CHAPITRE XIV

Le rédacteur en chef de l’agence parisienne du journal attendait Pesenti à Orly. Raoul Sernast, un petit homme vif et chaleureux, l’entraîna vers sa petite voiture.

— On a déblayé le terrain, depuis que tu nous as prévenus, et je pense que tu seras content. Il semble que nous ayons trouvé une piste intéressante vers le dix-huitième arrondissement. Où en est la police ?

— La voiture des deux fugitifs a été retrouvée près d’Apt, mais les deux hommes ont trois jours d’avance.

Sernast conduisait rapidement sur l’autoroute du Sud, n’hésitant pas à changer constamment de file.

— Mais pourquoi t’attacher au mobile ? Il a été nettement établi, non ?

— Absolument pas. Rien ne colle. Il est possible que le gosse ait participé aux barricades de mai dernier, mais d’assez loin. Peut-être même en spectateur. La fille qu’il a vue matraquer n’existe pas. Pris dans une rafle, il s’est retrouvé à Beaujon, mais a été libéré au bout de quelques heures, alors qu’il affirme avoir été arrêté plusieurs jours.

— Un cinglé, alors ? Et Lanier, dans tout ça ? Une victime choisie au hasard par un gars intoxiqué par les événements ?

— Non. Lanier et Daniel Barron se sont certainement rencontrés à Beaujon. J’irai même plus loin : Lanier a fait relâcher le garçon, et c’est à partir de là que se noue toute l’affaire.

— Le copain de Lanier tient un bar dans le dix-huitième, et il loue également des chambres. Il se nomme Charéac, est originaire des Cévennes comme lui. Il a même fait quelques années dans la gendarmerie mobile avant d’acheter ce fonds.

— Lanier le rencontrait souvent ?

— Au moins une fois par semaine. Derrière le bistrot, il y a un jeu de boules, et Lanier aimait bien faire une partie de temps en temps.

— Il montait avec des filles ?

— On n’a pas osé poser la question. Charéac n’aime pas bavarder au sujet de son ami.

À toi de jouer, mais ça ne sera certainement pas facile. Je t’accompagne ?

Non. Attends-moi, plutôt.

Raoul Sernast le laissa porte de Saint-Ouen.

— Je cherche une place et je t’attends au bistrot à terrasse, là-bas.

Dans le bar tenu par Charéac, il n’y avait que deux hommes en train de jouer au 421 à une table. L’endroit était petit, cinq tables en tout, et sombre. Un homme grand et sec lisait le journal derrière son comptoir. Son œil averti jaugea Pesenti.

— Un café.

Il déplia les morceaux de sucre, chercha le regard du bistrot.

— Vous avez une chambre à louer ?

— Pour la nuit ?

— Jusqu’à cinq heures.

— Je ne vous ai jamais vu dans le quartier.

— Non. Mais j’ai l’adresse depuis longtemps. Je suis d’Alès. C’est ce pauvre Lanier qui m’avait parlé d’ici.

Charéac continuait d’essuyer le même verre sans le lâcher du regard. Pesenti ne désespérait pas de le convaincre. Il était toujours habillé simplement, donnait l’apparence d’un homme tranquille et sans histoires.

— J’ai toujours eu envie de venir faire une partie de boules, mais j’ai jamais eu le temps. Et puis, depuis une semaine, ma femme est chez nous.

Il baissa le ton de sa voix.

— J’ai connu une brave fille. Si ça marche, elle viendra me rejoindre ici. À condition qu’on ne la voie pas.

Charéac déposa son verre sous le comptoir. Il semblait peser le pour et le contre.

— Vous étiez avec Lanier ?

— Non. Je suis dans une entreprise de nettoyage. Mais Lanier m’avait aidé à trouver un appartement. Escafier, il ne vous a pas parlé de moi ?

— Non. Jamais.

— Peut-être qu’il n’avait pas tellement le temps de causer, lorsqu’il venait ? insinua Pesenti avec un clin d’œil.

— Pour ça !… Jusqu’à cinq heures ? Bon, d’accord. C’est au premier, à droite, la porte du fond. Vous entrez par la rue.

Il lui glissa une clé dans la main.

— Vingt francs.

Pesenti les paya, chercha autour de lui.

— Je peux téléphoner ?

— Pas d’appareil. Je regrette.

— Je vais revenir ! lança Pesenti, secrètement ravi.

Au petit trot, il rejoignit son confrère à la terrasse du café, le mit au courant.

— Ça peut demander du temps. Je te rejoindrai à l’agence.

— Fais gaffe. On ne sait jamais.

— T’inquiète pas.

Il retourna au petit bar, ne trouva que le patron. Les joueurs de dés avaient filé.

— Ça marche. Dans une demi-heure, elle sera là. Faudra que je la guette.

— La rue est tranquille. Avec les vacances qui commencent, on ne voit pas grand-chose. De quel quartier vous êtes, à Alès ?

— Grand-Rue.

Par chance, il connaissait parfaitement la ville et put soutenir une conversation qu’il fit glisser discrètement vers Lanier. Charéac, d’abord réticent, finit par se montrer plus bavard.

— On se connaissait depuis toujours. Depuis des années, il était tranquille. Un emploi administratif, dans ce métier, c’est bon. Il a fallu les barricades pour qu’il soit de nouveau envoyé à la bagarre.

— J’ai vu sa bonne femme. Pas marrante, hein ?

Charéac devint soupçonneux.

— Chez lui ?

— Pour la visite, avant l’enterrement. Je n’ai pas pu aller au cimetière.

Heureusement qu’il avait soigneusement étudié ses coupures de journaux dans l’avion.

— Moi, j’y étais. Ça avait de la gueule, avec le peloton que sa caserne avait envoyé. S’il avait eu une autre femme, comme vous dites… Je ne sais pas d’où il la sortait.

— D’Algérie, voyons. Il y avait passé deux ans.

L’autre se frappa le front, en bon comédien. Il ne cessait de lui tendre des pièges.

— C’est vrai. Une pas grand-chose.

— Il se rattrapait ailleurs. Enfin, qu’il disait.

— Vous pouvez y croire. Une fois en civil, il faisait des ravages. On le prenait pour un représentant. Ça marchait bien. Et pas que des filles faciles.

— Je sais, approuvait Pesenti avec admiration. Tenez, mettez-nous deux cognacs.

— La vôtre, elle n’arrive pas vite.

Le journaliste alla jeter un coup d’œil dans la rue, prit une expression ennuyée.

— Pourvu qu’elle ne me pose pas un lapin ! Moi, les femmes… Il a fallu que la mienne parte en vacances pour que je tente le coup avec une voisine… Mais j’ai peur qu’elle ne se dégonfle au dernier moment. Fernand me racontait qu’il avait emballé des femmes drôlement huppées. Il ne se vantait pas un peu ?

— J’en ai aperçu une ou deux qui venaient directement du seizième ou d’à côté.

Pesenti alluma calmement une cigarette en l’observant. Il avait décidé de se jeter à l’eau.

— La dernière fois, un peu avant sa mort, il m’a parlé d’une jolie blonde dont le nom m’aurait, disait-il, drôlement surpris. Moi, j’étais certain qu’il en rajoutait.

— Celle-là, il l’a conservée longtemps. Des mois. Ils se retrouvaient ici toutes les semaines.

— Vous l’avez vue ?

— Non. Je ne m’occupe pas de ce qui se passe là-haut. C’est mieux. Et puis, Lanier tenait à la discrétion.

Ils burent leur cognac en silence. Très déçu, Pesenti ne savait plus que faire. Il alla jeter un regard à la rue, revint en grimaçant.

— C’est peut-être pas le bon jour. Lanier, il venait quand ?

— Le mercredi, presque toujours. Il s’arrangeait pour être libre ce jour-là. Deux ou trois fois, il n’a pas pu, à cause de son horaire, mais, en général, il arrivait vers les deux heures, buvait un petit verre et montait tout de suite. Ma femme me disait que, quelques minutes après, elle entendait les talons de la bonne amie dans l’escalier. C’était militaire, quoi.

Pesenti resta impassible, paya les deux cognacs.

— Je vais jusqu’au bout de la rue. Si elle arrive, je monte directement.

— D’accord. Laissez la clé sur la porte, ensuite.

Il marcha jusqu’au coin de la rue et du boulevard, revint rapidement sur ses pas. Il pénétra dans le corridor qui empestait le plâtre humide, grimpa au premier en faisant du bruit. Lorsqu’il introduisit la clé dans la serrure, il se retourna brusquement. Juste le temps de voir un rai de lumière à l’autre bout du couloir, un éclair vite disparu.

Il traversa le palier silencieusement, alla frapper. La porte s’ouvrit sur une silhouette noire, tachée de blafard en trois points : le visage, les deux mains. Ce n’était pas la porte d’une cuisine sordide de taudis parisien qui venait de s’ouvrir, mais l’huis d’une ferme cévenole. La femme de Charéac avait transporté là toute sa campagne natale.

Une figure dissymétrique, allongée, avec le nez qui crochait dans le vide, une bouche aux lèvres sèches, serrées sur une exclamation d’effroi qu’on retenait par ultime prudence. La robe sombre qui pendait d’un côté, « tirée par les oies », comme on disait dans les Cévennes, le corps à peine dégauchi par l’amour et déjà tassé, comme pour économiser le bois du cercueil.

— Cette femme, vous l’avez déjà vue entrer dans la chambre, là-bas, au fond ?

Il agitait la photographie sous son nez.

— Chaque mercredi, pendant des mois…

— Je n’ai vu personne.

— Souvenez-vous. Elle arrivait un peu après deux heures. Vous entendiez ses talons sur les marches en pierre. Vous entrouvriez la porte, comme tout à l’heure. À l’autre bout du couloir, lui en faisait autant, et vous pouviez la voir.

Elle reculait, à cause de la photographie.

— Et puis, vers quatre ou cinq heures, vous la surveilliez encore. Vous ne sortez jamais. Dehors, c’est Paris, des millions d’inconnus, de voitures, d’étrangers…

Il désigna les piles de draps dans une énorme armoire ouverte.

— Vous en puisiez deux et vous alliez changer le lit. C’est elle, n’est-ce pas ?

Le regard droit, un rayon de lumière froide, refusait de se poser sur la photographie.

— La police viendra vous le demander, et vous serez bien obligée de répondre, à ce moment-là.

Alors, elle osa effleurer le visage du cliché, quelques secondes, puis la tête bascula en haut du cou en souche de vigne.

— Oui, se fendirent les lèvres serrées.

Il n’en demandait pas plus. Il se dirigea vers la porte, buta contre Charéac qui entrait. Pesenti tenait encore la photographie à la main.

— Qui êtes-vous ? chuchota le Cévenol, effrayé.

— Un journaliste.

Le patron du bar leva les yeux vers sa femme.

— Il a fallu que tu regardes. Maintenant…

— Vous n’avez rien à craindre, essaya de le rassurer Pesenti. Même pas pour les chambres. Ce Lanier était votre ami, vous lui rendiez service sans savoir. Il est même possible qu’on ne parle pas de vous.

— Je n’ai jamais vu les femmes. Je répétais toujours de ne pas regarder. Pour tout le monde, il valait mieux.

Pesenti se glissa à l’extérieur, se rua vers la rue ensoleillée. Il avait le temps d’aller voir Raoul Sornast avant le départ, peut-être celui de dicter son article à la rédaction de Marseille.

— Alors ? lui demanda son ami lorsqu’il entra dans l’agence.

— Toi et ton équipe aviez fait du bon travail. Le tuyau était excellent.

— Aucun mérite. Tout s’est passé entre gars du Midi. Comme par hasard, un ami d’un ami avait joué aux boules avec Lanier. Grâce à lui, on a su qu’il était familier de l’endroit, que, entre deux et cinq, il disparaissait, pour revenir ensuite faire une partie. Ou une belote, lorsque le temps était moche.

Ensuite, Pesenti jeta les grandes lignes de son article sur une feuille de papier. Il ne pouvait pas en dire trop, mais il songeait aux deux hommes. Le plus âgé croyait protéger le plus jeune.

— Ça va servir à quoi ?

— À soulager pas mal de gens. La police, la société. Plus de séquelle des barricades, plus d’étudiant vengeur. Plus de fille battue à mort et au cadavre subtilisé. La grande presse va mettre ça en gros titre. La morale bourgeoise est sauve. Le bon fils a simplement vengé l’honneur de la famille.

— Si ça t’écœure, pourquoi t’être donné tant de mal ?

— Cynisme. Je n’arrivais pas à y croire.

Sernast secouait la tête.

— Le père. Tu y as pensé ?

— Et puis ? Un type qui déguise des désirs de fugue sous de bons sentiments paternels, ça mérite des ménagements ?

— Oh ! tu vas fort…

— Une bonne femme engluée dans son milieu, ses terreurs du scandale au point de ne pas avouer le véritable mobile. Elle galopait après eux pour leur remettre quelques millions. Qu’ils s’enfuient à l’étranger, qu’ils y crèvent même, pourvu qu’on ne sache jamais que, tous les mercredis, elle trompait son mari avec un C.R.S. en goguette. Ah ! ils sont beaux, nos petits bourgeois révolutionnaires !

— Le fils…, il sentait que tout foutait le camp… On peut le comprendre, non ?

Pesenti ricana.

— Tu parles ! Un petit con humilié qui est allé flairer dans les jupes de sa mère, qui a mené sa petite enquête malpropre, collant son œil aux trous de serrure, ruminant son projet avec des chauds et froids pour se prouver qu’il était un homme.

— Il n’a jamais parlé. Par pitié pour ses parents, peut-être.

— Plutôt parce qu’il a réalisé tout de suite la connerie qu’il venait de commettre. Tu sais ce qu’il a voulu tuer, le 14 décembre au soir, dans la rue Blomet ? Sa propre lâcheté. Celle qui l’avait paralysé au mois de mai, celle que Lanier lui avait en quelque sorte jetée au visage à Beaujon en le faisant libérer sur-le-champ. Si, à ce moment-là, il avait eu le courage de se rebiffer ! Mais non, il a accepté cette liberté du premier coup. Ensuite, il s’est mis à penser, à ruminer son humiliation. Je ne suis pas certain qu’il n’ait pas éprouvé de la joie en découvrant la cause de cette générosité de Lanier. Quel beau mobile pour tromper son monde, se tromper lui-même ! Il s’est vu en vengeur implacable, mettant un écran entre ce qu’il était et ce qu’il voulait être.

Il désigna le téléphone.

— Demande-moi Marseille. Je leur dicte mon article, et puis je file à Orly.

Sernast s’exécuta, attendit ensuite, le combiné près de son visage, l’air songeur.

— Alors, dans cette histoire, tous des salauds ou des demi-salauds ?

— Juste un cristal, un diamant, plutôt. La gosse, Sylvie, la petite fille. Un petit être écorché à vif, démoli pour la vie. Un petit paquet de haine bien solide et bien pure contre la société. Mais ils ne s’en sont pas tellement rendu compte. Un peu inquiets, bien sûr, mais se disant que le temps arrange tout.

Son confrère sursauta et colla le récepteur à son oreille.

— Ne quittez pas.

Il lui tendit l’appareil.

— Tu as Marseille au bout du fil.

Загрузка...