CHAPITRE XVII

Sorti de chez l’acteur, je fonce dans une proche brasserie où je commande un sandwich pain-de-mie-jambon-beurre, un demi de blonde, et la communication avec la gendarmerie de Neauphle-le-Château. J’obtiens ces trois choses dans l’ordre précité, c’est donc la bouche pleine que je m’adresse pour commencer à l’adjudant de gendarmerie Cognemout. Il me prend d’abord pour un Auvergnat, mais j’avale mon sandwich et mon élocution devient aussi audible que celle de M. Pierre Fresnay soi-même.

— Ici commissaire San-Antonio.

— Mes respects, qu’il fait, le pédaleur de charme.

— Vous allez visiter immédiatement les marchands de charbon de votre région en leur demandant s’ils ont livré du charbon chez Vermi-Fugelune, et si oui à quelle date. Voyez par la même occasion les fumistes et autres installateurs de chauffage central pour savoir qui a modifié l’installation. Compris ?

— Compris, monsieur le commissaire.

— Vous m’appelez à mon bureau.

— Entendu.

Je retourne à l’air libre terminer mon demi. Mon crâne est lourd de pensées inquiétantes. Quelle affaire, mes aminches ! Quelle affaire !


À trois heures, je retrouve l’ombre fraîche de mon bureau. Le beau temps ruisselle sur la capitale comme un torrent de lumière (où est-ce que je vais chercher des comparaisons pareilles, je vous le demande !). L’ineffable Pinaud est très affairé car il se livre à une question délicate consistant à attacher des hameçons triple zéro sur du deux centièmes. Chaque fois qu’il veut casser le fil avec ses dernières dents, il se pique l’hameçon dans les bacchantes et tout craque.

Je demande l’hosto. L’infirmier-chef m’apprend que Messonier a repris connaissance, mais qu’il est bien trop faible pour parler. Ceci dit, ses jours ne semblent pas en danger ; voilà qui va rasséréner le pauvre bourreau. Magnin me donne une réponse négative concernant Geneviève. La chérie paraît s’être désintégrée.

Elle n’est pas revenue à son fameux cabriolet et personne ne l’a revue. C’est donc moi qui suis de la revue.

Je me demande ce que je pourrais bien fiche pour faire avancer l’affaire lorsque le vaillant Béru radine, plein de beaujolais jusqu’aux sourcils. Il a fêté ses succès au troquet du coin et, outre la vinasse, il fleure bon l’ail de l’année.

— Quoi de nouveau, beau commissaire ? demande-t-il en ponctuant sa question de trois hoquets.

— J’ai vu Vermi-Fugelune. Il ignore qu’on a bricolé son chauffage.

Le Gros déboutonne le bouton du haut de son pantalon, laissant s’épanouir son abdomen gonflé de boisson fermentée.

— Les acteurs, fait-il, c’est des paumés, tu remarqueras. Ils savent jamais où qui z’en sont de leurs amours, de leur compte en banque et de heug… du reste !

Là-dessus, M. l’inspecteur Bérurier s’affale comme une vache foudroyée dans un fauteuil conçu pour des poids plus humains.

— Des nouvelles de ta gonzesse ? glougloute-t-il.

— Non. Elle est toujours pas venue ramasser sa trottinette.

Messire La Gonfle bâille à vous flanquer le vertige.

— Tu trouves pas ça curieux ? éructe-t-il.

— Quoi ?

— Qu’elle soit allée à son garage, en pleine nuit, chercher son auto, et qu’elle abandonne celle-là en plein Paname ? À quoi ça lui a servi ?

— C’est vrai. Remarque qu’une fois à son volant elle a sans doute réfléchi et compris que ça ne servait à rien de fuir.

— À moins qu’autre chose ! dégouline le Gros.

Le voilà qui joue encore les chevaliers Mystère, troisième épisode.

— À moins que quoi ?

— Qu’elle ait eu quelque chose à récupérer dans sa brouette, gars !

Je lui refile mon regard admiratif numéro dix bis, celui que je ne réserve ordinairement qu’à la reine d’Angleterre et aux lolos de Sophia Loren.

— Dis donc, Énorme, tu t’es refait carrosser le cerveau par Capron, on dirait. Il a la ligne italienne maintenant.

Le Béru secoue sa tronche apoplectique.

— P’t’être ben qu’au royaume des aveugles les borgnes sont rois, déclare-t-il fort modestement.

Pinaud pousse un cri de souffrance. Il s’est arrimé un hameçon à truite numéro quatre dans la lèvre supérieure et son sang d’inspecteur principal glougloute dans ses moustaches qu’il ne teint habituellement qu’au jaune d’œuf.

Je laisse mon petit monde à ses occupations. Une envie de piloter la bagnole de Geneviève Coras vient de s’emparer de moi, aussi cruelle qu’une crise d’urticaire.

En homme déterminé, je mets le cap sur le Raspail. Mon vade retroviseur (un Satanas, le meilleur) me réfléchit une image désolante de moi-même. J’ai une barbouze de marchand de marrons.

Je fais plus gangster en cavale que flic émérite sur le sentier de la guerre. Je réalise un peu le mépris de Vermi-Fugelune tout à l’heure. Pour un mec qui se loque chez Lapidus et qui se fait friser les poils sous les bras, mon académie est profondément méprisable. Mon costar est plus fripé qu’une robe de mariée le lendemain matin, et j’ai les roberts rougis par l’insomnie.

Si j’avais le temps, je passerais à la baraque pour le bain qui s’impose et j’en profiterais pour revêtir d’autres atours. Mais voilà, dans ma situation ambiguë (voir sur les grands boulevards) on n’a pas le droit de distraire la moindre parcelle de son temps (même si elle s’ennuie) pour des questions superficielles.

Je file boulevard Raspail où je n’ai pas le moindre mal à trouver le cabriolet anglais de la belle Geneviève. Le zig qui le surveille, c’est Tadelestomak, un Polonais d’origine russe naturalisé français qui fait partie de nos services depuis relativement peu de temps. Il est blond, avec un regard intense et un naze crochu. Il ne fait pas flic, malgré son imper sombre à épaulettes ! et c’est là, je pense, son principal mérite. Avant que de monter dans le véhicule à essence de ma maîtresse d’un instant, je l’aborde. Il rectifie la position en reconnaissant son chef vénéré.

— Personne ne s’est approché de cette auto, Tadelestomak ?

— Non, monsieur le commissaire.

— Sûr ?

— Certain ! J’ai l’œil.

Il l’a même en double exemplaire, heureusement pour lui. Sans hésiter je prends place dans la petite bagnole sport en songeant in petto car il m’arrive je vous l’ai déjà dit, de penser en latin, qu’il me faudrait une petite chignole commak pour balader certaines bergères de ma connaissance dans les bois ombreux de l’Île-de-France !

Je commence par le commencement, à savoir que j’explore scientifiquement la boîte à gants. C’est bien une voiture de femme, les gars. Dans ce fourre-tout, elle a fourré les objets de première nécessité que doit posséder un automobiliste inverti, à savoir : un vieux poudrier de secours, un tube de rouge labial dans les tons cyclamen (pour les parties de campagne je suppose) ; un carnet de rendez-vous sur lequel elle n’a rien inscrit, un crayon à bille sans encre, un crayon à zyeux sans yeux, une savonnette à la glycérine (la marque Nitro, celle de l’élite) et enfin un numéro d’Elle plié en quatre. Je me dis qu’en cas de panne dans les steppes de l’Asie Centrale elle ne serait pas fauchée, même si elle avait Borodine comme coéquipier.

Je procède à une semblable vérification dans les poches à soufflets latérales, mais celles-ci ne contiennent qu’une carte routière de la France intégrale et une ficelle de petit paquet récupérée « à toutes fins inutiles ».

S’il y avait quelque chose de particulier, de compromettant, de dangereux ou de ce-que-vous-voudrez, dans l’automobile, ce quelque chose n’y est plus. Je me retire de la calèche. Armé de mon sésame, je tripatouille la serrure du coffre. Vide, le bahut ! Du moins si l’on excepte les deux roues de rechange et la trousse à outils ti-la-la-hi-ti ! Manque de bol !

Je m’apprête à me tailler lorsque je me dis que je n’ai pas regardé sous les coussins de la guindé. Aussitôt pensé, aussitôt exécuté. Bidon sous le premier coussin, bidon aussi sous le second. Je les replace convenablement et voilà qu’un minuscule détail retient à retardement mon attention. J’ôte le deuxième. Pas d’erreur, il y a sur le tissu de dessous une petite tache d’huile assez inattendue à cet endroit, convenez-en. Je puise dans mes vagues inépuisables une petite loupe grosse comme une pièce de cinq francs.

Je mate scientifiquement, plus Sherlock Holmes que le vrai. Et mon siège est fait, comme dit un gynécologue de mes relations. Pas d’erreur, il y avait un revolver à cet endroit. L’huile est de l’huile de graissage pour arme à feu. D’autre part, en regardant attentivement l’envers du coussin, on peut y découvrir, en creux, la silhouette de l’arme.

— Ça biche, pêcheur ? demande une voix familière, cependant que j’essuie une claque sur la partie postérieure de mon individu.

Volte-fesse du San-Antonio joli. Qu’aspers-je ? L’effrayant Béru, plus sanguin que jamais qui se marre comme trois portions de Brie entamées. À ses côtés le doux Magnin, l’air d’un instituteur qui reçoit M. l’inspecteur.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? je demande, cérémonieux.

— Nous avons reçu une communication téléphonique de la gendarmerie de Neauphle, monsieur le commissaire, fait Magnin. Comme nous pensions que vous étiez ici…

— C’est moi que j’ai eu cette pensée, rectifie le Gros. Et, foudroyant Magnin de son regard violacé : « Monsieur a des pluriels qui me paraissent singuliers », renchérit l’obèse.

— Alors ? demandé-j e. La réponse.

— Aucun fumiste, aucun plombier n’est allé faire de travaux chez Vermi-Fugelune. Aucun marchand de charbon n’y a livré de combustible.

— Merde ! dis-je en toutes lettres. J’espérais beaucoup de ce côté-là. Les archers de Neauphle ont bien investigué ?

Magnin prend son air sentencieux 18 ter, celui qu’il avait à l’oral de son Brevet supérieur.

— Monsieur le commissaire, vous n’ignorez point à quel point les gendarmes sont des gens consciencieux.

— C’est vrai.

— L’adjudant de gendarmerie prétend que tous ses hommes et lui-même sont partis dans la région. En deux heures ils ont rayonné dans toutes les localités avoisinantes et ont prévenu leurs collègues des gendarmeries limitrophes pour leur demander de faire de même.

— Alors c’est mort, conviens-je.

Nouvelle intervention du Mahousse qui ne peut se confiner plus de quatre minutes vingt-deux dans un silence de bon aloi.

— Qu’est-ce qui est mort, monsieur le commissaire de mes Choses ?

— Un début de piste.

— Viens écluser un gorgeon, dit-il, je vais te prouver qu’au contraire c’est au poil que les bignolons n’aient pas repéré de marchand de charbon.

— Comment ?

— Viens, que je te dis, j’ai la pépie. Moi l’insomnie me donne soif !

Magnin et moi le suivons donc jusqu’à une brasserie néonée, plastifiée, formiquée et accueillante du boulevard Saint-Germain.

Nous nous abattons sur les banquettes comme trois albatros fourbus sur le pont d’un navire.

— Trois Juliénas de la propriété ! lance le Gros qui, décidément, fait preuve dans cette affaire d’un esprit d’initiative surprenant.

Le loufiat obéit. Le Gros tète le breuvage, l’admet, vide son verre, clape de la langue, indique par la mimique d’usage qu’il faut le lui emplir à nouveau et, joignant ses effroyables pattes de chourineur sur la table, commence :

— T’as demandé aux matuches de Neauphle d’aller chez les marchands de charbon parce que tu t’es dit qu’après la détériorence du conduit à mazout…

— Oui, oui, coupé-je. Je me suis dit que… alors ?

— Ce qu’il est impatient ! jubile Béru en me désignant à Magnin d’un revers de son pouce spatulé.

Magnin reste impavide. Quand on a une carrière à faire, on ne se paie pas la hure d’un commissaire, surtout si ce magistrat se trouve être votre chef direct.

Consterné par ce « bide », le Gros se renfrogne ; et c’est d’un ton plus grave qu’il enchaîne :

— D’après toi, le gars qui a bousillé l’installation après avoir glissé le cadavre dans la citerne a fait rentrer du charbon et modifier la chaudière pour qu’elle puisse être utilisée sans mazout ?

— Tu te répètes, Gros.

— C’est pas inutile, ça charme même des fois, regarde « Le Beau Danube Bleu et le Beau Léro de Ravel » !

— Après ! fait Magnin, pour me montrer qu’il compatit à mon agacement.

— Après ! dit le Gros. Eh ben, le fait qu’aucun bougnat de par là-bas n’a livré de charbon chez l’artisse, prouve que l’assassin l’a amené lui-même, le charbon. Et qu’il a modifié l’installation tout seul.

Je vide mon verre d’un gosier rageur. J’ai la glotte en effervescence.

— C’est tout ! dis-je. Voilà pourquoi tu faisais tant de mystères, eh ! patate !

Il abat son poing sur sa table.

— Si t’étais pas mon supérieur, San-A., je te traiterais de tous les noms que tu mérites. Tu piges pas l’importance que ça a que l’assassin ait amené son charbon lui-même ?

— Non.

— Ça prouve que c’est pas Messonier qui a fait le coup. Si ç’avait été lui, du moment qu’il habitait cette crèche, y avait pas d’importance à ce qu’il commande du charbon. Seulement quelqu’un d’autre inconnu au pays pouvait pas se permettre cette fantaisie sans se faire remarquer… Alors le quelqu’un a amené un ou deux sacs de cinquante kilos, en douce…

— Quelle idée ! Un coup de fil aurait suffi si le quelqu’un dont tu parles ne voulait pas se montrer.

— Et pour réceptionner le bougnat ? Et pour le payer ?

Je ferme les yeux. Il tourne autour de quelque chose d’intéressant, mon gros Béru. On a dû lui injecter de l’extrait de cervelle à plein bol.

— Et je vais te dire, d’après moi, la raison principale de ces précautions. Tout ça a eu lieu après l’arrestation de Messonier. J’ai dénoyauté mes cousins Mathieu ce matin, avant que t’arrives. Paraîtrait que deux nuits après le crime de Messonier, ils auraient entendu une voiture s’arrêter à côté. Ils ont pensé que c’était la police qui venait enquêter.

Je fais claquer mes doigts.

— Que ne le disais-tu plus tôt, essence d’imbécillité !

— Je t’en prie !

Je ne l’écoute pas. D’un bond je quitte ma banquette, de deux autres je me propulse à l’escalier du sous-sol et de trois derniers j’atterris sous le nez chaussé par les Frères Lissac d’une Madame Pipi aimable qui lit un journal en couleurs naturelles avant de le découper en rectangles de treize centimètres sur dix-huit.

— L’annuaire des téléphones, please !

Elle me prend pour un Anglais parlant très bien le français ou pour un Français parlant très peu l’anglais, et, à tout hasard, me désigne un fort volume empli de personnages. Je le feuillette d’un index rompu à tous les sports. Et je trouve le nom que je cherche en moins de temps qu’il n’en faut à un lecteur averti pour sauter l’article de fond du Figaro.

Je note l’adresse. Je ris très fort : mais alors très très fort parce qu’il est bigrement agréable de constater que la nature vous débloque un nouveau contingent de matière grise.

La vioque prépare un jeton.

Dans son usine à déchets, c’est pas les jetons qui lui manquent.

— Non, sans façon ! lui réponds-je en repoussant le disque de métal d’un geste dédaigneux.

Me revoilà en compagnie de mes gars.

— Arrivez ! ordonné-je. On va à la châtaigne. Il faut les cueillir quand elles sont mûres…

— D’accord, mais paie la tournée ! déclare Béru.

Il ajoute :

— C’est pas que je soye radin, mais je pars du principe qu’en service commandé j’ai pas à carmer mes faux frais.

Загрузка...