CHAPITRE XVI

Paulette venait de sortir pour faire les commissions, son père occupait la salle de bains. Daniel, assis sur le divan, fumait nerveusement une cigarette. La visite incompréhensible du commissaire Lefort, la veille, les préoccupait tous, et personne n’avait très bien dormi, guettant chaque bruit, se réveillant en sursaut pour des riens. Le garçon avait décidé Hervé à quitter l’appartement au début de la nuit prochaine. Rester devenait dangereux. Le policier pouvait demander un mandat de perquisition, et la journée serait longue et éprouvante.

Il se leva pour mettre le transistor en marche, colla son oreille contre le haut-parleur pour le faire fonctionner en sourdine. Le moment des informations approchait.

Au début, il ne prêta qu’une faible attention à la politique intérieure et extérieure, puis le nom du journal le fit tressaillir, et il augmenta la puissance.

Le journaliste Marcel Pesenti publie aujourd’hui un article surprenant qui éclaire d’un jour nouveau l’affaire Barron. D’après notre confrère marseillais, le mobile du jeune meurtrier serait complètement différent de celui que l’on acceptait comme vraisemblable jusqu’à présent. L’auteur de l’article se déclare en mesure de prouver que Daniel Barron a tué le C.R.S. Fernand Lanier pour mettre fin à une situation de famille très pénible. Contrairement à tout ce qui avait été écrit ou dit, quelqu’un de la famille connaissait parfaitement Lanier, depuis de longs mois. D’autre part, il paraît presque certain que le jeune étudiant n’a participé que de loin aux événements de mai dernier. Pris dans une rafle, il n’aurait été maintenu en état d’arrestation que quelques heures au centre d’internement de l’hôpital Beaujon. Nous essayons de joindre Marcel Pesenti à Manosque, pour un complément d’informations que nous espérons donner dans notre prochain bulletin.

Daniel se leva d’un bond, regarda autour de lui comme s’il craignait d’avoir été surpris. Il passa dans le couloir, puis, après une courte hésitation, dans la chambre de Paulette Ramet. Il commença par fouiller un placard mural, souleva les draps, les couvertures, ouvrit chacun des tiroirs qui contenaient de la lingerie. Puis, il s’attaqua à une commode. Elle contenait des boîtes en carton qu’il vida soigneusement, mais sans rien trouver.

Tout à côté, l’eau coulait dans la salle de bains. Son père prenait sa douche. C’était peut-être imprudent, en l’absence de Paulette, le locataire de l’étage inférieur pouvant s’interroger sur les bruits des canalisations.

Lorsqu’il revint dans le living, sa décision était prise. Il s’approcha de la baie, examina le parc. À l’ombre des premiers arbres, quelques gosses jouaient dans un bac à sable, mais, plus loin, il n’y avait personne. Il apercevait le mur facilement franchissable, que longeait un petit chemin non carrossable.

Sur le palier, il eut un instant de panique, eut la tentation de regagner l’appartement. D’un geste sec, il attira la porte dont la serrure se referma avec un bruit net. Désormais, il ne pouvait plus reculer.

Au rez-de-chaussée, il continua en direction du sous-sol où se trouvaient les garages. Il déboucha en pleine lumière, avec l’impression d’être découvert par un puissant projecteur. Cela le paralysa quelques secondes.

Les gosses jouaient sans se préoccuper de lui, certainement surveillés par les parents depuis les étages. Il alla jusqu’au bout des garages, obliqua sur la gauche et courut jusqu’à l’ombre protectrice des arbres. Il atteignit le mur sans ennuis, jeta un regard en arrière. Les enfants ne lui avaient accordé aucune attention. Il dut longer le fond du parc avant de trouver un endroit praticable. Grâce à quelques aspérités, il put atteindre le faîte, se laissa glisser de l’autre côté. Le chemin remontait vers l’avenue où il pouvait rencontrer Paulette et se faire remarquer par le policier de garde. Il suivit le chemin, marchant rapidement. Le chemin plongeait entre des propriétés closes, et il dut parcourir une grande distance avant de déboucher dans une ruelle très calme qui semblait remonter vers une avenue où la circulation était plus intense.

Une demi-heure plus tard, il parvenait dans le centre de la ville, pas très loin de la fontaine. Il suivait le rythme de la foule, beaucoup de touristes, ne sachant encore s’il allait prendre un car. Les arrêts pouvaient être surveillés.

Il repéra une station de taxis, hésita quelques minutes. Le chauffeur de tête ne lui plaisait pas. Il avait repéré le troisième, un homme d’une soixantaine d’années à l’air sympathique. Lorsque le taxi numéro un démarra, il se rapprocha un peu. Presque aussitôt, le second fut emprunté par un couple. Il fonça, mais une jolie fille brune lui passa devant avec un rire léger, s’installa à l’arrière avec un regard moqueur. Il dut faire une drôle de tête, car elle se retourna, le regarda aussi longtemps qu’elle le put, les sourcils froncés.

— Quelle rue ?

Un autre taxi venait de s’arrêter à sa hauteur.

— Pouvez-vous m’emmener à Manosque ? demanda-t-il. Je dois y être le plus rapidement possible.

Le chauffeur, un type jeune aux cheveux très noirs et au visage allongé, l’inspecta d’un air soupçonneux. Daniel plongea la main dans sa poche et en sortit un billet de cent francs.

— Bon, d’accord. On y va.

Sur le boulevard, au bout duquel commence la route de Manosque, le chauffeur ralentit, se gara le long du trottoir.

— Je vous demande un petit moment. Ce ne sera pas long.

Daniel le vit pénétrer dans un café, s’approcher du comptoir. Il posa la main sur la poignée de la portière, l’ouvrit lentement. L’homme téléphonait. Daniel descendit calmement du taxi, comme s’il voulait prendre l’air. À ce moment-là, l’homme sortit du café.

— Excusez-moi, hein ? Mais il fallait que je prévienne ma femme. Je devais passer la prendre vers onze heures, et je ne serai pas de retour.

Daniel remonta, tandis qu’il s’installait au volant.

— Ce n’est pas loin. Cinquante-quatre kilomètres. Mais je ne vais jamais très vite. Vous êtes pressé, hein ?

— Oui, assez.

— En vacances ?

— Oui. Je dois rejoindre des amis là-bas.

— Où je vous descends ?

— À l’arrêt des cars.

— Très bien.

L’homme bavardait beaucoup. Il connaissait très bien toute la région, donnait son opinion sur tout. Daniel l’écoutait d’une oreille distraite. Chaque traversée de village le rendait nerveux. Entre Aix et Meyrargues, deux gendarmes faisaient la circulation à un carrefour de route. Son chauffeur s’était arrêté à hauteur de l’un d’eux qui avait jeté un vague retard dans la voiture. Peut-être, à cette heure, trouvait-il étrange la présence d’un jeune garçon en chemisette et blue-jean à l’arrière d’un taxi.

— Vous faites pas de souci, dit le chauffeur, vous y serez avant dix heures et demie. On ne roule pas vite, mais régulièrement. Tenez, pour la dernière grève des trains, j’ai conduit un client à Paris. Tout tranquillement, on est partis à neuf heures du matin et, à six heures du soir, on était arrivés. On a cassé la croûte en route. Il faut dire qu’il y a pas mal d’autoroutes…

D’après la radio, Pesenti se trouvait toujours à Manosque. Il ne savait comment le trouver. En surveillant la gendarmerie ? L’hôpital, peut-être. Puis, il pensa que le journal devait avoir une agence importante dans cette ville.

— Sainte-Tulle. Nous arrivons.

Quelques jours plus tôt, il n’avait pas osé prendre le car à Manosque. Il avait rejoint ce village par une petite route secondaire qui multipliait la distance par deux.

Il se pencha pour regarder les collines sur sa droite. Quelque part, au-delà de la Durance, bien niché dans la solitude, il y avait le hameau de Labiou. Une bouffée de bonheur ancien lui revint, en même temps que le souvenir de leur installation, les nuits glacées où ils ne pouvaient se réchauffer, la pluie et la neige que le vent fou faisait tourbillonner alors qu’ils tentaient, son père et lui, de poser les poutres sur les murs de leur maison.

Baissant la tête, il essaya d’oublier. Un temps, il avait cru qu’ils pourraient vivre ainsi, loin des hommes. Un sourire lui vint à cause des petits lapins oubliés et de leur mère. Ils retourneraient peut-être à l’état sauvage, à moins qu’un rôdeur ne les découvre, ce qui était fort probable. Après le départ des gendarmes, les gens du coin avaient dû monter jusqu’au hameau.

— Et voilà ! Arrivé sain et sauf !

Daniel le régla, lui laissa un bon pourboire et s’éloigna vers le centre de la ville. Que venait-il faire ? Parler à Pesenti ? Essayer de le convaincre de ne pas poursuivre son enquête ? Il était déjà trop tard. Des frissons de violence montaient du plus profond de lui-même. Il se sentait capable d’étrangler le journaliste. Qu’importait, ensuite ! Mais que cet homme se taise, avant tout.

Lorsqu’il parvint dans les rues plus étroites du centre de la vieille ville, il demanda où se trouvait l’adresse du journal. La vieille dame interrogée lui indiqua qu’il la trouverait une fois tourné le prochain carrefour.

— Vous ne pouvez pas vous tromper.

Il repéra l’agence de loin, sa porte vitrée et sa vitrine d’exposition. Les mains dans les poches, il s’approcha, contourna lentement une camionnette.

Un coup de sifflet le fit sursauter, et il aperçut le képi d’un gendarme, puis un autre. Il se mit à courir vers l’agence. Un homme essaya de lui barrer le chemin, et il lui fonça dedans tête baissée, l’envoyant rouler contre une voiture en stationnement.

— Barron, arrêtez, ou nous tirons !

Il s’accroupit entre deux voitures, aperçut le bout de pare-chocs qui pendait d’une 2 CV. Il le détacha d’une torsion, se redressa pour le lancer vers un gendarme qui approchait. L’homme dégrafait son étui en cuir.

Un de ses collègues, qui arrivait sur la gauche de Daniel, avait déjà son arme à la main. Il tira deux fois.

Загрузка...