CHAPITRE XIII

Les Messieurs font silence lorsque la civière emportant Messonier traverse la salle des gardes. Mais lorsque les deux infirmiers lestés de leur colis sont partis, ça mugit comme tout le port du Havre un soir de brume.

— M’expliquerez-vous ! fait un magistrat en civil.

Leurs foudres me tombent droit dessus comme un pavé de bois dans les dents d’un flic.

Je perçois, en les énonçant, l’aspect vasouillard de mes explications.

— Mon chef m’avait chargé de…

En aparté, je me traite de grand lâche. Toujours la pétoche des responsabilités ! Voilà que je me retranche derrière le Vieux en espérant amadouer ces Messieurs. Dans la cour, le bourreau doit fulminer pour sa partie de coupe-cigare ratée. Il doit se demander s’il a tout de même droit à ses défraiements et il regrette le café-crème qu’il est allé écluser au troquet du coin tandis que ses aides graissaient une dernière fois sa mécanique. C’est pas son couteau, c’est lui qui est repassé !

— Votre chef vous a chargé de quoi, Commissaire ? De venir trucider les condamnés à mort au pied de l’échafaud ?

Faut pas demander la profession de celui qui vitupère. Je vous parie l’heure qu’il était hier à ces heures contre celle qu’il sera demain à minuit qu’il s’agit de l’avocat général. Ce qu’on appelle dans la guignolerie en rouge le ministère public ! L’homme au sécateur, quoi ! Celui qui effeuille les tronches comme d’autres effeuillent les marguerites, histoire de voir si leurs bergères les aiment un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout !

Rapidement je lui résume l’incident Geneviève Coras en passant sur les détails.

— Je suis venu interroger le détenu dans l’espoir d’obtenir des révélations in extremis.

— Il était bien temps ! ironise le sarcastique professionnel en tirant sur ses manchettes d’un geste automatique.

— Justement, il n’était que temps. Le rêve eût été d’obtenir une remise de l’exécution, mais le Garde des Sceaux a refusé…

— Passons !

Je passe ! Belote et rebelote !

— Soudain, pris d’une crise de folie furieuse, Messonier s’est jeté sur moi. Il m’a pris à la gorge et…

L’autre me jauge, me soupèse, m’estime d’un œil aussi frais que celui d’un poisson oublié sur une plage ensoleillée.

— Voudriez-vous me faire croire que ce garçon affaibli par la détention, enchaîné de surcroît, constitue un danger pour un garçon aussi athlétique que vous l’êtes !

— Il m’a saisi par-derrière, je me suis trouvé déséquilibré et…

— Et les gardiens qui attendaient dans le couloir n’ont rien entendu ! Et vous avez sorti votre revolver afin de lui tirer dessus à la renverse ! Vous vous moquez, commissaire !

— Mais…

— La vérité est que vous avez voulu par n’importe quel moyen stopper cette exécution. Je vais demander votre arrestation !

Je me penche sur lui.

— O.K., faites-le et nous aurons droit à une charmante publicité dans la Presse. Il y a du creux dans les actualités justement, ça sera une aubaine pour les journalistes. Le flic qui s’insurge contre une erreur judiciaire, je parie que ça plaira dans les chaumières !

Il en prend plein sa frime de rat méchant. Moi je me chope par la main et m’emmène promener. Un homme me suit dans le couloir.

— Je peux vous dire deux mots ? demande-t-il.

Je le toise de haut en bas.

— Qui êtes-vous ?

— Maître Alban Désacusaix, le défenseur de Messonier.

Je me force à lui sourire.

— J’ai drôlement terminé votre travail, n’est-ce pas, Maître ?

— En effet, dit-il. Vous ne prendriez pas un petit alcool avec moi ?

— Un verre de rhum ? ironisé-je.

Il ne sourcille pas.

— Si vous voulez, on doit bien trouver un café ouvert à ces heures, non ?

— Si vous avez des goûts simples, oui !

Ça me botte de parler un peu avec ce type.

C’est un petit homme jaunâtre, aux cheveux recouverts de peau de crâne. Il a un tic à l’œil gauche qui l’oblige à le fermer violemment. On dirait qu’il vous fait de l’œil. Ce truc-là a dû lui valoir pas mal de désagréments avec des maris jalminces.

Nous quittons la cabane aux mille lourdes et n’avons pas trop à draguer le quartier pour découvrir un troquet ouvert.

C’est le genre big bistrot avec un loufiat en bras de chemise qui fourbit son alambic à caoua en chantant des hymnes marianiens.

— Deux cafés ! Deux croissants ! Deux rhums ! lancé-je.

Je me sens un peu mollet des soupapes. Voilà un bout de moment que je n’ai pas ronflé et j’ai les battoirs qui font bravo sans le vouloir. Quelles aventures, mes potes ! Et dire que le plus duraille reste à faire. Parce qu’entre nous et la Porte Maillot, si je ne me manie pas le fion pour prouver l’innocence de Messonier, je vous parie une vraie plume contre une plume occulte que ça se terminera en moche pour votre San-Antonio adoré, mesdames ! Quand le Vieux va apprendre mon coup d’état, il commencera un traitement contre la jaunisse, après quoi il me fera payer ça tellement chérot que je serai obligé de faire la plonge dans une cantine pour pouvoir régler l’addition.

Oh ! là là ! Il va en perdre ses légumes, le Boss ! Des coups pareils, c’est pas fait pour hâter le canapé de sa rosette !

— Alors ? me demande l’avocat.

— Avant de vous démarrer l’historiette, fais-je, je voudrais vous poser une question.

— Oh ! Oh !

— Et je vous demande de m’y répondre par oui ou par non. À votre avis, Maître, après étude approfondie du dossier et après avoir recueilli les confidences de votre client, Messonier est-il coupable ?

— Oui, dit-il. Tout à fait entre nous, mon cher, j’en suis convaincu !

— Eh bien, moi, je suis convaincu du contraire !

Pour la énième fois, je raconte — mais en détail — les péripéties de la nuit. Il suit minutieusement mes explications, se gardant de les interrompre par des questions. C’est le type qui sait parler sans doute, mais qui sait aussi se taire, qualité précieuse pour un avocat.

Lorsque j’ai terminé, il me dit :

— À mon avis, Mme Coras a été peut-être la complice de Messonier. Je crois aussi qu’elle a été sa maîtresse. Il l’a tenue en dehors de l’affaire par amour, car Messonier est un passionné. Je lui ai trouvé un goût du martyre assez curieux, mais c’était un intoxiqué, preuve qu’il cherchait une issue à sa vie. Voyez-vous, commissaire, c’est un cas que cet homme, il a trouvé une esthétique à son existence en cellule.

Je vide mon caoua et n’ai pas le cœur de becqueter le croissant. Un coup de rhum pardessus le blaud ; je me tourne vers maître Alban Désacusaix.

— Eh bien, moi, maître, je suis plus catégorique encore que vous : Messonier est innocent et je le prouverai. Vous m’excusez ?

Je me lève.

— Où allez-vous ?

— Roupiller un brin dans le premier hôtel venu. Je ne sais pas si ça se remarque, mon bon maître, mais je suis à bout de forces, et ça n’est pas la pisse d’âne qu’on vient de nous servir pour du café qui peut me ragaillardir.

On sort dans l’aube crasseuse. Il flotte toujours menu. Ce genre de pluie idiote qui paraît ne pas mouiller et qui à la longue vous transforme en éponge.

— Moi aussi, je vais au lit, dit Désacusaix, car je puis vous assurer que je n’avais pas fermé l’œil. Auparavant, je vais aller prendre des nouvelles de Messonier à l’hôpital ; j’espère que vous ne l’avez pas trop endommagé !

— Pensez-vous ! Je sais viser juste, surtout lorsque je tire sur des gars qui me sont sympas !

Nouveau rire du cher maître. Gentil, mais éberlué, nettement dépassé par les événements, surtout lorsque ceux-ci ont mis la surmultipliée. Franchement, les mecs, si un jour il vous arrive un pastaga, allez plutôt carillonner chez Floriot, because ce champion du barreau (de chaise) me semble tout juste bon à défendre la cause de la veuve Bourmoix lorsque celle-ci plaide pour un bris de clôture.

Je le laisse à sa gueule de bois dans le matin mouillé, tant chanté par les poètes qui, en général, se lèvent à midi. Et je vais guérir la mienne à l’hôtel « du Trombone à coulisse et de la Normandie réunis ».


C’est un coquet établissement de quatre étages qui tient encore debout grâce aux affiches collées sur sa façade. Des marneurs de grand style, passés pros depuis belle lurette, vont au turbin, sans joie, en tétant leur première gauloise, cependant que la leur finit un rêve consacré à Georges Guétary. Un patron jaune à cheveux blancs crêpés me loue sans explications une pièce sous les toits. Je lui recommande de m’éveiller à huit heures pile, et je vais disperser le congrès de punaises qui tient ses assises dans mon lit de louage.


Trois heures de dorme, c’est pas lerche lorsqu’on a passé la nuit à cavaler, qu’on s’est pris un coup d’instrument contondant sur la pensarde et qu’on est mis au banc de la Société pour s’être permis un rodéo inédit à la Santé, quartier des Cramponne-ta-hure-y-fait-du-vent. Lorsque la bonniche de bidet’s office tambourine à ma pauvre lourde numérotée, je rêve que j’assiste à une réception à Buckingham Palace ; il y à là Elizabeth et sa famille, plus Tino Rossi, la môme Marceau, et Vercingétorix. C’est simple, agréable à cause de l’orchestre de jazz et j’ai une touche avec une archiduchesse dont les chemises ne m’ont pas l’air archi-sèche.

De plus les boissons sont de first quality : il y a du vin des Rochers (le Velours de l’estomac) du Vérigood, de l’hydromel en boîte (crânienne) et du sirop de protagoniste.

Bref, je flotte dans les délices sans nombre lorsque les heurts de la ramoneuse de lavabos viennent m’annoncer que le monde a tourné, les cadrans de breloques itou et qu’il est huit heures cinq broquilles à l’horloge parlante de son transistor.

Drôle de bouille, la soubrette. Elle a la jaunisse ou alors sa mère a passé son voyage de noces au Cambodge. Elle a les yeux pas très en face des trous, et les trous vachement étroits.

— Comment vous nommez-vous, mignonne ? bâillé-je.

— Li-Ju-Mo, me répond-elle ; mais ne m’appelez pas mignonne où je vous mets mon poing dans la g… ; on peut être Chinois et ne pas faire partie de la pédale, je suppose ?

Ayant incliné mon regard de quarante-cinq degrés, je constate à ma grande confusion que la soubrette est un soubret. Celui-ci porte des falzars comme tout un chacun chinois. Je m’excuse, me lève et lui demande si dans la taule on sert aux clients des cafés valables. Il répond que oui, enfouille le billet que je lui tends et me promet pour très bientôt et peut-être avant un bol de jus comme n’en trouve pas à São Paulo.

Là-dessus, je décroche le bigophone et réclame le numéro des établissements Poulagas and Co.

L’ayant obtenu, je me fais mettre en communication avec Magnin. Gentil garçon plein jusqu’au goulot de bonne volonté et de désir de bien faire.

En reconnaissant mon timbre harmonieux, il puise dans sa réserve de points d’exclamation.

— Ah ! c’est vous, m’sieur le commissaire ! Eh bien ! vous pouvez dire qu’il est question de vous ici ! Le Vieux est dans tous ses états…

— C’est son côté Charles Quint, fais-je…

— C’est possible, admet Magnin qui ne perçoit pas toutes les subtilités — surtout historiques — de mon langage.

Et de poursuivre.

— Il est descendu lui-même de son terrier pour voir si vous étiez arrivé. Il a dit à tout le monde ici que dès qu’on vous apercevrait il faudrait vous conduire à son bureau.

Je m’attendais à une réaction de ce genre. Vous dire que je me sens à l’aise dans ma garce de peau ce matin serait exagéré. M’est avis, les gars, que j’ai chaud aux plumes.

— Bouche cousue sur mon coup de fil, hein, vieux ?

— Naturellement, m’sieur le…

— Bon. Où en es-tu avec la mission dont je t’ai fait charger cette nuit ?

Il prend sa voix de rapport. Ton froid (à la tomate), syllabes admirablement articulées, avec pignon rotatif et roulement à billes.

— Nous avons retrouvé votre voiture avenue Mozart…

Naturlich, c’est près du boulevard de Beauséjour.

— … mais la dame Coras n’était pas à son domicile lorsque je m’y suis présenté. Par contre elle a reparu chez son garagiste et a pris son auto.

— Voyez-vous…

— J’ai placé un homme chez son concierge, et un autre à la banque.

— Pas bête, mon bonhomme.

— Par ailleurs, continue mon sous-verge (c’est beau la langue françouze), j’ai fait diffuser son numéro minéralogique à tout le territoire. Sa voiture étant une petite anglaise rouge, elle sera vite repérée, vous pensez…

— Très bien, fiston, je n’aurais pas fait mieux.

Il doit se pâmer, le fin limier.

Le v’là qui s’enhardit à me questionner.

— Dites-moi, patron, pour cette nuit, à la Santé, que s’est-il passé ? Je vous jure que ça fait un drôle de cri dans la maison. Je me demande dans quelle mesure la chose sera amortie, vous savez comme est la presse, elle a des oreilles qui traînent un peu partout…

— T’inquiète pas pour la presse. Plus il y aura de la publicité faite là-dessus, mieux ça vaudra. On a des nouvelles de ma victime ?

— Oui, il paraît que ça ne va pas fortiche.

— Quoi ?

— Arrivé à l’hosto, le mec aurait tenté de s’ouvrir les veines. On l’a trouvé sans connaissance dans son lit après qu’il ait été pansé, il était quasi exsangue. On est en train de lui faire des transfusions comme s’il en pleuvait !

— En v’là un qui avait bigrement envie de fleurtailler avec la mort !

— Ça me semble…

On toque à la lourde. C’est Li-Ju-Mo qui me livre mon caoua du Brésil sans frais de douanes.

— Je te rappellerai dans la matinée, Magnin.

— À votre service, patron.

— Si vous arquepincez la môme Coras, embarque-la en souplesse, sans publicité, et mets-la-moi au frais en m’attendant ; isolement complet, vu ?

— Compris.

— Béru est arrivé ?

— Pas encore.

— Quand il pointera son ignoble personne, ordonne-lui d’attendre mes instructions. Allez, bye !

Je raccroche. Le Chinois me lance un coup de périscope à grand rayon d’action.

— Vous êtes de la police ? me demande-t-il.

— De quoi je me mêle ? objecté-je pauvrement.

— Les poulets, me dit-il, je les sens de loin.

— T’as essayé Purodor ? je demande en goûtant à mon breuvage.

Je fais une grimace qui ferait honte à un hépatique. Ça, du café ? Ils charrient dans la taule ! C’est tout de même malheureux de se faire servir du jus de chaussette à longueur de journée.

— Pas bon ? me fait Lajaunisse d’un air heureux.

Je vide le bol dans le lavabo. C’est une réponse qui les contient toutes.

Le jaune se taille en riant blanc. Par mesure de sécurité, je tire le verrou et je me mets à réfléchir comme toutes les glaces de Saint-Gobain réunies.

La journée qui se présente promet d’être décisive. Lorsque le mahomet se couchera, ou j’aurai triomphé, ou je pourrai m’acheter une bassine à grande friture pour m’établir marchand de frites. Va falloir jouer serré.

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