CHAPITRE VI

Comme je m’apprête à passer le porche de la Grande Cabane, un fourgon noir y pénètre, m’obligeant à me plaquer contre le mur. Le frère portier me cligne de l’œil :

— V’là le massicot, annonce-t-il avec bonhomie. On en a un qui se fait opérer des amygdales demain matin !

Je lui rends son sourire, dans des tons un peu forcés, et je vais rejoindre Geneviève. La jeune femme semble plongée dans un état dépressif assez inquiétant. Je suppose que la proximité de la prison n’est pas étrangère à cette délectation morose.

— Vous l’avez vu ? demande-t-elle.

— Oui.

Elle a cette question machinale, qui en l’occurrence revêt un sens tout particulier :

— Comment va-t-il ?

— Pas mal, assuré-je en pensant au fourgon noir. Il donne dans la religion, ça le fortifie.

— Qu’a-t-il dit ?

Je coule mon index préféré sous son menton, ce qui fait qu’elle a le menton indexé, et je l’oblige à me regarder.

— Il assure que vous m’avez menti, madame Coras, et il réitère ses aveux.

— Mais c’est insensé !

— C’est ce que j’ai tâché de lui expliquer, mais il n’a pas voulu comprendre. Il m’a chargé de vous remercier pour cette courageuse tentative…

Elle échappe à mon doigt comme un faucon qui lâche le gantelet d’un fauconnier pour s’envoler.

— Alors tout est perdu ?

— Ça m’en a l’air, hélas.

Je reste un instant flottant derrière mon volant. J’évoque la figure triste de Messonier. Il est sympa, ce gars-là, dans le fond Son histoire, je la connais mieux que personne, du moins son histoire mentale. C’était le fils à papa-général qui s’em…nuyait chez ses vieux La troisième personne du subjonctif, les baise-pognes aux daronnes, les dîners avec Monseigneur Balandard et les vêpres du dimanche lui pesaient sur la tomate. Il a voulu s’esbaudir, ramasser du fric pour le claquer avec des nanas faites exprès pour ça. Il est devenu peu à peu un dévoyé. Il est sorti des rails, Gilbert. Une couennerie en amenant une autre, il est passé de l’autre côté de la barricade. Et total, maintenant il attend la tondeuse ! Pourquoi ? Parce qu’il n’était pas doué pour la mauvaise vie. Il restait fils de général dans son subconscient et quand la catastrophe lui a chu sur le naze, il s’est débrouillé comme un manche. Un vrai malfrat aurait réussi à se tenir au propre et à berlurer les guignols, mais pas lui.

Je coule un regard oblique à la pendule du tableau de bord. Ces aiguilles qui grignotent les derniers instants de Messonier me font mal.

— Dites-moi, madame Coras, qu’est devenue la jeune bonne qui se trouvait à votre service au moment du crime ?

Elle paraît surprise par ma question.

— Je l’ignore.

— Vous l’avez renvoyée ?

— Non, elle m’a quittée deux mois plus tard pour se marier.

— Il serait important que j’aie un entretien avec elle. Où peut-on la dénicher ?

Ma compagne réfléchit.

— Ses parents étaient épiciers à Montfort, ce sont eux du reste qui m’avaient casé Hélène.

— Alors, en route !

— Nous allons à Montfort ?

— Oui.

Elle n’objecte rien, mais je la sens pleine de réprobation. Naturlich, elle pense que les minutes sont comptées et ce petit voyage lui paraît superflu. Pour créer l’ambiance, je remets la radio que ma douce cliente avait stoppée en mon absence. On tombe pile sur les informations. Paraît qu’aux States ils viennent de lyncher un nègre qu’avait eu le toupet de faire de l’œil à une tapineuse de race blanche. Cette nouvelle n’est pas faite pour nous remonter le moral. Y a des jours où l’humanité est vraiment malade ! Ces Noirs amerlocks devraient venir s’installer chez nous, vu que les nanas de par ici s’en ressentent pour leur pomme. J’ai jamais compris qu’on fasse tant de giries pour un pauvre viol de rien du tout. N’est-ce pas la meilleure chose qui puisse arriver à une dame ? Il y a tellement de petites hypocrites qui hésitent à se faire composter par un colored man ; si le gars fait ça d’autor, l’intéressée a tout le plaisir de l’étreinte sans en avoir la responsabilité, non ? C’est tout bénef. Mais au lieu de remercier le bougnoul pour son esprit d’initiative, ces garces font du foin et appellent la garde. Conclusion ; les petits dessalés se retrouvent au bout d’une corde comme des glands style Louis XI, ce qui n’est pas fait d’ailleurs pour calmer leur ardeur si j’en crois la légende.

En effet, c’est inouï le nombre de messieurs qui aimeraient être pendus, du moins un petit moment !

Il est plus de huit plombes lorsque nous débarquons — à tombeau entrouvert — dans l’aimable localité de Montfort-l’Amaury.

Le patelin somnole dans la torpeur veloutée du crépuscule (c’est bath d’avoir du style).

— La petite rue à droite ! indique Geneviève.

J’oblique. L’épicerie est là, dans un renfoncement. C’est de l’établissement modeste, avec des bocaux de bonbons collés, des salades flétries, des oranges gâtées et des bouteilles d’eau de Javel.

Un timbre cristallin laisse tomber une note disloquée dans la pénombre du magasin où flottent des relents de frometon attardé.

Une vioque avec des cheveux blancs, des dents noires et un fibrome en bandoulière vient d’une arrière-boutique poussiéreuse encombrée de caisses et de cageots.

— Ces messieurs-dames ? qu’elle fait en dispersant des senteurs aillées.

Geneviève s’avance. La daronne l’identifie.

— Oh ! Madame Coras, susurre la marchande de flétrissures.

Poignée de pogne déférente, roucoulade, et comment-que-ça-va-moi-ça-va-sauf-mon-mari-qu’à-son-asthme-qu’empire. Je commence à me faire tartir.

— C’est votre nouveau monsieur ? demande la peseuse de denrées pas fraîches.

Geneviève est very choquée. J’interviens.

— Je ne suis hélas que l’homme d’affaires de Mme Coras. Nous voudrions voir votre fille afin de lui demander certains renseignements remontant à l’époque où elle était en service chez madame.

— Ah oui !

Ça lui paraît insolite sur les bords, mais elle rengaine ses objections et va les déposer dans le tiroir au gros sel.

— Où est-elle ? insisté-je en souhaitant de toute mon âme que cette dernière ne soit pas partie au Gratemoila ou à la Terre de Feu.

— Elle tient le café de la Place, sur la place, révèle la marchande de camemberts dédaignés.

— Merci.

— Vous allez la trouver changée, avertit-elle.

On décarre et on met plein cap sur la place. Les lumières de l’établissement brillent dans les vapeurs du soir. Geneviève s’apprête à descendre, mais je la stoppe.

— Je préfère que vous m’attendiez ici.

— Mais, proteste-t-elle.

Pour toute réponse, je claque ma portière.

Le troquet n’a présentement pour client que l’ivrogne du pays, un petit zig évasif aux narines évasées coiffé d’une casquette à visière noire. Il déguste un beaujolpif sincère en comptant les chauves-souris de son délirium. La patronne est derrière le rade, occupée à tricoter du poil de mouton. Je comprends pourquoi l’épicemard nous a prévenus qu’elle était « changée ». Madame s’est fait faire une ventouse avec une lessiveuse et elle aurait des jumeaux avant la fin de la semaine que ça n’étonnerait personne sauf peut-être son mari. Elle est aplatie des pôles mais renflée de l’équateur !

— Hélène, dis-je, c’est vous ?

Elle n’est pas mal, malgré sa piqûre de guêpe et son air de ne pas avoir inventé la fourchette à escargots. Brune, minois chiffonné, taches de rousseur et yeux beiges à rayures noires.

— Oui, c’est moi, répond-elle, c’est à quel sujet ?

— Police !

Elle en laisse choir son aiguille. Redoutant un accouchement prématuré, je la rassure.

— Je viens au sujet de l’affaire Coras.

— Encore !

Elle pensait que c’était classe et voilà que le passé surgit encore, implacable.

— Vous étiez au service des Coras au moment des meurtres ?

— Oui.

— Le jour où ceux-ci se sont produits, vous étiez à Montfort en compagnie de votre patronne, n’est-ce pas ?

— On était arrivées du matin, oui.

— Mme Coras ne vous a pas quittée de la journée ?

— Si, le tantôt !

— Pour aller où ?

— À Versailles, à la Préfecture, rapport à la carte grise de sa nouvelle auto.

— Elle est rentrée à quelle heure ?

La bistrote réussit une grimace qui ressemble à une publicité pour les laxatifs.

— C’est tellement loin.

— Était-il tard ?

— Pas tellement : sept heures à peu près.

Je passe à un autre genre d’exercice.

— Vous connaissiez Gilbert Messonier ?

— L’assassin ?

— Oui.

— Il était venu deux ou trois fois à la maison.

— Vous n’avez pas remarqué s’il faisait la cour à votre patronne ?

Ça lui chanstique la pensarde.

— Oh ! non, affirme-t-elle. Madame était une femme sérieuse. Et puis Monsieur était tellement jaloux.

L’ivrogne du pays, qui s’est rapproché, affirme sous la visière de sa quimpette de marinier que les femmes sérieuses n’existent pas. Il n’en veut pour preuve que son cas personnel : marié à une rempailleuse de chaises d’apparence très honnête, il fut encorné dans le mois qui suivit son union, et ce par un garde champêtre, ce qui constitue à ses yeux (et aux miens) une circonstance aggravante.

Hélène, l’ancienne bonne devenue taulière, questionne :

— À cause que vous me demandez ça ?

N’ayant ni le temps ni l’envie de lui répondre, je crois utile de passer outre.

— À quelle heure avez-vous appris les meurtres, le fameux soir ?

— Tard. Madame était inquiète en ne voyant pas venir ces messieurs, elle a téléphoné plusieurs fois à l’appartement, ça ne répondait pas. Alors elle a appelé le concierge de l’immeuble en lui demandant d’aller voir ce qui se passait. La porte de l’appartement n’était pas fermée en plein. M’sieur Mérové, le concierge, est entré et… il a trouvé ces pauvres messieurs, voilà !

— Servez-moi un petit blanc ! ordonné-je.

J’ai besoin de m’humecter. Il y a belle lurette que je n’ai pas liché un gorgeon de muscadet et cette intensité cérébrale me fatigue. Je sens que quelque chose cloche dans tout ça, et je n’arrive pas à piger quoi !

— Tu paies un verre, camarade ? demande l’ivrogne du cru.

Cette sollicitation terrorise la troquette.

— J’v’z’en prie, m’sieur Tourpoileau ! proteste-t-elle.

Je la calme du geste.

— Servez-en deux !

Elle obéit, n’étant point ennemie de sa recette.

— Dites-moi, jeune fille, murmuré-je, oubliant que mon interlocutrice est enceinte jusqu’aux yeux, vous aviez l’habitude de venir seule avec votre patronne à Montfort ?

— Non, mais ça nous arrivait, principalement aux débuts de saison, quand c’était qu’il y avait à faire dans la villa.

— Au fait, le crime a eu lieu à quelle date ?

Ça lui en bouche toute la surface portante. Ce poulet qui enquête deux ans après le crime, en ignorant la date de celui-ci, ne lui paraît pas catholique, ni même apostolique, et encore moins romain.

— Le 4 avril, vous pensez que je m’en rappelle !

— Quel âge avait le père de M. Coras ?

— Septante-huit !

— Il était en mauvaise santé ?

— Pas fameuse ; dites, c’est pas la première jeunesse, hein ?

— Certes ! Je trouve surprenant qu’il soit resté à l’appartement. Son fils devait avoir des occupations durant et par conséquent le laissait seul, non ?

— On l’a pas emmené à cause de l’auto de madame, m’explique Hélène.

— Je ne comprends pas.

— Si : la nouvelle était sport, toute petite : juste deux places et la capote baissée. Madame a dit qu’il valait mieux qu’il vienne avec l’auto américaine de monsieur.

— J’y suis.

Je vide mon godet et appuie une pièce sur le rade.

— Merci et excusez-moi pour le dérangement.

Je désigne son ouvrage :

— Vous tricotez pour un garçon ou pour une fille ?

Elle rosit de confusion.

— Pour un garçon, dit-elle.

— Vous avez raison, dis-je, dans un café un garçon a sa place toute trouvée.

Je serre la main cradingue de l’ivrogne et je m’esbigne.

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