Un ange passe, je vous prie de le croire. Et à tire d’aile, encore ! Il faut mettre des verres teintés pour suivre sa trajectoire.
La femme de Coras ! C’est-à-dire la femme de la victime ! À ma connaissance, cette digne personne était restée tout à fait en dehors du circuit. On l’avait juste vue renifler à la barre dans des voiles de deuil. L’avocat de la partie civile avait tenu à ce qu’elle vienne montrer son désespoir au peuple. Elle ne savait rien, elle l’avait balbutié. Le président des Assises l’avait remerciée pour son courage et lui avait cloqué les condoléances du jury auquel on avait distribué des oignons à tout berzingue pour faciliter son émotion.
Du coup, je trouve que l’affaire vaut le dérangement.
— Allons bavarder de tout ça à mon bureau, décidé-je.
Elle consent. Nous retournons à la Villa Bourdille, côte à côte. Sa démarche est digne du reste. Elle a le contre poids qui se garde un coup à gauche, un coup à droite, Mme Veuve Coras. C’est émouvant comme quand le soleil va faire un coucher avec la mère Deglace.
« Ce que ça doit être rigolo de jouer à papa-maman avec cette personne », comme disait mon ami Jean Banlaire qui organisait des partys. Mais la question n’est pas là.
— Donnez-vous la peine d’entrer !
Je frémis en pénétrant dans le bureau.
Pinaud est occupé à recoudre les boutons de son pantalon qu’un séisme a dispersés. Bas-vêtu d’un calcif à rayures style Chéri-Bibi, son chapeau de feutre enfoncé jusqu’aux coquilles, ses lunettes en équilibre sur la pointe extrême de son naze, il tire l’aiguille avec autant de conscience que Jeanne of Arc en mettait à filer sa quenouille en bâton avant que des voix off ordonnent à la Pucelle d’ébranler les rosbifs et d’emmener Charlot number VII à Reims pour y sabler le champagne de la victoire.
Je reste médusé devant le spectacle. Malgré son émotion, Mme Coras a un haut-le-corps. Pinaud se découvre poliment devant l’arrivante.
— Tu tombes bien, fait-il, ça t’ennuierait d’enfiler mon aiguille ? Je suis de plus en plus presbytérien.
En guise de réponse, j’oriente la dame vers le bureau voisin. Manque de bol, Béru, qui assume la permanence, est en train de se faire cuire des tripes lyonnaises sur son réchaud et on a l’impression de pénétrer dans la cuisine d’une cantine scolaire.
En désespoir de cause, j’installe ma compagne dans la salle des témoins.
— Asseyez-vous !
Innocemment, je me place en face d’elle parce que c’est une position clé qui permet une vue imprenable sur la lisière de ses bas. Ayant constaté que ses jarretelles sont blanches et sa peau ambrée, je m’efforce de hisser mon regard noyé jusqu’à son visage.
— Madame, attaqué-je, je pense que nous devons avoir une conversation sans détour. Vous me dites que vous êtes l’épouse de la victime, M. Denis Coras ?
— Oui. Je m’appelle Geneviève Coras, dois-je vous montrer mes papiers ?
— S’il vous plaît, oui.
D’aucuns d’entre vous trouveront ma suspicion injurieuse, mais je leur objecterai que, dans notre job, on n’est jamais à l’abri d’un coup fourré. Bien qu’elle n’en ait pas l’air, la dame pourrait avoir un rouage qui grince dans la boîte à cellules grises et je serais la dernière des noix creuses en becquetant ses salades.
J’ai droit à un permis de conduire et à une carte d’électeur qui ne me laissent pas de doute quant à son identité. Ces fafs m’apprennent qu’elle s’appelle Geneviève Angeline Buisson, épouse Coras. Qu’elle est née à Arras et qu’elle a vingt-six berges. Son sourire désenchanté me prouve en outre qu’elle jouit de toutes ses dents moins une molaire.
— Non, je ne suis pas une mythomane, murmure-t-elle en remisant ses pièces d’identité dans un sac en croco.
Je me dis que ça reste à prouver. D’accord, elle ne triche pas sur son blaze, mais p’t’être bien qu’elle s’est inventé tout un cinéma. Ça arrive. Le chagrin leur tourneboule parfois le bol, aux grognaces, et elles vous servent des tartines de bobards en veux-tu en voilà !
Celle-ci a peut-être éprouvé un choc en voyant Messonier condamné à mort. L’idée qu’il pouvait être innocent s’est fait jour dans sa ravissante petite tête ; peu à peu, elle a grandi, bien qu’elle ne fût pas espagnole, cette idée-là, et maintenant, la môme a un délire à grand spectacle qui lui tient compagnie.
S’agit d’ouvrir l’œil et de ne pas mettre le pied dans un coup foireux because, contrairement à ce qu’on s’imagine, dans mon job ça ne vous porte pas bonheur.
— Expliquez-vous, madame !
— Mon mari et mon beau-père ont été assassinés un samedi après-midi, si vous vous rappelez ?
— Possible !
— Je me trouvais à la campagne…
— Je sais.
— J’étais partie avec la bonne pour mettre en ordre notre maison de Montfort-l’Amaury. Mon mari et son père devaient nous y rejoindre en fin de journée.
— Je sais.
— Dans l’après-midi, je suis allée retrouver Gilbert Messonier qui était mon amant !
Je sourcille. Voilà du neuf qui vient un peu tardivement, on dirait.
— Continuez…
— Que vous, dire de plus ? Nous avons passé l’après-midi ensemble dans les environs de Montfort où Messonier avait une petite maison.
— À quel endroit exactement ?
— Neauphle-le-Château.
Je me pince le haut du pif, ce qui est un moyen radical d’« aspirer » des souvenirs dans les méandres obscurs de la mémoire, comme écrirait un académicien français de ma connaissance. Je me rappelle parfaitement que, dans ses premières déclarations, Messonier affirma s’être trouvé à Neauphle au moment du meurtre. Mais comme il ne put établir la preuve de ce qu’il avançait, mes confrères ne s’attachèrent pas à ces allégations. D’ailleurs, il ne persista pas et se mit à table peu après.
Je reviens au sujet qui me fait face. Geneviève Coras est immobile comme une statue. Seul son regard de lapis-lazuli (j’ai eu un bijoutier dans mes relations) anime sa figure émouvante. Le sphinx ! Elle est aussi énigmatique que lui. Et j’ai toujours été attiré par le sphinx, il y a encore dans Paris des retraitées qui pourraient vous le certifier !
— Madame Coras…
— Oui ?
— Comment se fait-il que…
Elle hausse les épaules et d’un geste élégant, harmonieux et odoriférant, m’interrompt.
— Je sais ce que vous allez me dire. En fait, j’attendais cette question. Pourquoi n’ai-je pas parlé plus tôt ?
— Mon Dieu, chère madame, je crois que vous avez attendu, non pas le dernier moment, mais les derniers moments. Ceux de Messonier en tout cas.
Elle se tord les pognes.
— Je suis une criminelle, monsieur le commissaire. À cause de mon silence, Gilbert va peut-être mourir…
— Je crois qu’on ne peut mieux résumer la situation. Comment expliquez-vous ce silence ?
Elle me considère d’un air interrogateur. Elle se traduit ma question, la distille, la malaxe, la pétrit, l’agglutine, la déglutit, la pense.
— Tout cela a été un tel cauchemar…
— Les cauchemars les plus longs ont une fin, dis-je avec cette profondeur d’esprit qui flanque le vertige à mes contemporains.
Elle opine. Vous pouvez pas savoir ce qu’elle opine bien, cette dame triste aux jambes de blue-bell girl.
— Voyez-vous, monsieur le commissaire, lorsqu’on apprend que son mari est mort assassiné dans des circonstances affreuses, alors qu’on était en train de le tromper, on ne pense plus avec logique. Tout est aboli… Quand j’ai connu le faisceau de preuves qui accablaient Gilbert Messonier, j’ai cru que mon amant avait vraiment trempé dans l’affaire !
M’est avis qu’il trempait un peu partout, ce zig ! Mais je la laisse poursuivre.
— Vous comprenez : ces joyaux découverts à son domicile constituaient un élément majeur… D’autant plus que…
Elle se fait un nœud à la menteuse. Ce qui reste à bonnir passe mal ; faut lui cloquer de l’huile paraffinée sur les muqueuses.
— D’autant plus que quoi ? hasardé-je. Je pense, chère madame, que toute réticence est inopportune en ce moment. Le temps presse, pardonnez-moi de vous le rappeler !
— Vous avez raison ! déclare-t-elle sans ambages, ayant oublié sans doute sa provision d’ambages dans le tiroir de son porte-jarretelles. Eh bien, pour tout vous dire, Gilbert me suppliait de partir avec lui. Seulement, pour cela, il nous eût fallu de l’argent. Un jour, il m’a proposé de cambrioler mon mari. Le vol n’existant pas entre conjoints, je ne risquais pas grand-chose, affirmait-il. Bien entendu, j’ai refusé. Il n’a plus insisté, mais à plusieurs reprises il m’a demandé insidieusement des détails sur l’endroit où mon mari rangeait ses collections de pierres… Si bien que je me suis imaginé, après le drame, que Gilbert avait fait perpétrer le coup par des complices. Sincèrement, je le pense encore. Tout ce dont je suis certaine, c’est qu’il n’a pas tué. Il n’a pas pu tuer Denis et son père ; c’est impossible, monsieur le commissaire. Im-pos-sible ! Je me suis tue parce que, l’estimant complice, je pensais qu’il était normal qu’il expiât dans une certaine mesure. Ses aveux surtout me donnaient à penser qu’il acceptait son sort. Il avait organisé le crime, en sachant les risques qu’il courait. Il avait perdu la partie et me donnait une ultime preuve d’amour en me tenant en dehors de cette affaire ; c’était comme une espèce de rachat !
Tu parles ! Elle tenait surtout à sa réputation, la gentille petite Mme Coras. Être la maîtresse de l’assassin présumé de son beau-dabe et de son mironton, ça la fout mal. Avec ça qu’elle risquait de se faire piquer comme complice, puisque Messonier n’avait pas d’autre alibi que celui que pouvait fournir Geneviève Coras, les guignols assis se seraient fait un plaisir d’expédier la pauvre veuve en pension à la maison aux mille lourdes rayon dames seules.
Cuisinée par les techniciens, elle aurait admis que son Jules lui avait proposé de chouraver les cailloux du mari. Or ces messieurs ont l’imagination montée sur le grand développement. De là à conclure que le projet avait été mis à exécution (c’est le mot), qu’il n’y avait eu qu’un pas que Geneviève n’a pas voulu leur voir franchir.
Je lui résume mon point de vue. Elle acquiesce, pudique mais courageuse.
— Vous avez raison, oui, monsieur le commissaire, j’ai péché par lâcheté. La peur du scandale a été la plus forte…
Et, véhémente :
— Pensez-vous qu’on puisse encore surseoir à l’exécution ?
Je réussis une moue qui impressionnerait un dur.
— Il n’y a que dans les romans d’avant quatorze qu’on apportait la grâce du condamné après qu’il ait bu le verre de rhum ! Pour sauver Messonier, il faudrait un élément nouveau !
— Mais n’en constitué-je pas un ? s’indigne mon interlocutrice.
— Oui et non. Supposez, madame Coras, que vous n’ayez pas été la maîtresse du condamné et que vous veniez déclarer : j’ai vu ce monsieur à Neauphle à l’heure du crime, alors peut-être ces messieurs réagiraient-ils. Mais vous reconnaissez qu’il était votre amant. Ils ne verront dans cette confession tardive qu’une ultime manœuvre pour sauver l’homme que vous aimez !
Elle approuve mon raisonnement d’un hochement de tête.
— Oui, je vois. Le cauchemar continue décidément. Est-ce que vous me croyez au moins, VOUS, commissaire ?
Je la regarde. Ce que j’aimerais lui mordre les lèvres et titiller ses paupières avec mes cils ! Mais si je lui proposais une séance récréative en ce moment, elle penserait que les perdreaux sont des rigolos !
— Je ne sais pas, avoué-je, loyalement.
— Alors vous pensez que je mens ?
— Je ne pense rien. Ou plutôt, je pense beaucoup trop de choses, ce qui revient au même. Mais peu importe, mon opinion personnelle ne change rien à la situation.
— Vous me déconseillez de répéter en haut lieu l’aveu que je vous ai fait ?
— Dans votre propre intérêt, oui. Tout ce que vous obtiendriez, c’est qu’on vous mette sur la sellette afin de voir dans quelle mesure vous avez pu participer aux meurtres !
— Mais c’est terrible !
— Ça l’est.
— Il n’existe donc aucun moyen de sauver la tête de Gilbert ?
— Si, un seul.
— Lequel ? Dites vite, monsieur le commissaire.
Je murmure à regret car j’ai conscience d’énoncer une énormité :
— Découvrir l’assassin avant demain et obtenir ses aveux.
Le silence qui s’établit alors n’est troublé que par la voix majestueuse comme une corne de brume de Béru. Repu de tripes, tripe lui-même, mon valeureux coéquipier laisse s’exhaler son contentement stomacal heureux, parce que plein. Lyrique parce qu’assouvi, le Gros chante un hymne altier dans lequel, puisque nous sommes dans une affaire de joaillier, il est question de trois orfèvres en visite chez trois de leurs confrères. Ces honorables visiteurs se comportèrent, assure le chant bérurien, avec beaucoup de délicatesse à l’endroit (et à l’envers) de la famille de leurs hôtes, ce qui leur valut une réclamation de la servante qui avait assisté à ces démonstrations. Ils souscrivirent d’emblée à la requête ancillaire, au grand dommage d’une table peu solide d’où ils chutèrent, sans que leur optimisme en fût pour autant affecté. Béru affirme de son timbre sonore qui appelle l’orage et fêle les vitres que les trois négociants en bijouterie montèrent sur le toit de la maison afin de prodiguer des caresses très poussées au chat.
Mme Coras ne paraît pas suivre les péripéties de l’odyssée en question. Le regard fixe, les narines pincées, elle murmure :
— Monsieur le commissaire, j’ai lu vos exploits dans la presse. Je sais ce dont vous êtes capable ! Il faut que vous découvriez les vrais coupables.