CHAPITRE VIII

Je vide mon glass, je me dresse.

— Je vous plains, madame Coras, dis-je.

— Que faites-vous ? se lamente-t-elle.

— Je prends congé, comme on dit dans votre milieu, et je me barre comme on dit dans le mien.

Elle est agenouillée sur le canapé, le dos au feu joyeux qui ronfle dans la cheminée. Pathétique, la bougresse ! Pour lui résister, il faut avoir une volonté en nickel-chrome renforcé.

— Non ! Non ! ne me laissez pas, je vous en supplie. Vous ne comprenez donc pas que je vais devenir folle, monsieur le commissaire, si je reste seule cette nuit !

Elle m’a saisi par les revers de ma veste et elle m’attire contre elle, véhémente, farouche.

Son souffle parfumé me grise, comme chantent les mecs peinturés au safran dans « Le Pays of the Sourire ».

— Vous ne sentez pas combien je suis seule dans la vie ! Je n’étais pas heureuse en ménage, et mon veuvage est un calvaire. Oh ! il vaut mieux que j’en finisse. Oui, la mort est préférable à cette existence lamentable que je traîne interminablement.

Elle se fait plus pressante, je n’ose la repousser. C’est la vache crise de gala. Je meurs où je m’attache ! Soldats, droit au cœur mais épargnez la vitrine ! Quelle force chez un être apparemment très faible !

— Le sang de Gilbert Messonier va m’éclabousser !

Tout à coup elle me lâche et s’effondre en sanglotant sur le canapé. Je contourne celui-ci et viens m’asseoir près de la jeune femme. Elle est lovée sur les coussins. Elle a des jambes comme j’en souhaite à toutes les tables Louis XV ! Ah ! mes aïeux, quelle perspective ! Quel panorama ! Dire qu’il y a des tordus qui s’en vont aux States rien que pour mater les chutes du Niagara ! Et d’autres qui vont se faire bronzer le skating à mouches chez Nasser uniquement parce qu’on leur a causé des pyramides ! Ah je vous jure !

Je ne comprends pas que ce petit lot de perfections soit seul au monde ! Ou alors elle le fait exprès, Geneviève. La terre est peuplée de gentlemen bien sous tous les rapports qui ne demanderaient qu’à lui tenir compagnie. Pour ma part, j’en connais un qui passerait volontiers ses vacances à l’ombre de son porte-jarretelles ! Et je peux même vous refiler son blaze, vu que ça ne tire pas à conséquence : il s’appelle San-Antonio.

Ma main envahissante se pose sur la cuisse noble offerte à elle. Il y a des gestes qui sont comme des inondations : vous ne pouvez pas les contenir. La force magnétique, quoi.

Ça déclenche tout un chmizblitz. Elle réagit en me faisant face, je rétorque en lui faisant front. Le chemisier à fleurs s’effeuille comme s’il avait un coup d’automne. Je me mets aussi sec à lui faire le truc du monsieur qui jette sa casquette et qui se précipite pour la ramasser ! Farouche étreinte, façon Bourreau de Béthune ! On commence par une main blanche, on poursuit par une clé japonaise et ça se termine par un enfourchement polyvalent avec nuit sur le Mont Chauve et vol du bourdon sous le haut patronage de la Société protectrice des animaux.

Après cette séance de zizi-panpan, je suis à même de vous parier n’importe quoi contre un peu plus que Geneviève se sent moins seule. D’ailleurs ça se voit à son regard pénétré. Elle me tend ses lèvres et je lui distribue un certain nombre de baisers en bon état qui me vaudraient ma qualification aux championnats du monde de patinage artistique. Après ça, il ne nous reste plus qu’à ramasser les feuilles de rose de son corsage en lambeaux.

La môme revient aux réalités. Elle passe sa main sur son front en sueur d’un geste égaré, style « ciel, mon mari ».

— Qu’avons-nous fait ! balbutie-t-elle.

Je le lui dirais bien, mais je n’aime pas à me répéter ; et puis il est des cas où le vocabulaire vous paraît plus indigent que l’esprit d’un gardien de la paix.

— À un pareil instant, perdre le contrôle de nous-mêmes, murmure-t-elle.

C’est un peu ce que je me dis. Je ne suis pas fier de moi, mais en tout cas ça valait le voyage. L’aller retour terre-septième ciel sans escale c’est pas à la portée du premier lapin venu !

— Vous n’allez pas me laisser, maintenant ? demande la ravissante veuve, very anxieuse.

Il n’y a plus à hésiter. Mon rancard parisien est à la flotte et le destin de Messonier va s’accomplir sans qu’on n’y puisse rien changer.

— Non, mon ange, je rétorque, bourré de tendresse jusqu’au goulot, je ne vous quitte pas.

Voyez, les gars, je vais être franc avec vous, comme le répète un de mes amis chaque fois qu’il va me déballer une vanne, si je reste, c’est pas seulement par pitié pour cette fille, c’est surtout pour ses charmes. Je me sens une de ces intentions de remettre le couvert qui n’a pas besoin d’être affichée à la mairie de votre arrondissement. Geneviève, c’est la déesse qui, lorsqu’elle se défoule, a besoin du traitement de choc. On lui administre carrément la dose maxima.

L’aventure a pris un chemin de traverse pas ordinaire, avouez ?

Des trucs pareils, c’est à se déguiser en peau d’ours blanc ! Et comme liaison ça fait un peu funèbre, hein ? Se farcir une veuve dont le soupirant va être raccourci incessamment, c’est pas commun. Il n’avait pas pensé à ça, le marquis de Sade !

Geneviève me file un mimi qui pourrait coller trois mille timbres et va pêcher son sac sur la table.

— Vous m’excusez un instant, fait-elle, il faut que je mette un peu d’ordre dans ma tenue.

« Et un peu de farine dans mon joli naze », ajouté-je in petto et in extenso.

Je vois bien à ses yeux chavirés qu’elle a besoin d’une petite reniflette, la chérie. Elle va en faire un nez (c’est le cas de le dire) en découvrant que ses sachets de fécule alsacienne ont disparu.

J’attends en m’octroyant d’office une rasade de Haig’s. Plus je connais cette femme — et vous admettrez que je la connais maintenant dans ses moindres recoins ? — plus je me dis qu’elle a un secret. Car la cervelle de votre San-Antonio chéri fonctionne avec la précision d’une montre suisse, les zenfants ! Y compris dans les moments de confusion.

Bon, voilà ma bonne veuve qui radine. Il n’y avait pas gourance lorsque je prétendais qu’elle allait à la farine. Son air déprimé et peureux m’en apprend long comme l’Amazone sur sa déception. Elle n’a plus retrouvé ses sachets de blanche dans son sac et elle est affolée car c’est l’heure du bourre-pif. Elle doit se demander ce que ceux-ci sont devenus, seulement c’est le genre d’enquête dont il est difficile de charger un Royco, même s’il vient de vous expliquer — avec projections en couleurs — le principe de la reproduction artificielle préfacé par le professeur Postcoïteume chargé de cours à la faculté de Suspensoire.

Elle sue, Geneviève. Son front est emperlé, et ses narines frémissent. Dans son regard ensorceleur passent comme des éclairs de chaleur.

Mine de rien, j’allume une cousue.

— Vous paraissez toute bizarre, ma chérie ? lui balancé-je en loucedé.

Elle ne répond rien et dépose son dix de der près du mien. Maintenant que je me sens d’un calme olympien, je peux vous dire qu’elle est à ma merci. Si je sais manœuvrer, elle me bonnira sa vie depuis le premier sourire de sa maman à son papa jusqu’à la minute présente.

Et je vous parie l’obélisque de la place de la Concorde contre une sucette au caramel qu’elle vaut le coup d’être racontée, cette mignonne existence de bourgeoise ravissante mais refoulée, pudique et droguée, qui monte des histoires plus vite que le cirque Pinder monte son chapiteau et qui se laisse déplumer le corsage avec la passivité d’une huître (une huître qui aurait des plumes, naturellement).

— Vous m’avez fait vivre des instants de grand bonheur, Geneviève, susurré-je en confiant au plaftard une bouffée de fumaga d’un bleu azuréen.

— Vous aussi, fait-elle, en dame bien élevée qui vous passe la salière sans qu’on ait besoin de la lui réclamer deux fois.

Quelques minutes s’écoulent. Elle se lève, de plus en plus nerveuse et va pêcher la veste de son tailleur sur un siège voisin. Elle en explore prestement les vagues.

— Vous avez perdu quelque chose, mon cœur ? je demande, toujours aussi innocent que le petit saint Jean.

Elle hoche la tête sans répondre. Je passe ma patte dans ma vague et en retire l’un des sachets. Je le fais sauter dans le creux de ma paume jusqu’à ce que j’aie réquisitionné l’attention de ma folle maîtresse. Ses carreaux s’élargissent et se mettent à charbonner. Elle est croulante de questions qu’elle se refuse à poser. J’assiste à la lutte titanesque contre elle-même. La curiosité aux prises avec la dignité. Premier round d’observation, la curiosité essaie un crochet du gauche que la dignité bloque dans ses gants. Les deux adversaires cherchent leur longueur. Second round : la dignité s’abrite derrière sa garde très remontée. La curiosité tente un coup au foie, évité de justesse par une esquive tournante. La dignité porte une série peu appuyée à la face de la curiosité qui rompt. Au troisième round, la curiosité se lance au combat, déborde l’adversaire, réussit un une-deux au visage, puis place un uppercut au foie et la dignité s’écroule. Je compte jusqu’à dix. Geneviève demande :

— Tous les flics ont l’habitude de fouiller dans les sacs à main des dames ?

— Ça dépend…

— Des flics ?

— Non, des dames, et aussi de leur sac à main.

Je glisse dans ma fouille le sachet qui hypnotise tellement ma compagne.

— C’est Gilbert Messonier qui vous a donné cette manie ? fais-je gentiment.

— Je ne comprends pas.

— C’est pourtant facile. Messonier se camait avant d’être en taule. Je suis certain que c’est avec lui que vous avez contracté cette habitude.

— Folie !

— Je ne vous le fais pas dire. Une belle gosse comme vous jouer « La neige sur les pas » deuxième époque ! Ah ! je vous jure…

Elle tend la main.

— Rendez-moi « ça ».

Je secoue la tête.

— Macache, mon chou ! Depuis notre folle étreinte, je veux votre salut, on va commencer une petite cure de désintoxication, vous verrez comme après cela la vie vous semblera plus facile à consommer, vous la dégusterez avec une petite cuillère !

Elle a un frisson, comme lorsqu’on vient d’attraper froid.

— Je vous en supplie, j’ai besoin de ces sachets.

— Je ne vous les rendrai que lorsque vous m’aurez raconté votre troisième version, chère Geneviève. Moi il me faut une version par heure, c’est ma dose.

— J’ignore ce que vous voulez dire.

— Je veux dire que vous m’avez offert déjà deux récits au sujet de vos relations avec Messonier. Il va falloir m’en inventer un troisième maintenant. Parce que je sens qu’il en existe au moins un troisième, ma belle amie.

— Ce n’est pas vrai, je vous ai dit la vérité !

— Oh ! que non…

— Je le jure !

— Écoutez, chérie, les hommes ne sont pas faits pour laver la vaisselle ni les femmes pour prêter serment.

Je vais tourner le bouton du poste de télé pour dire de créer une ambiance sonore. Et j’ai eu le nez plus creux que ma belle hôtesse vu que je tombe pile sur une émission de François Chalais. Il interviewe une starlette. La môme est vêtue d’un bikini. Elle se tient vautrée sur un divan, la tête pendante, ses cheveux balayant le tapis, les jambes par contre sur le dossier du siège. Chalais lui demande quelles sont ses ambitions. La môme susurre d’une voix peureuse qu’elle est très timide et qu’elle espère arriver malgré son extrême simplicité. Son rêve ? Se trouver dans une cabine-téléphonique en même temps que Warner Brosse (Adam) et l’aider à obtenir la communication. Elle se contenterait à la rigueur d’une croisière en mer avec Clouzot. Ce qu’elle aime jouer ? Tout : elle a un clavier universel, même qu’on l’a surnommée l’Underwood du cinéma. Tout de même ses préférences vont aux rôles de tragédiennes hystériques ou de comiques constipées.

— Marrant, non ? fais-je à Geneviève.

Ça, c’est la bonne tactique. Ce qu’en langage de pêcheur on appelle « noyer la morue » ! Je lui pose des questions brûlantes, puis je parle d’autre chose n’ayant aucun rapport. Le chaud et froid ! Le blanc et le noir ! Rivoire et Carret. Napoléon et Joséphine ! Richelieu et Drouot. La cigale et la fourmi ! Vous mordez le topo ?

— Rendez-moi mes sachets ! insiste-t-elle.

Croyez-moi ou allez vous faire peindre la colonne vertébrale en rouge (en violet pour les ceuss qu’auraient les palmes) mais elle chiale. Faut croire que ça la mène vilain, la farine ! Ça me chavire un brin de voir pleurer cette gentille meunière par ma faute après ce qu’elle a fait pour moi ! Le don de sa personne, c’est quelque chose, non ? Ils sont nombreux, notez bien, les mecs qui en ont classe de leur première personne et qui se la font mettre au pluriel en espérant que ça ira mieux !

Elle est acagnardée près de la cheminée, sa silhouette harmonieuse se découpe devant le rideau de feu.

— La vérité d’abord, Geneviève ! fais-je avec un ton tellement ferme qu’on pourrait y casser des œufs contre. Le marché est honnête : je vous propose la vérité contre un peu d’illusion. Si on analyse, c’est vous qui gagnez !

— Vous n’êtes qu’un saligaud de flic ! lance-t-elle, à bout de patience.

— On fait ce qu’on peut, dis-je. Mais je m’étonne de trouver de telles expressions dans votre bouche experte, Geneviève. Quand on sait se servir d’un couvert à poisson, on n’emploie pas le vocabulaire d’une marchande de morue !

— Je n’ai rien à vous dire, espèce de voyou !

— Pensez-vous ! Si vous me disiez ce que vous avez fait le samedi après-midi, pendant qu’on bousillait votre vieux et son daron ? Hmm ? Puisque vous n’étiez pas chez Messonier, où étiez-vous, hein ? Pas à la préfecture puisque, comme vous me l’avez fait si justement remarquer, ces honorables établissements sont fermés à ce moment-là ? Et autre chose, ma mignonne. Qui est allé chercher votre carte grise le matin ?

— Moi ! fait-elle.

— Mensonge ! Votre ex-bonne jure que vous ne l’avez quittée que l’après-midi !

Elle est baba, comme on dit chez mon ami Ali le pâtissier.

Je profite de l’avantage et je lui marche dessus comme sur une descente de lit hors d’usage.

— Alors, ma belle, la réponse ?

La réponse, elle me la cloque par retour. Je n’ai pas le temps de voir venir. Ou plutôt si, je vois venir, mais il ne m’est pas possible d’esquiver. Faut dire que c’est de la réaction pas courante. Elle a cravaté le lourd tisonnier de cuivre accroché au montant de la cheminée et me le file sur la coloquinte. Pouf ! Madame a sonné ? Je commence à compter trente-six chandelles, j’aperçois alors Jean Nohain, je prends peur et je recommence mes calculs, et puis tout chavire et je m’offre un pot de cirage noir.

Au revoir, vous tous !

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