CHAPITRE III

Un type à principes, comme Archimède par exemple, demanderait à la veuve Coras si elle prend sa poire pour un quart de Brie et lui conseillerait d’aller cultiver le pois de senteur sur la tombe de son défunt. J’ai déjà vécu des moments pas ordinaires, vous le savez ; et si vous le savez pas il vous suffit de ligoter les tomes (de Savoie et autres) sortis de mes presses pour vous en convaincre (un convaincu valant un vainqueur). Mais des moments comme icelui étaient jusqu’à présent inconnus au bataillon. J’ai rencontré à travers le vaste monde (quarante mille kilomètres de tour de taille) et le long de ma vie bien des femmes exigeantes. Des qui me demandaient de remplacer leur mari au pied levé ; des qui exigeaient que je les tire d’une situation embarrassante ; des qui voulaient ceci et d’autres qui réclamaient cela et toujours je me suis ingénié à satisfaire à la demande. C’est mon côté S.V.J. mitigé Terre-Neuve. Retroussez vos manches, ça ira mieux ! Et en avant marche ! comme disent les pontonniers. Mais une souris déguisée en pin-up qui, à six heures du soir, vient vous avertir que le quidam qu’on doit raccourcir à cinq plombes du mat le lendemain est innocent et vous supplie de découvrir le vrai assassin dans l’intervalle, franchement les gars, c’est la première fois que j’en trouve une !

Si la peau d’un homme n’était pas en jeu, et si la quémandeuse était moins bien roulée, je l’inviterais à aller se faire prouver ailleurs que l’homme n’est pas seulement un roseau pensant. Mais voilà… Vous comprenez ? Deux yeux limpides et pathétiques frangés de longs cils comme on dit dans les romans pour jeune fille humide, ça vous chanstique la volonté, vous court-circuite la raison et vous donne envie de capturer l’Himalaya et de l’emmener promener en laisse.

— Je vous en supplie, monsieur le commissaire, essayez au moins…

Sa bouche entrouverte sur des dents éclatantes promet tout ce qu’on veut bien imaginer. Je gamberge un brin, manière d’étudier comment ça se présente. Une enquête éclair. Une enquête de nuit… Une enquête contre la montre. Une enquête en marche arrière, quoi ! façon écrevisse. Écrevisse polka !

Après tout, j’ai rendez-vous ce soir avec une charmante dame qui n’a plus rien à me donner, sinon l’heure de sa montre-bracelet (et j’ai déjà celle de Radio-Luxembourg). Je peux donc remettre à plus tard cette conversation au sommet ! Surtout que lorsque vous avez rencontré trois fois une dame comme c’est le cas, une première pour lui offrir l’apéritif, une seconde pour lui offrir votre cœur et une troisième pour lui faire réciter en javanais la liste des départements d’outre-mer, vous pouvez jeter votre dévolu sur une autre, à condition que ce soit un dévolu normalement constitué bien entendu. Et puis, le plaisir d’une soirée peut-il entrer en ligne de compte lorsqu’il s’agit de sauver la tronche d’un homme ?

— Très bien, madame, déclaré-je, magnanime, je vais essayer.

Elle a un geste, que dis-je : LE geste (en anglais the geste). Geneviève Coras quitte son siège et pose sa main fine sur mon poing. En même temps, son regard se branche sur le mien comme une fiche-banane dans une paire de douilles.

— Merci ! dit-elle, car elle joue sobre.

Je m’ébroue. Il me semble que je viens de dégringoler dans une flaque d’extase. Comme la mère Manon j’en suis tout étourdi.

— Seulement, fais-je, je vais vous demander de ne pas me quitter.

Croyez-moi, bande de lanturlus, c’est pas par salacité que je subordonne cette condition signée Cadum à mon acceptation, mais bien parce que la collaboration effective de Geneviève Coras m’est indispensable. Comprenez : elle est le dénominateur commun de l’affaire. Femme de la victime, maîtresse du condamné ! Ce sont des titres, ça, qui lui donnent droit, non pas à une place assise dans le métro ou à une réduction sur les chemins de fer, mais à m’assister.

— Je suis à vous ! rétorque-t-elle noblement.

Elle réalise la hardiesse de la réplique et la tempère aussitôt.

— … pour vous fournir tous les renseignements et toute l’aide qui vous seront nécessaires.

Je fais claquer mes doigts. C’est le coup d’envoi, les mecs. À moi de jouer ! Si vous craignez les émotions fortes, courez échanger ce livre contre les recettes végétariennes de tante Irma parce que je vous annonce que ça va barder !

— Voulez-vous m’attendre ici un moment, madame Coras ?

— Certainement.

Pour la distraire, je lui cloque une revue scientifique consacrée à la culture du macaroni en branche dans les parcs à huîtres de la Nouvelle-Zélande. Y a des planches en couleur fantastiques et des graphiques permettant de suivre le rythme de la production des macaroni néo-zélandais par rapport à celle des pays sous-développés, sous-estimés et sous-cutanés.

Dans le burlingue voisin, le gros Béru fait sa vaisselle en chantant : « Laissez pleurer mon cœur, vous qui ne m’aimez plus. »

Je lui glisse un discret coup de sifflet dans les plats d’offrandes.

— Hé, Gros, j’ai une bergère à côté qui m’a l’air de cafarder. Ça t’ennuierait, mine de rien, d’aller lui faire un brin de causette pendant que je monte chez le Vieux ?

— Penses-tu, avec plaisir ! affirme le tas d’immondices, toujours prêt à rendre service.

— Du tact, hein, c’est une personne de la Haute !

Il hausse les épaules.

— C’est pas à moi qu’y faut faire des recommandations pareilles ! proteste Béru en essuyant ses mains mouillées dans ses cheveux graisseux.

Il sort un mégot sinistré de sa poche, le pétrit un peu afin de lui restituer une forme cylindrique et ajoute en se le collant entre les limaces :

— De toute façon, les gonzesses de la haute, tu sais, c’est pas parce qu’elles ont un arbre gynécologique qu’elles m’impressionnent.

D’un pas souple, je gravis les deux étages qui me séparent du Vieux.

Загрузка...