CHAPITRE X

Pour garder le contact avec le commissaire Lefort, Pesenti était décidé à séjourner vingt-quatre ou quarante-huit heures à Manosque. À son retour de Labiou, il alla déjeuner chez le correspondant local, et c’est là que le policier parisien lui téléphona.

— Passez à la gendarmerie au début de l’après-midi. J’ai besoin de vous parler.

— Autant vous dire que Mme Barron ne m’a pas appris grand-chose, répondit prudemment le journaliste.

— Venez quand même, insista sèchement Lefort.

À la gendarmerie, Lefort disposait d’un bureau. Son adjoint Tabariech s’y trouvait également.

— Je ne cherche pas à vous forcer la main, mon vieux, déclara le policier. Votre impression générale peut nous aider à comprendre toute cette affaire.

Pesenti s’assit en face de lui.

— Je vous croyais uniquement intéressé par son arrestation. Jusqu’à présent, l’enquête et la recherche du mobile sont restées dans l’ombre.

— J’ai besoin de comprendre certaines choses. Le gosse se vante d’avoir accompli un meurtre justifié. Pourquoi s’est-il enfui, dans ce cas ? J’ai eu affaire à des types qui faisaient leur propre justice. Ils attendaient la police d’un pied ferme.

Tabariech renchérit :

— Si son père l’a accompagné, peut-être même poussé à filer, c’est que lui aussi n’est pas convaincu par les affirmations de son fils.

— Mme Barron se pose également des questions à ce sujet, ne m’a pas paru farouchement partisane de cette version des faits. Mais, surtout, elle voudrait connaître l’opinion de son mari.

— Elle vous a interrogé à ce sujet ?

— Ça doit la ronger. Enfin, c’est l’impression que j’en ai gardée.

— De plus, elle ne supporte plus d’être séparée de Barron, affirma Lefort. Après six mois de dépression, elle a réagi brutalement. Jusqu’à présent, elle s’est montrée assez habile pour nous dissimuler ses intentions, mais, un jour ou l’autre, sous peu, elle craquera. Nous venons d’apprendre qu’elle dispose d’une somme très importante. Près de huit millions anciens. Elle essaiera de leur remettre cet argent par n’importe quel moyen. Si elle réussit, ils passeront à l’étranger et nous aurons perdu.

Pesenti revoyait la scène dans la petite maison du hameau de Labiou, plus particulièrement le moment où il l’avait presque forcée à examiner la photographie de Fernand Lanier. Sa répugnance s’expliquait, certes, mais il en gardait un souvenir perplexe.

— Vous avez enquêté sur la victime ? Quel genre de type était-ce ?

— Ses supérieurs étaient très satisfaits de lui, répondit brièvement Lefort.

Ce qui amena un sourire amusé sur la bouche de Pesenti.

— Vous ne jouez pas franc jeu. L’esprit de corps est très développé, dans ces compagnies de choc. Vous avez bien fait une enquête ? Il était marié, père de deux gosses… L’opinion de ses voisins ?

— Rien de particulier à signaler.

Le voyant aussi réticent, Pesenti jugea inutile d’insister. Il pourrait obtenir quelques renseignements en téléphonant à quelques collègues parisiens.

— Comprenez-moi, Pesenti. Les réactions d’un homme dans son milieu familial et dans l’exercice de sa profession ne sont jamais les mêmes. On a vu des chefs très sévères, injustes, même, se laisser mener par le bout du nez une fois chez eux.

— Voulez-vous dire que pour Lanier c’était le contraire ?

Lefort échangea un regard avec Tabariech qui fit une moue d’incertitude.

— Bon. Lanier était un vrai tyran domestique. Tout filait droit, chez lui. Sa femme comme les gosses.

— Il les tabassait ?

— Personne n’en sait rien, mais il y avait des scènes violentes, des cris et des pleurs. Vous l’auriez appris facilement en téléphonant à vos confrères parisiens. Autant que je vous le dise. Mais, ensuite, c’était l’homme le plus calme du monde. Pas du tout porté sur la bagarre. La preuve : dès qu’il l’a pu, il s’est fait affecter à un service administratif, et il a fallu les barricades pour le sortir de son rond de cuir et de son bureau. Pour une seule nuit, d’ailleurs, car, ensuite, il a été affecté à Beaujon.

— Le gosse a fait un séjour à Beaujon.

— Il paraît, mais on n’en a pas retrouvé trace. Je me demande si ce garçon ne s’est pas un peu vanté. Mais, vous pouvez me croire. Nous avons interrogé tous ses camarades de travail, ses fréquentations. Personne ne s’est plaint de lui. Au contraire, c’était un compagnon agréable. Il allait jouer à la belote dans un bistrot du quartier.

— Et sa femme ?

Lefort fit la grimace.

— Pas jojo. Non seulement moche, mais pas très propre et larmoyante.

— Moi, j’ai eu l’impression qu’elle picolait en douce, intervint l’inspecteur. De toute façon, elle n’avait pas l’air de regretter son mari. Oh ! elle pleurnichait, bien sûr, mais sans grande conviction. Quant au gosse, il s’en foutait complètement, que le paternel ait été descendu.

— Je veux bien admettre que Lanier n’ait pas été le même homme chez lui et au-dehors, mais la défense saura trouver des témoins dans son immeuble. Le jury admettra mal la dualité. Dites-moi, Lanier devait chercher des compensations à l’extérieur. Question femmes, bien entendu.

L’expression des deux policiers fut identique.

— Aucune information à ce sujet, dit Lefort, mais c’est bien possible.

— S’il y avait eu rivalité entre le gosse et lui ?

— Pourquoi le gosse aurait-il raconté une histoire invraisemblable ?

Pesenti se raidit.

— Parce qu’elle n’était justement pas invraisemblable, et qu’il s’est produit bien des excès dans la répression.

— Bon, admettons, fit Lefort, conciliant. Mais pourquoi transformer une histoire de femme en un acte prémédité ? C’est très dangereux pour lui, et, devant les assises…

— De nos jours, les jeunes trouvent assez ridicules les histoires sentimentales, et ils n’ont pas tort. Daniel Barron a peut-être voulu se trouver un mobile plus noble à ses yeux.

— Qu’est-ce que ça nous apporte de neuf, dans l’immédiat ? ronchonna Tabariech.

— Mais si ! s’énerva Pesenti. Imaginez que Mme Barron se doute de quelque chose. Elle veut retrouver son fils pour le convaincre de dire la vérité. Crime passionnel, le gosse s’en tirera à moindres frais. N’oubliez pas les sentiments d’une mère, dans de telles circonstances.

Le téléphone sonna et, après une hésitation, Lefort décrocha. Il ne pensait visiblement pas que le coup de fil s’adresse à lui, très peu de gens connaissant sa présence à Manosque.

D’un seul coup, son visage changea.

— Hospitalisée ? Depuis une heure ?… Et la gosse ? Bon, très bien. Je vous remercie.

Il reposa doucement le combiné.

— Mme Barron vient d’avoir un accident de voiture. À quelques kilomètres d’ici. Ce n’est pas très grave.

— D’ici ? s’étonna Pesenti. Que venait-elle faire à Manosque ?

— Curieux, oui. D’autant plus qu’elle m’avait promis de rentrer à Saint-Mandrier.

— Qu’a-t-elle, exactement ?

— Des blessures externes sans gravité. La petite fille a été légèrement blessée. Elles se trouvent toutes les deux dans une chambre particulière. Une chance. L’adjudant de gendarmerie qui se trouvait à Labiou est arrivé le premier sur les lieux, les a identifiées. La gosse avait toute sa connaissance. Elle se cramponnait au sac de sa mère. Il paraît qu’il contient tout l’argent dont je vous parlais.

Très surexcité, il se leva et fit quelques pas pour se dégourdir les jambes, revint vers Pesenti.

— Vous passerez l’information dès demain, n’est-ce pas ?

— Forcément, soupira le journaliste. Vous allez en profiter pour tendre un piège à Barron ?

— C’est de bonne guerre, non ?

— Je téléphone tout de suite à l’A.F.P., patron ? Dans deux heures, les radios périphériques lanceront la nouvelle.

Pesenti se leva.

— Je suppose que, pour l’instant, toutes les visites aux deux blessées sont interdites ?

— Évidemment. En définitive, c’est une chance pour nous. Tout se ramasse dans le coin, tout se centralise. Ces jours derniers, j’avais l’impression de travailler sur du sable mouvant.

Le journaliste se rendit à l’agence locale de son journal. Le correspondant Borgeat tapait déjà l’article sur l’accident.

— C’est arrivé à quelques kilomètres, un peu après un embranchement, entre Sainte-Tulle et ici. Un témoin a raconté que la conduite de cette femme l’avait alerté. Il pense qu’elle a eu un malaise et qu’elle a perdu le contrôle de son véhicule. Elle a évité de peu un pylône, a percuté un talus, mais à faible vitesse. Le commissaire parisien l’avait convoquée ici ?

— Pas du tout, rétorqua Pesenti d’un air préoccupé. Elle devait rejoindre Saint-Mandrier, avait promis de ne pas en bouger de vingt-quatre heures.

Il se demandait si c’était lui ou le commissaire que la jeune femme désirait rencontrer.

— Que veut dire le témoin ? Elle conduisait trop vite ?

— Non, mais en zigzaguant sur toute la route. Comme si elle avait bu. Ils vont certainement lui faire une prise de sang, après ça.

— C’est idiot. Elle venait de Labiou, et je ne pense pas qu’elle ait eu l’idée de se saouler, avec sa petite fille à bord. Pour moi, c’est un malaise dû à un choc psychologique. Mais inutile de le mentionner dans votre article.

Peu après, il décrocha le téléphone pour appeler la rédaction de Marseille, dicta son article sur tout ce qui s’était passé depuis le matin, signala l’accident dont Mme Barron et sa fille avaient été victimes, indiquant qu’on trouverait tous les détails en page régionale.

Vers cinq heures du soir, Radio-Monte-Carlo donna l’information, et Pesenti poussa une exclamation de colère.

— Ils exagèrent, ces flics !

Tabariech avait dû se montrer assez vague dans sa communication avec l’A.F.P., laissant croire que l’état des deux blessés était assez sérieux.

— Il y aura un rectificatif à six heures, le rassura Borgeat. J’ai téléphoné, moi aussi.

— Si Barron entend le premier, il va foncer et tomber dans le panneau.

Le correspondant local parut surpris.

— Et puis ? C’est ce qui peut lui arriver de mieux, non ? Ce type s’obstine à vouloir protéger son fils, mais, après six mois, il cherche peut-être une échappatoire. Qui n’en ferait autant, à sa place ?

— Pas lui. C’est un type bien.

Borgeat haussa les épaules d’un air blasé.

— Barron a encore l’avenir devant lui. Il peut recommencer à travailler. Tous ses collègues se sont recasés, lui pas. Le gosse est assez grand pour se débrouiller.

Un peu plus tard, la sonnerie du téléphone rompit leur silence. L’un et l’autre travaillaient face à face. Borgeat décrocha, lui passa le combiné.

— Marseille, pour vous.

Pesenti reconnut la voix d’une secrétaire de rédaction.

— Marcel ? J’ai un correspondant pour vous. Un jeune homme qui refuse de donner son nom. C’est en liaison avec l’affaire Barron.

— Passez-le-moi.

Un instant, il eut la folle pensée que c’était Daniel Barron qui l’appelait.

— Monsieur Pesenti ? Vous ne me connaissez pas, mais j’ai lu votre article. Je suis en vacances dans la région, et j’aurais voulu vous rencontrer pour discuter avec vous. C’est au sujet de Barron.

— Je ne rentre pas à Marseille ce soir. Pouvez-vous m’expliquer tout ça par téléphone ?

— Oui, mais à condition d’être tout seul.

Très lointaine, la voix de la secrétaire déclara furieusement qu’elle sortait pour quelques minutes.

— Bon, ça va. Je suis étudiant en sociologie. J’ai participé aux barricades de l’an dernier. J’ai été arrêté et gardé à Beaujon pendant près de trois jours. C’est là-bas que j’ai fait la connaissance de Daniel Barron. Je m’en souviens parfaitement, car un de mes copains m’a dit qu’il était le fils du réalisateur de télé.

— Vous êtes restés ensemble tout le temps ?

— Pensez-vous ! Presque tout de suite après qu’on ait relevé notre identité, il a été relâché.

— Vous êtes sûr ? Il a peut-être été transféré ailleurs.

— Pas du tout ! s’impatienta l’étudiant. Un flic est entré dans la pièce où nous étions, a appelé Daniel Barron. « C’est toi ? Tu peux passer au greffe. Tu es libre. » Nous, on a trouvé ça moche, parce que, s’il suffisait de porter un nom connu pour voir s’ouvrir les portes… On l’a copieusement hué.

— Et lui, quelle a été sa réaction ?

— Sincèrement, il paraissait drôlement empoisonné. Il a discuté avec le flic, mais ce dernier l’a poussé dehors. Mais nous avons pensé que c’était de la mise en scène.

— Vous avez revu Barron, par la suite ?

— Jamais. Entre nous, il était salement repéré, dans le milieu étudiant, et nous avions divulgue l’histoire. Même au mois d’octobre, il y avait encore des gars pour en parler.

Pesenti sortit une cigarette du paquet posé devant lui, la laissa tomber sur sa feuille de papier.

— Vous pouvez m’assurer que c’est exact ?

— Oui, mais je ne veux pas avoir affaire aux flics. Je tenais à rétablir la vérité. Il n’a jamais été enfermé plus de quelques heures, et non deux jours, comme on l’a écrit.

— Pourquoi cette réaction tardive ? Vous pouviez en parler plus tôt, non ?

— Je vous connais de réputation, monsieur Pesenti, et je sais qu’on peut vous faire confiance. Mon nom, c’est Jean Pourrière. J’ai de la famille à Marseille.

— Que pensez-vous de l’histoire ?

— Un flic en moins, c’est pas pour me déplaire, mais je crois pas que le mobile de Barron soit exact. D’ailleurs, d’après d’autres amis, il aurait été raflé sur le trottoir comme spectateur, et non dans la pleine bagarre, mais ça, je ne peux pas vous l’affirmer.

D’un grognement, Pesenti indiqua qu’il n’attachait qu’un faible intérêt à cette insinuation.

— Mais, pour Beaujon, c’est sûr, se hâta d’ajouter Jean Pourrière. Si vous voulez me rencontrer, laissez un message à votre bureau. Je téléphonerai les jours suivants.

— Attendez. Si je fais état de cette information, vous devez accepter que je cite votre nom. Je ne vous cache pas que la police voudra vous interroger ensuite.

L’étudiant hésita durant quelques secondes.

— Pas question, alors. Oubliez tout ça. Je regrette qu’un fils à papa ne puisse pas être publiquement traité de menteur et de pistonné.

Il raccrocha, et Pesenti crispa ses mâchoires. Il détestait ce genre de délation, mais ces renseignements recoupaient ceux fournis par Lefort. On n’avait jamais retrouvé le nom de Daniel Barron dans les registres de Beaujon. Que s’était-il passé, là-bas ? Maintenant, le journaliste avait la certitude que Lanier et Daniel s’étaient rencontrés, et que le drame avait commencé à ce moment-là. Peut-être que le garçon en avait voulu à mort au sous-officier administratif de cet élargissement qui l’avait rendu suspect aux yeux de ses compagnons de lutte ? On pouvait même aller plus loin, imaginer que l’étudiant avait négocié sa mise en liberté contre certains aveux.

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