CHAPITRE XVI

Pendant que les techniciens boulonnent à déboulonner la citerne, je rallie Paris en compagnie de Mahousse. Bérurier, heureux comme le printemps, chante à tue-tête une merveilleuse complainte dans laquelle il est question d’un invalide dont une partie délicate de l’individu est en bois ; ce qui, entre nous, doit avoir des avantages à certains moments.

Son hymne étant à la mesure de son contentement, il me fracasse le tympan.

— Mets une sourdine, Gros, suppliai-je. J’aimerais bien entendre une dernière fois un disque de Brassens avant de m’engloutir dans le monde du silence.

Il se tait, mais pour parler, si j’ose cette hardiesse de style.

— Mes choses ! dit-il.

Je lui sais gré de rester dans le vague.

Il ajoute, rageur :

— De quoi je me mêle. Un civil qui vient vous les briser sans qu’on lui cause ! C’t’un comble.

— J’ai oublié de vous dire m’sieur l’inspecteur, que ma démission a été refusée.

— Ça me donne envie d’envoyer la mienne ! riposte l’Enflure.

Puis, réalisant et d’une voix de brave homme :

— Sans charre, c’est vrai, Tonio ?

— Appelez-moi monsieur le commissaire, je vous prie !


C’est vachement bonnard de retrouver son vieux burlingue qui pue l’administration après une aussi chaude alerte.

Je mande Magnin.

— Qu’est-ce que ça a donné, la planque près de la voiture de Geneviève Coras ?

— Que dalle, la dame n’est pas encore revenue chercher son os. Sans doute a-t-elle compris le danger qu’elle courait en roulant dans sa propre voiture ?

— Très bien, continue tout de même à faire surveiller le cabriolet.

— Entendu.

— Cherche-moi l’adresse du célèbre acteur Vermi-Fugelune. J’ai envie d’un autographe.

— Sans blague.

— Au bas d’une déposition ! On a des nouvelles de Messonier ?

— Toujours dans le cirage.

Je fais la moue.

— Pourvu qu’il en réchappe.

— S’il en réchappe, fait doucement remarquer Magnin, on lui coupera la tête pour activer sa convalescence.


La servante qui vient m’ouvrir paraît terrorisée par ma prétention. Elle lève les yeux au ciel d’un air inspiré en m’objectant qu’il est midi, ce que ma montre m’avait déjà appris.

— Monsieur dort ! affirme-t-elle, monsieur se couche toujours très tard et monsieur ne se réveille jamais avant deux heures !

— Sauf si un commissaire de police le réclame, je suppose ? objecté-je en carrant ma carte sous l’œil éberlué de la personne.

Elle admet que ça change la physionomie du problème et me fait entrer dans un délicieux boudoir où l’on a envie de faire n’importe quoi sauf bouder. C’est tendu de feutrine bleue et les meubles sont anglais, de même que les gravures accrochées aux murs.

Au bout d’un quart d’heure employé par moi-même à réfléchir longuement sur cette ténébreuse affaire et par Vermi-Fugelune à s’éclaircir les idées en se raclant le cerveau avec un rince-bouteilles, ce dernier paraît les tifs en bataille, drapé dans une robe de chambre très discrète, en satin mauve qu’une brodeuse patiente a constellée de papillons multicolores.

Le gars est blond-pédé, avec une barbe d’imberbe et l’œil glauque comme une marenne. Il s’exprime nonchalamment, du bout des lèvres, en garçon dont on paie très cher chaque syllabe qu’il profère.

— Vous êtes de la police ? me demande-t-il.

— Ça ne se voit pas ? objecté-je.

Il m’enveloppe d’un regard dénué d’expression. Je vous parie la même chose que l’autre jour contre bien moins que demain qu’il a le cerveau qui fait de la chaise longue, messire le pelliculé. Ou alors… Oui, ou alors il se bourre le naze itou.

— Pas trop, fait-il, en réponse à ma contre-question. Je vous dirais bien de vous asseoir, mais vous êtes déjà assis.

Je lui décoche un tendre sourire.

— On m’a dit que vous vous reposiez, j’ai voulu vous éviter un surmenage supplémentaire.

— La police évolue. Qu’est-ce qui se passe, j’ai écrasé un pékinois ?

— Je ne pense pas.

— Un danois, peut-être ? ironise cette crème de beauté.

Je l’emplâtrerais.

— Ça n’aurait pas grande importance, sauf naturellement si l’accident avait eu lieu à Copenhague.

Il resourcille. Souvent je rencontre des gens blasés qui me snobent parce qu’ils prennent les flics pour des mous de la tronche et qui finissent par réagir à mon esprit.

— O.K., je vous écoute.

— Je viens au sujet de Messonier.

S’il me voyait boire le contenu d’un aquarium, il ne serait pas davantage sidéré.

— De Messonier !

— Ça vous étonne ?

— Un peu, car je pensais l’affaire classée. On ne doit pas le passer à la purge un de ces jours ?

— Il en est terriblement question.

— Qu’est-ce que vous voulez que je vous raconte ?

— Il était votre ami ?

— Autrefois !

— Je me doute bien qu’il ne l’est plus, renchéris-je amèrement. Vous l’aviez connu où ?

— Sur le plateau. Il avait mis du fric dans un film dont j’étais la vedette.

— Lui, commanditaire ?

— Tout au moins, il avait amené un financier. Bref, nous sommes devenus copains.

Je vois le topo. Nouba, coco et demoiselles.

— Comment se fait-il que vous lui ayez laissé votre maison de Neauphle ?

— Je partais à Hollywood tourner « Je ne te veux qu’une fois ». Je n’avais pas besoin de ma maison…

— C’est lui qui vous l’a demandée ?

— Oui.

— Quel motif a-t-il invoqué ?

Vermi-Fugelune hausse les épaules. On a l’impression que ses papillons brodés vont s’envoler.

— Il était l’ami d’une femme mariée qui possédait une baraque dans ce coin ; ça l’arrangeait.

— Vous avez appris ses exploits aux U.S.A. ?

— Oui, un ami m’a écrit.

— Qu’avez-vous fait ?

— Que vouliez-vous que je fasse ?

— Ça vous a surpris ?

Il réfléchit et fait une moue qui ne parvient pas à l’enlaidir.

— Oui et non ! Gilbert pouvait faire n’importe quoi ! C’était le genre de gars capable de devenir aussi bien Landru que le docteur Schweitzer, vous comprenez ?

— À votre retour d’Amérique, vous avez cherché à le voir ?

— Vous rigolez ? Il était au gnouf, je ne suis rentré que depuis peu de temps.

— Il vous a écrit depuis son arrestation ?

— Pas un mot ! Avouez que ça n’est pas chic.

Ça l’aurait flatté, cet homme célèbre, un autographe de meurtrier. Il aurait pu publier la lettre dans Cinémonde, avec une photo de lui en cow-boy à Las Vegas.

— Vous avez donc repris possession de votre maison de campagne ?

— Naturellement, la clé était chez mon homme d’affaires.

— Vous n’avez rien remarqué de particulier à Neauphle ?

— Non, pourquoi ?

— Aucune détérioration pendant votre absence ?

Il réfléchit, puis secoue sa ravissante tête pour caméra.

— Non, je n’ai pas remarqué.

Ça se met à grincer dans les rouages de mon subconscient.

— Vous vous chauffez comment, là-bas ?

— Au mazout ! En voilà une drôle de question.

— L’installation de mazout est en état de marche ?

— Vous alors ! fait-il… On se demande où vous allez les chercher ! Je suis rentré en France au printemps et n’ai pas eu l’occasion encore de mettre le chauffage.

— Vous êtes descendu à votre cave ?

— Ça se peut, je n’ai pas souvenance. Si je suis allé deux ou trois fois à Neauphle, entre deux films, c’est le bout du monde. On y va avec des copains, comme ça, histoire de…

Il n’achève pas. Inutile d’ailleurs. Effectivement, ils y vont histoire de…

— Si bien, cher Vermi-Fugelune que vous ne vous êtes pas aperçu que votre chaudière à mazout était redevenue une chaudière à charbon ?

— Hein ?

— Vous n’avez pas vu que la canalisation du fuel est pétée et qu’il y a du charbon dans la cave ?

— Mais pas du tout ! En voilà du nouveau. Et d’abord comment le savez-vous ?

— J’ai un petit doigt qui est abonné à l’agence France-Presse.

— Très drôle.

— Avant votre départ pour les States, vous avez eu l’occasion de rencontrer la maîtresse de Messonier ?

— Non.

— Vous savez qui elle était ?

— Pas du tout, et je m’en foutais, mon vieux ! Vous savez, dans notre milieu on a le sens et le goût de la liberté. Et même l’esprit large.

— Vous saviez que Messonier se droguait ? l’interromps-je sans me départir de mon calme.

Il se trouble un peu, à peine et, très vite, récupère son insolence languide.

— Ça le regardait, non ?

— C’est vrai, j’allais vous le dire. Sa maîtresse également se droguait. Elle se drogue toujours, en fait, affirmé-je en caressant ma bosse d’un doigt prudent.

— C’est en rapport avec l’affaire ?

— Je me le demande.

« Bon, je m’excuse de vous avoir fait lever de si bonne heure, conclus-je. »

Le jeune premier ricane.

— Vous partez déjà. Vous êtes certain de ne pas avoir d’autres questions à me poser ?

— Si, fais-je, une dernière.

Je désigne son incroyable robe de chambre.

— Vous savez que les papillons sont des chenilles transformées ? Eh bien, la vérité subit la même métamorphose ; mais à l’envers. Le moment vient où elle perd ses belles ailes chatoyantes appelées mensonges pour devenir une vilaine chenille poilue. Bonsoir !

Je le laisse sur cette comparaison extrêmement littéraire qui me vaudra un fauteuil sous la coupole lorsque je serai fatigué. Que dis-je : un fauteuil ! Un rang ! Car on manque de réassort chez les verdâtres.

Ma joie est de partir en lui laissant ignorer la macabre découverte que Béru a faite chez lui. Les journalistes sauront mieux lui raconter ça que moi, à ce souilleur de pellicule.

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