G.-J. ARNAUD Traumatisme

CHAPITRE PREMIER

Lorsqu’elle sortit du magasin avec son sachet de nougat à la main, la petite fille aperçut la 404 grise de l’autre côté du boulevard, sur le parking. Le conducteur croyait la dissimuler entre un énorme camion-citerne de la Shell et un transporteur de primeurs, mais Sylvie l’avait repérée tout de suite.

Elle traversa posément au passage pour piétons, se dirigea vers la Peugeot, le regard fixe. Mal à l’aise derrière son volant, Tabariech jeta un coup d’œil en coin à son patron. Le commissaire adjoint Lefort fronçait les sourcils, à cause de la petite silhouette en blue-jean jaune et en chemisette blanche.

Sylvie Barron s’immobilisa net devant le capot de la 404. Sous la frange châtaine, deux yeux assurés examinaient l’un après l’autre les visages des deux hommes.

— Elle m’énerve, grogna Tabariech. Je vais aller lui dire deux mots.

— Ne bouge pas, surtout. C’est tout ce qu’elle attend… Provoquer un esclandre.

— Vous n’y pensez pas ? Une gosse de huit, neuf ans… Elle n’est pas capable de ça.

— Si, fit Lefort entre ses dents serrées, oh ! si. Elle nous hait, tu comprends ? Depuis six mois, elle a fini par comprendre que nous étions ses pires ennemis.

— Sa mère lui monte le coup, oui…

— Même pas. À cause de nous, tout son monde s’écroule, s’effrite. En quelques mois, cette gosse est devenue une adulte.

Il sortit un mouchoir déjà froissé, s’épongea le front, le cou, sa poitrine velue que la chemise largement ouverte découvrait. Il lut une expression de mépris sur le visage de la petite fille. Il enfouit le mouchoir dans sa poche, se tourna vers l’arrière.

— On ne peut même pas se dégager en reculant. Un crétin a collé son vélomoteur à moins de deux mètres.

La petite fille leur tourna brusquement le dos et se dirigea vers la petite caravane attelée à une Simca 1300 déjà ancienne. Les deux policiers soupirèrent en même temps de soulagement.

— Au moins, si on pouvait alerter la gendarmerie, les motards. Notre boulot serait bougrement simplifié, murmura Tabariech, peut-être pour la vingtième fois depuis leur départ de Paris.

Lefort se contenta de hausser ses épaules massives. Ça ne servait à rien de le dire. Plus personne ne croyait à cette affaire, et son chef, le commissaire principal Parrain, lui avait recommandé la discrétion. La mise en place du dispositif habituel provoquerait inévitablement des remous à l’échelon supérieur.

— Cette femme sait que nous la suivons. Elle ne commettra aucune imprudence. Pas après six mois d’un comportement impeccable, poursuivait l’inspecteur. Elle va nous promener tout l’été. Avec son passeport, elle peut passer en Espagne ou en Italie, voire plus loin encore. Son mari et son fils peuvent se cacher dans un de ces pays-là.

— Je n’y crois pas. Les Barron sont encore en France. On peut très bien se cacher dans notre pays. Passer la frontière n’est pas aussi aisé que tu le penses.

De l’autre côté du boulevard, toutes les vitrines affichaient le mot « nougat » à perte de vue. Tabariech avait la gorge sèche. Une chaleur de four étreignait Montélimar.

— La voilà !

Une femme jeune d’allure, cheveux blonds coupés court, mince, pour ne pas dire maigre, approchait de la Simca, ouvrait la portière arrière pour déposer un cabas bien rempli.

Céline Barron se glissa derrière son volant en souriant à sa petite fille.

— Ces sales flics sont là-bas, cachés en partie par le camion-citerne ! lança Sylvie avec hargne.

Stupéfaite, sa mère la considéra comme si elle ne la reconnaissait pas. La gosse comprit.

— Ce sont des sales flics ! Tu l’as dit toi aussi.

— Tais-toi, Sylvie. Il ne faut pas parler ainsi. Ce n’est pas très joli.

— Qu’est-ce que ça fait, maintenant ? répliqua la fillette. Nous sommes seules, toutes les deux, pour toujours. Quand on est poli, c’est pour les autres surtout. On me l’a appris en classe. Mais les autres, maintenant, ils ne veulent plus de nous.

Céline mit le moteur en route et embraya. Sylvie reprit son rôle de guide.

— Tu peux y aller. Le feu est au rouge derrière.

La femme commençait à s’accoutumer à cette caravane qui modifiait toutes ses habitudes de conductrice. Elle n’avait eu que très peu de temps pour s’entraîner.

— On reprend l’autoroute ?

— Non. Pas la peine. Nous allons rouler le plus longtemps possible, et nous nous arrêterons dans un joli coin pour déjeuner. J’ai acheté un poulet rôti.

Mais Sylvie se penchait vers le rétroviseur extérieur de droite.

— Ils sont derrière.

— Ça n’a aucune importance.

— Et si tu retrouves la piste de papa et Daniel ?

Céline tressaillit.

— Ne t’inquiète pas.

— On peut les immobiliser quelque part. Cette nuit, j’y pensais. En crevant leurs pneus, par exemple.

— Tu as une belle imagination, essaya de plaisanter la jeune femme. Pour l’instant, ils ne nous gênent pas.

— Moi, si. Je voudrais qu’ils meurent. Ils pourraient avoir un accident, brûler dans leur voiture.

— Sylvie ! reprocha doucement sa mère. Ne dis pas des choses aussi horribles.

Vers deux heures de l’après-midi, Céline ralentit encore sa vitesse déjà peu élevée. Elle se souvenait d’un endroit ombragé par une pinède, juste au bord de la route, un peu avant Lambesc. Si le coin était libre, elle pourrait s’y engager avec la caravane. Depuis qu’elle l’avait achetée, elle ne pouvait accomplir de longues traites, tant elle se contractait physiquement et moralement.

De loin, elle vit une voiture quitter le terre-plein et eut un sourire de soulagement. Elle s’y engagea en effectuant un large demi-cercle pour reprendre plus facilement la route plus tard.

— On mange dehors ou dedans ? demanda Sylvie.

— Comme tu veux.

— Dedans, alors. On ouvrira la baie sur les pins. Je vais mettre le couvert.

Le commissaire adjoint Lefort et l’inspecteur Tabariech dépassèrent la pinède, roulèrent pendant un kilomètre avant de découvrir une buvette modeste sur le bas-côté.

— On ne va quand même pas passer l’été à se nourrir de sandwiches, grogna Tabariech. On risque de se détraquer l’estomac pour pas grand-chose.

— Ils servent des steaks et des frites. Ça t’ira ?

Ils s’attablèrent sous les canisses. Tout à côté, sous quelques pins, des campeurs avaient installé quatre tentes. Groupés, ils menaient un joyeux vacarme.

— En principe, je dois partir le 20 juillet, dit Tabariech en plongeant ses lèvres dans un verre de rosé glacé. Vous croyez que ce sera possible ?

Lefort fit celui qui n’avait rien entendu. Songeur, il tirait sur sa Gauloise bout filtre, le regard tout au bout de la route, vers l’ouest. Il imaginait la fillette, la femme, en tête à tête dans cette petite caravane.

— Curieuse idée, d’avoir acheté cet engin ! lâcha-t-il soudain. On voit qu’elle n’est pas à l’aise. Je me demande…

— Vous croyez qu’elle a une idée derrière la tête ?

— Certainement. N’oublie pas qu’elle a ramassé le maximum de fric. Tout ce qu’elle pouvait en vendant ce qu’elle possédait. Une maison dans l’Yonne, des terrains, des meubles anciens de prix. D’après mes calculs, elle doit disposer de sept à huit millions anciens.

— À sa place, je ne serais pas tranquille, si elle a tout ce pognon en liquide.

— Drôle de petite bonne femme. Je l’avais crue abattue, finie pour la vie. Et, d’un seul coup…

Il se tourna vers la cuisine en plein vent où une femme en short préparait leur repas.

— Ce n’est pas rapide, comme service.

— Mme Barron ne va pas repartir dans la grosse chaleur. Vous avez bien vu, les autres jours.

On leur apporta les hors-d’œuvre, et l’inspecteur se jeta dessus. Le commissaire mangeait également avec appétit, mais chaque passage de voiture l’alertait.

— Ce Barron, disait Tabariech la bouche pleine, il doit quand même avoir des tas de copains, de connaissances tout au moins. Un réalisateur de télé… Bien sûr, ça fait un an qu’il a été balancé, après les événements de mai. Mais, quand même… J’aimais bien ses émissions. Pas vous ?

— Je n’ai pas la télé, grogna Lefort.

— Il avait eu une série sur les petits ports de plaisance et de pêche. C’était excellent. Il possédait un bateau, non ? Un voilier ?

— À Toulon, oui. Il est toujours en hivernage. Moi aussi, j’avais pensé qu’ils se tailleraient tous les deux par la mer. Ils connaissent la navigation. Facile, pour eux, de filer. Avec leur ketch, ils pouvaient aller loin. Aux Antilles, même, en Amérique. Mais non. Le voilier est toujours sous hangar. Je ne comprends pas.

— Excusez, patron, mais je ne voulais pas parler de ça…, mais de son métier.

Ce qui fit hausser les épaules de Lefort. Ils en revenaient toujours à la même chose.

— Du café ? proposa l’homme qui les avait servis.

— Et du raide, insista l’inspecteur. On en a besoin.

À un kilomètre de là, Sylvie, étant allée jeter les ordures dans un gros bidon placé là tout exprès, trouva sa mère en train de dételer la caravane.

— On la laisse ?

— Pour une heure.

— Tu sais que, après, c’est difficile de la raccrocher.

— Viens vite, après avoir tout fermé. Nous allons à Cazan, téléphoner.

Une fois sur la nationale, la petite se retourna pour chercher la 404 grise.

— Ne me dis pas qu’ils sont derrière nous, souffla sa mère.

— Non. Je crois que tu les as bien eus.

Dans le petit village, elle s’arrangea pour cacher la Simca dans un chemin de terre avant d’aller à la poste. Elle demanda un numéro à Aix.

— Ce sera long ?

— Ça dépend, lui dit le préposé. Des fois, il vaut mieux y aller d’un coup de voiture.

Sylvie l’entraîna vers la petite cabine en bois.

— C’est Paulette que tu appelles ?

— Comment sais-tu ?

— À Aix, il n’y a qu’elle. Mais je crois que tu as tort.

Céline la regarda avec effarement. Chaque jour, elle découvrait sa petite fille.

— Mais pourquoi ?

— Paulette n’a plus besoin de papa et ne te rendra pas service.

— Elle doit beaucoup à papa. Sans lui, elle ne serait pas à la station régionale de Marseille.

— Vous avez Aix, madame, dit le préposé.

Avec soulagement, elle reconnut la voix de Paulette Ramet.

— Paulette ? C’est Céline…

— Céline ?…

Un silence, puis :

— Pas Céline Barron ?

Sylvie sentit le corps de sa mère se raidir contre le sien.

— Mais si.

— Tu es à Paris ?

— Non, dans la région… Écoute, je ne veux pas t’importuner, mais il faut que je retrouve Hervé… Il le faut absolument.

— Mais, que veux-tu que j’y fasse ? Depuis… l’affaire, je n’ai jamais eu de contact avec lui.

— Tu es sûre ?

— Mais, enfin… Pourquoi se serait-il adressé à moi ? D’ailleurs, j’estime qu’il a fait la plus grande sottise de sa vie. Il aurait dû défendre Daniel d’une autre façon… La fuite n’arrange rien. Enfin, Céline…, ton fils est coupable. Vous n’y pouviez rien ni l’un ni l’autre. Il fallait accepter le coup et…

— Écoute-moi, Paulette. Inutile d’argumenter là-dessus. Tu n’es pas en direct. Je te demande seulement si tu as une idée, même la plus vague, de l’endroit où ils pourraient se trouver. C’est tout ce qui importe, pour l’instant.

La voix de Paulette Ramet se déforma, monta d’un ton. Céline se souvint de ce que lui avait dit son mari autrefois. Cette fille-là devait souvent frôler l’hystérie.

— Mais enfin, c’est inconcevable. Tu as le culot de me téléphoner pour me demander des nouvelles de ton mari ? Pourquoi se serait-il adressé à moi ?

— En effet, répondit doucement Céline. Je me demande pourquoi j’ai eu cette idée.

Cette réponse eut l’effet d’une gifle, et Paulette Ramet recouvra son calme.

— Pardonne-moi, Céline, mais, en ce moment, tout va mal pour moi. Lucien m’a plaquée… Tu ne connais pas… Et, à la station, ça ne va pas tout seul tous les jours. On vient de me refuser un travail sur lequel je comptais terriblement… Tu sais ce qui se passe à la télé… C’est un peu la chasse aux sorcières, maintenant.

— Mieux vaut ne pas rappeler que tu es une amie d’Hervé Barron.

— Bien sûr, répondit étourdiment Paulette. Mais non, enfin, il faut que je sois très prudente. Non, au sujet d’Hervé, je ne sais rien. Absolument rien. Je suis désolée… Mais d’où appelles-tu ?

— De Cazan, près de Pont-Royal.

La voix se fit inquiète :

— Tu viens à Aix ?

— Pas du tout. Merci, Paulette.

Elle raccrocha, alla payer. Sylvie ne la quittait pas du regard. Dans la voiture, elle se tourna vers elle avant de démarrer.

— Qu’y a-t-il ?

— Tu ne pleures plus. Avant, tu aurais eu des larmes plein les yeux.

— Paulette a des soucis, essaya-t-elle d’expliquer.

Mais plus rien ne pouvait convaincre la petite fille, désormais. Le monde des adultes se présentait à elle comme un bloc hostile, sans la moindre faille.

Elle ne fit pas attention à la Peugeot grise qui les croisait. Sylvie se retourna, vit qu’elle s’était immobilisée, attendant un trou dans la circulation pour faire demi-tour. Elle jugea inutile d’en parler à sa mère. D’autres pensées l’occupaient :

— Nous cherchons papa et Daniel ?

Céline secoua farouchement la tête.

— Non. Ne dis pas ça. Par hasard, j’ai pensé à Paulette Ramet, mais maintenant je le regrette.

— Pourquoi ? Si on les retrouvait, nous serions quatre. On serait plus forts, tous ensemble. Tu crois que ça me gêne, ce qu’il a fait, Daniel ? Moi, j’aurais peut-être fait la même chose.

Céline apercevait la caravane. Un motard était arrêté sur le terre-plein, un carnet à la main. Il s’approcha dès que la voiture s’immobilisa.

— C’est à vous, madame ?

— J’ai dételé pour faire une course, mais je ne compte pas rester là.

— Ce n’est pas interdit, madame, dit le motard avec un sourire aimable. Je me demandais simplement ce que faisait cette caravane toute seule. Et puis, ce n’est pas prudent, avec tous les gens qui passent sur cette route. Je vais vous aider.

À ce moment-là, son regard tomba sur le visage de la petite fille, et il resta interdit. Jamais il n’avait lu une telle haine dans un regard d’enfant.

Reprenant son sourire, il se pencha :

— Je ne te fais pas peur, au moins ?

L’index de Céline monta vers ses lèvres décolorées, et Sylvie respira profondément.

— Non, monsieur. Je n’ai aucune raison d’avoir peur d’un policier.

C’était une curieuse réponse, pour une gosse de cet âge. Il désigna la caravane.

— Si vous voulez bien vous mettre au volant, madame… Avancez encore un peu et reculez en braquant sur la gauche. Ça doit aller tout seul.

Sylvie rejoignit sa mère pour la guider. Céline fit un effort violent pour ne pas rater sa manœuvre, et le motard la félicita pour son adresse, penché sur l’attache.

— Bravo ! madame. On voit que vous avez l’habitude. J’en ai vu qui cafouillaient drôlement, dans ce cas.

Il alla se planter au milieu de la route pour lui ouvrir le passage, obligeant une 404 grise à stopper.

— C’est pas mal, commenta Tabariech. Elle s’est fait donner un coup de main par un motard des C.R.S. Si le gars savait que le fils de cette femme a descendu froidement un de ses collègues…

— La ferme ! fit le commissaire, nerveux. L’inspecteur redémarra. Un peu plus loin, le second motard attendait à la buvette où ils avaient mangé. Quelle émotion, lorsqu’ils avaient découvert la caravane abandonnée !

— Que croyez-vous qu’elle ait pu fabriquer ?

— Est-ce que j’en sais quelque chose ? Peut-être son ravitaillement en essence, si elle appréhende de pénétrer sur l’aire d’une station-service avec son fourbi.

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