œil au parc. Puis il prit les revues et s’allongea complètement nu sur le lit, se souvint qu’il avait oublié le sachet en cellophane. Il le disposa sur la table à côté de lui, ouvrit la première revue. Tout de suite il se trouva en excellente compagnie. Une jolie fille noire nue chevauchait un jeune garçon blanc en pleine pâmoison. Les détails de leur accouplement étaient particulièrement mis en valeur. Il tourna la page. La même fille gratifiait son compagnon de cette caresse délicieuse que les Américains appellent French Kiss. Cette fois Stewe avait trouvé son affaire. Il tendit la main pour prendre le sachet de cellophane, en sortit le préservatif spécial, aseptisé, en revêtit son membre tendu. Les yeux sur la revue il n’eut aucune difficulté à accomplir sa tâche. Tout de suite après il se leva, plaça le préservatif utilisé dans le petit coffret d’un réfrigérateur mural. Puis il alla prendre une douche, se rhabilla et alla rendre la clé à l’infirmière en chef. Celle-ci avait rempli sa fiche.

— Vous n’avez qu’à passer à la caisse, fit-elle le regard trouble.

En général les donneurs de cette banque du sperme ne refusaient pas l’aide d’une fille, trouvant honteux et désagréable de se masturber pour produire leur semence. Stewe avait souvent été tenté mais l’amour qu’il portait à Nelly avait toujours été le plus fort. Lorsqu’il avait décidé de gagner sa vie ainsi il avait pris toutes ses responsabilités. Il ne voulait pas transformer l’opération en une sorte de trahison dont il aurait beaucoup plus souffert que du fait de porter la main sur lui.

— A vendredi ? demanda l’infirmière en chef.

— Bien sûr.

— Il n’y aura certainement pas de « photo ».

— Tant pis.

Certaines clientes exigeaient les plus hautes garanties, désiraient avoir la certitude que l’enfant qu’elles allaient porter serait issu d’un homme beau et sain. D’où les photographies. On en avait pris plusieurs de Stewe, sous toutes les coutures même. En couleurs et en blanc et noir. Beaucoup de femmes redoutaient les tares physiques mais un certain nombre craignaient qu’on ne leur inocule de la semence de Noir ou d’Indien. Il fallait les rassurer à tout prix. D’autant plus que la plupart ne venaient dans la clinique qu’avec une extrême répugnance. Souvent conseillées par leur psychiatre qui leur promettait un meilleur équilibre dès qu’elles seraient enceintes. Mais il y avait bon nombre de célibataires qui répugnaient à tout contact sexuel mais n’en possédaient pas moins des instincts maternels inassouvis. Mais en général Stewe ne se posait jamais de questions sur la destination de cette partie de lui-même ainsi négociée. Jamais lorsqu’il voyait une femme enceinte ne lui venait la pensée qu’il s’agissait peut-être d’une de ses receveuses. Il était suffisamment équilibré pour supporter aisément la responsabilité de son intervention. Il gardait toute sa sérénité et, lorsqu’il faisait l’amour avec Nelly, ce n’était pas un handicap.

Dans la cour de la clinique il alluma une cigarette, tâta l’enveloppe qu’on venait de lui remettre à la caisse. Trois cents dollars. Une bonne affaire. A ce train-là l’achat du modèle « Acapulco », le ranch qui faisait rêver sa femme, ne serait pas une charge trop lourde.

— Pardon, monsieur.

Il se retourna. Un Noir élégant lui souriait. Il louchait mais avait une bonne tête sympathique.

— Pouvez-vous me ramener en ville ? J’ai loupé le car et je dois me trouver au centre rapidement.

— Bien sûr, montez.

Mais lorsqu’il fut dans le gros de la circulation il ne fut pas peu surpris que son passager l’interpelle par son nom :

— Monsieur Stewe Score, voulez-vous gagner mille dollars ?

Il sursauta :

— Vous me connaissez ?

— Oui, monsieur Score, mais c’est sans importance. Voulez-vous gagner cette somme ?

Stewe lui jeta un regard méfiant.

— Que dois-je faire pour cette somme, tuer quelqu’un ?

— Oh ! non monsieur. Je ne vous demanderai pas quelque chose de pareil.

Justement, Score pensa que le Noir était bien capable de payer quelqu’un pour un meurtre et même, au besoin, de se faire payer lui-même pour tuer.

— On ne vous demande qu’une chose. Faire ce que vous venez de faire dans cette clinique.

Pour la première fois un inconnu faisait allusion à sa façon de gagner sa vie. Il crut que tout s’écroulait, que Nelly apprendrait, que ses enfants seraient montrés du doigt et que désormais jamais il ne pourrait plus rencontrer quelqu’un sans le voir ricaner.

— Ne vous inquiétez pas, monsieur Score. Nous n’avons pas l’intention de trahir votre petit secret si vous acceptez de nous aider. Et de plus vous toucherez mille dollars.

Sortant un portefeuille en croco de sa veste il l’ouvrit, y prit deux billets de cent dollars qu’il déposa sur les genoux de Stewe Score.

— Voici une avance.

— Je n’ai pas dit que j’acceptais. D’ailleurs je n’ai pas l’intention de le faire.

— Si, vous accepterez, dit le Noir en riant silencieusement. Sinon votre famille, vos voisins seront avertis de la façon dont vous gagnez votre argent.

— Et alors ? C’est tout à fait légal.

— Oui, comme le métier de bourreau. Vous êtes-vous demandé un jour dans quelle estime on pouvait tenir la famille du bourreau officiel ?

Stewe ne répondit pas. Ce diable d’homme avait parfaitement raison. Mais il était révolté par toute forme de chantage et le lui dit :

— Je vais vous débarquer au premier feu rouge et vous ferez ce que vous voudrez. Je ne marche pas.

— Très bien, mon vieux. Mais vous avez tort. A votre place je marcherais. Vous n’entendrez plus jamais parler de nous ensuite. Et vous aurez mille dollars de plus.

Stewe s’arrêta à un feu rouge. Le Noir ne bougea pas de son siège et il ne fit rien pour l’en chasser.

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