— Dites-lui… Dites-lui…
Elle a les yeux humides et sa voix se bloque. Je lui pose la paluche sur le genou, cordialement.
— Allons, madame Coras, du courage !
Elle a un adorable petit mouvement de menton, très lieutenant de Saint-Cyr saluant son général. Elle est crâne, cette môme. Je déhote de ma tire après avoir branché la radio de manière qu’elle ait son taf de publicité Monsavon pendant mon absence.
Les fortes lourdes de la Santé (à la bonne vôtre !) s’entrouvrent sur ma personne. Je déboule mon ausweiss au préposé et j’ai droit à une entrée gratuite pour la manufacture des portes et serrures. Un gardien-chef qui méprise son foie, si j’en juge à la coloration de son tarin, me conduit dans le quartier des condamnés à mort.
L’endroit est assez déprimant lorsque l’on songe à ce qui attend les locataires du coinceteau. Mon guide aborde un de ses collègues et l’affranchit sur mon identité. L’autre cligne de l’œil.
— Vous voulez essayer d’obtenir des confidences avant qu’il y aille du cigare, m’sieur le commissaire ?
— Y a de ça !
Il secoue sa bouille de méduse blafarde.
— M’étonnerait que vous y arrachiez une broque. J’ai jamais vu un client aussi silencieux ; lui, c’est la muette sur toute la ligne !
— Que fait-il ?
— Il bouquine, des livres pieux surtout. On dirait qu’il est touché par la foi. C’est souvent que ça arrive à nos pensionnaires. Quand ils réalisent que c’est scié pour eux en bas, ils se tournent vers en haut. Vous pouvez pas savoir ce qu’on Lui envoie comme clients, au Barbu !
Et de rire. Je le mate tristement en songeant qu’il y a des zigs qui gagnent leur vie bizarrement. Ainsi ce monsieur. Il garde des suppliciés en puissance avec un optimisme délirant, et ça ne lui donne même pas à réfléchir. Il vit dans une agonie générale en faisant des calembours. Je sais bien qu’il en faut, mais tout de même j’aime mieux ma place que la sienne bien que dans le fond ce soit moi qui l’approvisionne en matière première.
Seulement, si mon turbin c’est l’épopée, le sien c’est Borniol.
— Alors, je vous annonce ? plaisante l’escogriffe au teint d’endive.
— Oui.
— Vous voulez voir le client avant d’entrer ?
Il fait coulisser le volet d’un judas.
Je m’approche de l’ouverture et je fais un plan au Pancinor sur la cellule. L’endroit est aussi folichon qu’un caveau de famille un jour de pluie. Messonier, vêtu de bure comme il se doit (pourquoi ce carnaval macabre, grand Dieu !) est assis à une petite tablette scellée dans le mur. Il lit. Je ne le vois que de profil et je trouve icelui émouvant. Il a un beau visage triste et résigné, des cheveux blonds, un nez harmonieux. La façon dont il tient sa tête dans sa main est élégante. On sent le garçon racé. Je suis fasciné par sa nuque délicate. Demain à l’aube…
— Je vous ouv’ ?
— Allons-y !
La porte grince légèrement. Ce bruit rouillé éveillera sûrement Messonier au petit jour car il doit avoir le sommeil fragile comme du cristal de Bohême, le pauvre chéri.
Il détourne la tête pour faire face à l’arrivant. Les yeux sont bleus, calmes, attentifs.
— Une visite pour vous ! annonce le porte-clés.
Gilbert Messonier referme son bouquin après avoir toutefois regardé le numéro de la page.
Nous voilà en tête à tête. Il a l’air surpris. Évidemment, excepté ses gardiens et l’aumônier, il ne reçoit pas bézef de visiteurs.
— Monsieur ?
Je lui souris gentiment.
— Commissaire San-Antonio, annoncé-je.
Il se lève et me désigne le tabouret qu’il vient de quitter.
— Si vous voulez vous asseoir, je n’ai que cet escabeau à vous proposer et encore est-il enchaîné au mur.
J’accepte le siège. La voix du condamné à mort est feutrée, comme celle des gens qui ont pris l’habitude de parler rarement et dans un local exigu. Il s’adresse à la cloison, en face de moi, les mains pendantes le long du corps. Il attend des explications.
— Monsieur Messonier, attaqué-je.
Il tressaille. Depuis belle lurette on ne l’a pas appelé monsieur et ça lui fait tout drôle. À la buée qui voile soudain son regard, je pige qu’il a son coup d’émotion.
— Monsieur Messonier, j’ai reçu tout à l’heure la visite d’une dame qui semble vous vouloir du bien.
— Quelle dame ?
— Vous ne devinez pas ?
Il baisse la tête.
— Ma mère ? murmure-t-il.
— Non !
— Ah ! je me disais aussi…
— Vous vous disiez quoi ?
— Que c’eût été surprenant ; elle ne m’a même pas écrit un mot depuis mon arrestation.
J’en suis baba. Je sais bien que c’est vexant d’avoir un rejeton au chetard pour meurtre ; mais quoi, un fils reste un fils, même s’il a fait becqueter de la mort aux rats à tout un pensionnat de jeunes filles ! Ce silence de sa vieille, c’est son drame à Messonier.
— Je me doutais bien que mon père serait intraitable, poursuit-il, poussé par le besoin de se raconter à quelqu’un qu’il sent compréhensif et d’une intelligence nettement au-dessus de la moyenne (vous inquiétez pas, je me cloque du liminent sur les chevilles pour résorber les traumatismes). Évidemment, continue Gilbert Messonier, c’est un général en retraite qui ne me pardonnera jamais même après… Pourtant, ma mère…
Deux larmes coulent sur son visage blafard. J’en suis remué comme une mayonnaise.
Pour faire diversion, je me hâte d’enchaîner.
— La personne qui m’a rendu visite à votre sujet n’est autre que Mme veuve Coras !
Alors il tressaille. Ses yeux se rapetissent, ses narines se pincent comme celles de Monseigneur. Ses lèvres remuent à vide ; aucun son n’en sort.
— Vous connaissez Mme Coras, n’est-ce pas ? poursuis-je en croisant les jambes et en tirant sur le pli de mon futal.
Il ne répond pas.
— Je crois même que vous la connaissez intimement aux dires de cette dame.
J’ai l’impression de blablater seul. Il est incrusté dans le mur et fixe mornement le sol grossier de la cellule.
— En bref, poursuis-je néanmoins, elle a été votre maîtresse. Je pense que vous ne le nierez pas ?
Mutisme sur toute la ligne. Il a pas été vacciné avec une aiguille de phonographe, je vous le garantis !
J’espère au moins qu’il n’a pas les coquilles Saint-Jacques bouchées. Je continue donc :
— Mme Coras est venue faire une déclaration de dernière heure…
Je me mords les lèvres. M’est avis, les mecs, que j’y vais avec des escarpins de scaphandrier. Le coup de la dernière heure va donner à penser à mon vis-à-vis que sa coupe de cheveux maison, c’est pour bientôt et p’t’être avant !
— Elle affirme qu’elle était avec vous à Neauphle au moment où les meurtres furent commis ! Qu’avez-vous à répondre à cela, monsieur Messonier ?
J’ai haussé le ton pour le faire dégringoler de sa rêverie. Effectivement, il refait surface.
— C’est faux, dit-il.
J’en ai l’aorte chanstiquée. Voilà un zouave pas ordinaire, mes enfants. Monsieur a un bath costar de bure, il poireaute dans les appartements privés de la guillotine en attendant la visite du monsieur qui a le sens du raccourci ; moi je m’annonce avec mon air comte et ma vue excellente en lui tendant un pébroque gros comme le chapiteau d’Amar et au lieu de s’y cramponner, il bat à niort ! Vous parlez d’un citoyen !
— Vous niez avoir été l’amant de Geneviève Coras ?
Légère hésitation du garçon.
— Oui, ç’a été un petit flirt, tout au plus.
— Vous prétendez que Geneviève Coras ment en affirmant s’être trouvée chez vous lors des crimes ?
— Oui.
— Elle invoquerait donc ce témoignage pour vous sauver ?
— Peut-être.
— Je pense que vous comprenez le… la gravité de vos dénégations ?
— Parfaitement.
— En réfutant les dires de cette dame, vous repoussez votre ultime chance.
— Je sais, monsieur le commissaire.
Marrant. Je devrais être convaincu de sa culpabilité. Et pourtant, c’est seulement à cet instant que je sens vraiment que Geneviève ne m’a peut-être pas berluré. C’est lui qui ment ! Il se suicide de la façon la plus extraordinaire qui soit en endossant des meurtres qu’il n’a pas commis.
— Mon cher Messonier, il est des moments dans l’existence où l’on doit dire la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences.
Il ne moufte pas.
— Vous me comprenez ?
— Très bien. Mais je n’ai rien à ajouter.
Je me fiche en pétard. C’est un peu l’histoire du gnace qui se file à la tasse pour sauver un teigneux en train de se noyer et qui moule un parpaing dans la hure en guise de merci.
— Écoutez-moi, espèce d’idiot ! fulminé-je. Écoutez-moi bien. Sur les déclarations de Geneviève Coras, nous allons reprendre l’enquête. Mais elle risque d’être longue, trop longue pour que vous en connaissiez les résultats, vous voyez ce que je veux dire ?
Vous devez me trouver vache à roulette, hein ? Mais c’est plus fort que moi, quand j’ai le chaudron en ébullition faut que la vapeur s’en aille !
Le gars a une moue un peu méprisante, très fils de famille ; que dis-je : fils de général ! Il me prend pour un mufle. Un gnace qui ferait une incongruité au thé de la marquise de Vasimou de Grochose serait pas biglé autrement.
Je vois parfaitement ce que vous voulez dire, oui, monsieur.
Je me lève. Je vais à lui. Je lui cramponne l’aileron.
— De toute façon, je découvrirai la vérité, Messonier. Alors, pourquoi me laissez-vous la découvrir trop tard ?
— J’ai dit la vérité, répond-il en me filant ses myosotis dans les antibrouillards.
Il a articulé à plein régime pour me faire entraver que c’est du définitif.
Inutile d’insister ; il ne tient pas à se refaire une santé, celle-ci lui donne toute satisfaction. Il a déjà un nougat dans le sépulcre et un autre sur un pot de brillantine Roja. Son gardien a raison, maintenant il est client pour l’infini. Le Saint Pierre office, ça le tente. Il se dit qu’il a fait le tour de la situation et qu’il est paré pour aller présenter ses lettres de créance en Très Haut Lieu.
— Eh bien, puisqu’il en est ainsi, soupiré-je, je n’insiste pas. Après tout, si vous tenez à grimper sur la bascule, ça vous regarde.
Il est livide. Il a dû penser mille fois à la cérémonie en question.
— Adieu, monsieur Messonier.
— Adieu, monsieur le commissaire, et merci pour votre sollicitude ; mais croyez-moi, vous perdez votre temps en ajoutant foi aux déclarations de Geneviève Coras. Si vous la revoyez, remerciez-la pour moi. Son geste est très courageux.
Je pense que rarement deux hommes se sont regardés avec autant d’éloquence. Il sait que je le crois innocent et dans le fond, ça ne lui déplaît pas.
Lorsque nous nous séparons, nos regards dessoudés font un bruit de papier adhésif arraché.
Dans le couloir, le gardien jovial mange une tartine de fromage fort en faisant clapoter ses mandibules.
— Il vous a raconté sa vie ? demande-t-il à travers son fromegogue.
Je secoue la tête. J’ai la gorge sèche comme une pierre à briquet.
— M’étonne pas, qu’est-ce que je vous disais ! Pour moi, poursuit le tireur de verrous, c’est sa désintoxication qui l’a mis sur les genoux.
Je lui saute sur le baquet.
— Quelle désintoxication ?
— Vous n’êtes pas au courant ?
— Non.
— Avant son arrestation, il se droguait vilain. Une fois au gnouf, la farine lui manquait, on a dû lui faire un petit traitement à l’hosto de la maison. C’est depuis qu’il s’est lancé dans la bigoterie.
Je me dis que voilà un précieux renseignement. Je file un nouveau coup de sabord à ma tocante. Il est sept heures vingt. Ce que le temps passe !
— À la revoyure, dis-je au gardien.
— Vous venez demain matin à la partie de coupe-cigare ? demande-t-il en enfournant le solde de sa tartine.
— Non, je préfère les films de Fernandel.
Il se gondole.
— Pourtant y a des amateurs. La bécane à Chariot, ça faisait recette avant Petiot, quand on raccourcissait sur le Boulevard…
Je gamberge un chouïa avant de serrer la paluche fromageuse du gardien.
— Peut-être reviendrai-je avant, le préviens-je.
— Vous êtes tenace, M’sieur le commissaire, remarque-t-il. Je vois que vous n’avez pas dit votre dernier mot.
— C’est plutôt Messonier qui n’a pas dit le sien, rectifié-je en m’en allant.