CHAPITRE XIV

De ce coup de tube à Magnin, je retiens avant tout deux choses. Primo : Messonier a tenté de se finir.

Deuxio : Geneviève Coras a mis les bouts.

J’examine séparément ces deux faits. Le comportement du condamné à mort est franchement extraordinaire. Ce type qu’on soustrait à la guillotine in extremis, comme disent les chauds latins et qui, au lieu de se réjouir du miracle, essaie de se buter est, à mon sens (et c’est celui de la longueur en général) le cas number one de ma carrière. Je paierais ce que vous me demanderiez pour avoir la clé de l’énigme, à condition que vous l’ayez, naturellement.

Quant à cette petite écervelée de Geneviève qui me fait du cinéma en marche avant, puis du cinéma en marche arrière et enfin du cinéma en relief (voir ma bosse), je pense qu’elle a eu peur des conséquences de son mouvement d’humeur et qu’elle est allée se faire aimer sous des deux plus cléments où les équipiers du P.C.D.F. (Poulet-Club-De-France) n’auront pas trop de mal à la dégauchir.

Je me convoque pour une réunion extraordinaire au sommet.

« Alors, mon chou, me dis-je, car j’aime me prendre par la douceur, qu’est-ce que tu vas inventer ce matin pour te tirer de la mouscaille ou pour t’y enliser jusqu’au trognon ? »

Je me dis loyalement qu’il faut s’approcher de la source. C’est toujours là que l’eau est la plus pure. Or, quelle est la source ? Messonier. Une petite virouze à son chevet me paraît très indiquée. Pour peu qu’il soit sorti du sirop et qu’il ait récupéré sa menteuse, je pourrais peut-être le faire accoucher d’un morceau de révélation.

« Allez, zou ! »

Et me voilà parti.


Il y a un matuche à baffies dans la chambre de Messonier pour veiller sur sa sécurité. C’est du brave agent à deux doigts et une phalangette de la retraite. Il ligote l’Équipe pour voir où en est le Racinge avant sa rencontre avec la Garenne-Sainte-Hilaire. À mon entrée, il salue militairement. Je vois bien à sa mine qu’il est au courant de mes exploits, néanmoins je demeure son supérieur et, tant que les miens ne m’ont pas envoyé tricoter du chausson à Poissy, il me doit le respect et me le rend avec les intérêts.

— Il y a ici que vous êtes longtemps ? lui demandé-je à brûle-pourpoint.

J’ai la fourche qui langue un peu ce matin. Le manque de sommeil et les émotions, sans doute.

Comme le représentant anémié de la force publique ouvre des yeux abasourdis, je rectifie le tir :

— Il y a longtemps que vous êtes ici, brigadier ?

Car il est brigadier.

— Depuis qu’on a transporté l’homme, monsieur le commissaire.

L’homme n’est pas vaillant. Il est entortillé dans de la gaze comme la momie de Ramsès II et flotte dans une espèce d’inconscience entrecoupée de soupirs et de menus cris. Ça ne doit pas se passer comme dans la Semaine de Suzette sous sa coiffe, je vous le garantis.

— Vous n’avez pas quitté sa chambre ?

— Non. Quand je suis arrivé, on le ramenait du billard parce que y a fallu lui enlever ses balles !

Là, il met le paquet en fait d’intonation et de regard appuyé. C’est les Chargeurs Réunis à lui tout seul.

— Vous ne vous êtes aperçu de rien lors de sa tentative de suicide ?

— Non, de rien. Je m’es installé ici, dans ce fauteuil, à lire les journaux en attendant. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ?

Je lui dédie un haussement d’épaules approbateur.

— En effet !

— Au bout d’un moment il a repris connaissance, poursuit le brigadier, et y m’a demandé où qu’il était. Je m’es approché et je lui ai dit. Alors il a fermé les yeux et s’est mis à pleurer ; comme si que c’était la rédaction qui se faisait, vous comprenez. Le choc poteau-opératoire qu’on appelle ça…

— C’est juste !

— Puis il s’est assoupi. J’ai retourné masseoir. Le substitut est d’abord venu, ou j’sais pas qui : le procureur, p’t’être. Ensuite son avocat. Mais comme Messonier dormait ou faisait semblant, y s’y ont pas causé et se sont pas arrêtés. Et puis voilà que l’infirmier s’annonce pour lui faire une piqûre. Il rabat les draps et pousse une beuglante ! Si vous aviez vu, m’sieur le commissaire. C’était tout rouge ! Y avait une lame Gillette au milieu du raisin ; ce c… s’était cisaillé le poignet en douce dans son pageot ! Où qu’il a chopé cette lame, c’est ministère et boules de gomme. On pense qu’il se l’avait procurée y a longtemps et qu’il la planquait dans ses fringues. Ou alors qu’il se la serait dénichée dans la salle d’opération avant qu’on l’endorme. Brèfle, on saura la vérité plus tard, s’il en revient. Le toubib dit comme ça qu’il a perdu plus d’un litre de rouquin. C’est mauvais pour un blessé. Notez qu’on lui a fait une infusion de sang depuis…

Mon interlocuteur est de l’espèce volubile. Vous mettez deux sous dans le bastringue, vous appuyez sur un bouton et il ne vous reste plus qu’à chercher une pose commode dans un fauteuil moelleux ! Soudain il la boucle, car quelqu’un vient de pénétrer dans la chambre du blessé. Et ce quelqu’un, tenez-vous bien, ce n’est autre que le Vieux. Il porte un costar bleu croisé ; une limace « persillée », vu sa blancheur et une cravetouze noire. En me découvrant au chevet de « ma » victime, il devient blême comme un lavabo.

— Vous ici ! déclare-t-il, comme dans les bonnes pièces de patronage.

— Le meurtrier revient toujours sur les lieux du crime, essayé-je de plaisanter, ne voulant pas me faire traiter comme une descente de lit devant le brigadier à moustaches. En l’occurrence, la descente de lit que je constituerais serait, vous l’admettrez, une descente de police.

— Nous sommes à un tournant ! fait le Boss.

Je lui sais un sacré bloc de grès pour ce pluriel. Par là, il me fait comprendre qu’en Haut lieu, ça chauffe aussi pour sa calvitie.

Le malheur crée une sorte de fraternité. Il la subit plus que sa rancune.

— C’est du joli !

Je me penche sur son oreille.

— Ça finira comme ça devra finir, patron, mais je veux vous dire une chose : si c’était à refaire, je le referais !

— Ça n’est pas avec de grands sentiments qu’un policier fait de la bonne besogne, San-Antonio. J’ai bien peur de devoir vous réclamer votre démission. Croyez-le, je ne suis que l’intermédiaire…

— Vous l’avez ! rétorqué-je. Je vous l’offre déjà verbalement et vous la recevrez par écrit au prochain courrier.

Sur ces paroles définitives, je quitte la pièce sans vérifier l’effet qu’a produit sur le Vieux ma prise de position.


Pour tout vous bonnir et ne rien vous cacher, je me sens un autre homme. En moi c’est le désert de Gobi et le Sahara réunis. Le sentiment de ne plus appartenir à la poulaillerie me prive de mes moyens. La fonction crée l’organe. Or je viens de me pratiquer une ablation douloureuse. Je me suis ôté la qualité de flic. Ma parole, c’est pire que si je déambulais à poil dans les rues.

Il me semble que les gens se retournent sur moi. En regagnant la bagnole, je pense à mon futur et celui-ci me paraît franchement pas beau. On dirait qu’il a la petite vérole, mon avenir. Et qu’il s’est fringué dans les tons gris. Que vais-je bien pouvoir entreprendre pour assurer ma pauvre subsistance et celle de Félicie, ma brave femme de mère ? La vente des aspirateurs ne me paraît pas lucrative ; celle des appareils à enfiler les ronds de serviette non plus. Alors ?

En prenant place au volant, je songe que ce véhicule appartient aux services, et que, par conséquent, je n’ai plus le droit de l’utiliser. Y a pas, faut aller le rendre, d’ailleurs j’ai hâte de récupérer le mien. Ma chignole est une espèce de prolongement de moi-même. Je bombe jusqu’à la maison Viens-Poupoule et je laisse la Juva près de ma voiture qu’un poulardin compatissant a ramenée au port (un port d’où je vais appareiller pour une destination inconnue).

— M’sieur le commissaire !

Je lève ma frime vers les étages et, à une fenêtre du second, j’aperçois la bouille raisonnable de Magnin.

— Venez !

J’y vais. Mon cœur est plus gros que les Peter’s sisters. Dire qu’il me faut quitter tout ça. C’est moche, la vie. On se décarcasse pour arriver. On fait une carrière éblouissante et puis, un jour, on fait un faux pas, on glisse sur une peau de banane et tout est à recommencer !

Il est vachement surexcité, le Magnin. Ses yeux frétillent comme deux gardons qu’on tire de l’onde. En voilà un qui aime aussi son job et qui veut arriver. Lui aussi, quand il aura du galon, aura des pièges à éviter. Et lui aussi mettra fatalement un pied dans l’un d’eux, parce que c’est un simple calcul de probabilité et que les chiffres jouent toujours contre vous.

— Qu’est-ce qu’il y a ? On dirait que tu viens de voir un Martien.

— Deux nouvelles, depuis tout à l’heure, m’sieur le commissaire. D’abord on a retrouvé la voiture de Mme Coras.

— Où ?

— Oh ! en plein Paris, boulevard Raspail. Elle était stationnée devant un marchand de disques, à moitié sur les clous. Le premier flic venu y a foncé dessus, vous pensez.

— Alors ?

— J’ai dit de laisser la voiture en place et j’ai placé un homme à proximité pour attendre le retour de la femme.

— Parfait. Ensuite, la seconde nouvelle ?

— Il y a eu un coup de grelot de Bérurier. Pas de lui exactement, mais d’un de ses cousins, paraît-il, qui est cultivateur à Neauphle. Béru s’y trouve et il demande que vous le rejoigniez d’urgence.

Magnin sourit, comme l’abbé du même nom.

— Le plus drôle, c’est que lorsque vous m’avez appelé tout à l’heure le cousin du Gros était en ligne. Je vous ai pris en priorité, sans quoi…

Je colle une bourrade à Magnin.

— Allez, tchao, bonne pomme ! Je ne sais pas si on se reverra, mais je peux te promettre que tu feras ton chemin.

— Qu’est-ce que ça veut dire, m’sieur le commissaire ?

À son regard, je vois bien qu’il a pigé ce qui se passait.

— Ça veut dire que pour réussir dans ce p… de métier, il ne faut pas avoir la conscience trop encombrante.

Cette fois je retourne à mon véhicule à essence et, une nouvelle fois, je prends l’Ouest pour objectif.

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