L’infirmière de garde fut effarée lorsque Pesenti se présenta à l’hôpital vers sept heures du matin.
— Mais, c’est trop tôt pour les visites, et…
— La vie commence de bonne heure dans les établissements hospitaliers. Je suis certain que Mme Barron est déjà réveillée.
— Elle a donné des consignes, refuse de vous voir.
Le journaliste griffonna quelques mots sur une page de son calepin, l’arracha, la plia en deux.
— Portez-lui ça.
— Je dois prévenir l’inspecteur qui dort dans la petite pièce, là-bas.
— J’y vais moi-même.
Tabariech était allongé tout habillé, roulé dans une couverture sur un lit de malade. Il sursauta lorsque Pesenti le secoua légèrement, le regarda avec étonnement.
— C’est vous ? Que se passe-t-il ?
— Je désire voir Mme Barron avant la distribution des journaux. Je n’ai pas de conseils à vous donner, mais procurez-vous un exemplaire le plus rapidement possible.
L’infirmière revint en même temps que lui à la réception.
— Vous pouvez monter, dit-elle. Mme Barron vous attend.
Sylvie était déjà tout habillée, et elle sortit dans le couloir lorsqu’il pénétra dans la chambre. Céline s’était adossée à son oreiller, très calme, l’air reposé. La plaie du front se cicatrisait rapidement et n’était plus cachée que par un sparadrap.
— Je suis désolé d’avoir écrit ce petit mot, mais, sans lui, vous ne m’auriez pas reçu.
— Vous avez voulu me parler avant que je ne lise votre journal, n’est-ce pas ?
— Je suis rentré très tard de Paris, et je n’ai pu vous rendre visite hier au soir.
— Qu’y a-t-il, dans cet article ?
— Je mets en doute le mobile de votre fils. En fait, je le démolis complètement.
— Comment avez-vous découvert la vérité ?
Il s’assit sur une chaise, le plus proche possible pour éviter de parler trop fort.
— Par diverses constatations, déductions, et aussi des renseignements. Votre fils n’a pas participé aux bagarres de mai. Il a été raflé par hasard sur le trottoir, comme pas mal de gens curieux et des étrangers. À Beaujon, son nom a été relevé par Fernand Lanier qui l’a fait relâcher aussitôt. Mais vous le saviez, n’est-ce pas ? Vous avez continué à revoir cet homme tous les mercredis, dans cette chambre du dix-huitième ?
Elle secoua la tête sans ciller, très maîtresse d’elle-même.
— J’ignorais même qu’il se nommait Lanier. Il m’avait donné un autre nom, se disait représentant en matériel agricole.
— Mais, le soir du meurtre, lorsque votre fils vous a avoué, ainsi qu’à son père, qu’il venait de tuer un C.R.S., vous n’avez pas compris ?
— Non. Seulement le lendemain matin, en découvrant sa photographie dans les journaux.
— Votre fils s’est posé des questions, a voulu savoir pourquoi ce Lanier se montrait si généreux envers lui. Il lui a fallu des mois pour connaître son adresse, beaucoup de temps également pour découvrir que vous étiez sa maîtresse.
Céline lissait le drap avec de petits gestes courts, répétés.
— Un choc terrible pour vous, lorsque vous avez découvert la photographie de la victime de votre fils. Le lendemain matin, ils étaient déjà loin, et vous restiez seule.
Elle remarqua le ton sec, presque accusateur, du journaliste.
— Vous me méprisez ?
— Je n’ai pas à vous juger, mais pourquoi vous taire pendant si longtemps ?
— Peut-être à cause de ma fille. C’est elle la plus vulnérable. Son monde s’est désagrégé d’un seul coup. Je restais sa seule valeur sûre.
Mais il savait qu’il y avait d’autres explications, d’autres raisons. Aucun être n’est mu par un seul ressort.
— Pour ce genre de crime, votre fils encourt une peine moins grande.
Je sais.
— Votre mari ne voulait pas seulement prendre sa part des responsabilités dans cette affaire, protéger son fils. Il désirait également s’éloigner de vous. Se doutait-il de votre liaison ?
— Non. Jamais. Mais, depuis un an déjà, il se détachait de moi. Bien avant les événements de mai. Après son licenciement, il s’est éloigné de plus en plus.
— Votre fils a eu également conscience de cette dégradation de la famille. Il aime beaucoup son père ?
— Oui. Il l’admirait beaucoup, et a dû souffrir de le voir se perdre chaque jour davantage.
Il fallait leur fournir des raisons honorables, leur insuffler quelque dignité. Au cours de la nuit, Pesenti avait décidé de ne pas aller jusqu’au bout de son dégoût. À cause de la petite fille qui attendait sagement dans le couloir.
— Vous-même avez trompé votre mari parce qu’il vous négligeait. Dans une sorte de désarroi, en quelque sorte ?
Leurs regards s’affrontèrent. Trop intelligente pour mésestimer son adversaire, elle commençait à comprendre où il voulait en venir. Elle baissa les paupières.
— Un jour, je me suis découverte désemparée, un peu hébétée, même, comme si je sortais du couvent. J’avais deux enfants, un mari, mais, en fait, j’étais seule et libre. Depuis longtemps, Hervé avait perdu l’habitude de rentrer à midi. Daniel également, et Sylvie était demi-pensionnaire. Pourquoi ne me serais-je pas détachée de la maison à mon tour ? Qu’est-ce que je leur devais, à ces trois êtres proches de moi ? Quelques heures en fin de journée et jusqu’au lendemain matin, et puis, ils disparaissaient de nouveau, sans se préoccuper de ce que je pouvais penser, faire, espérer. Moi aussi, j’ai vécu à l’extérieur. Au début, je ne cherchais qu’à me griser de frivolités innocentes, les magasins, les visites à des amies, les cocktails. Je m’offrais un nouveau visage, un nouveau corps également, que, bien sagement, je rangeais comme des accessoires en rentrant à la maison. Toujours avant tout le monde. À six heures, j’allais chercher ma fille. Puis, Daniel arrivait. Plus tard, et même beaucoup plus tard, Hervé, enfin. Nous ronronnions ensemble jusqu’à onze heures, minuit. Dès huit heures, le lendemain, le mouvement se précipitait. Ils s’échappaient tous, les uns après les autres, et lorsque la main de Sylvie se détachait de la mienne devant l’entrée de son école, j’avais l’impression qu’elle libérait un ballon. Oui, c’était bien ça, je m’envolais à mon tour. Tout cela, dans l’espèce de période floue d’avant mai 68.
— Pourquoi ? Tout est changé, depuis ?
— Pour moi, oui. Avant, c’était une joyeuse bousculade. Comme une fête continue et indifférente. On vous poussait de toutes parts à profiter de la vie. Si vous tombiez, on vous écrasait allègrement, sans remords, sans regret. Un joyeux troupeau qu’enivre l’abondance. Par moments, on suffoquait, on voulait se retirer à l’écart, mais il y avait toujours quelqu’un pour vous entraîner. On pensait bêtement, on faisait un drame de petits riens.
— Pour d’autres, c’était la belle époque.
Elle le regarda.
— Vous croyez ? C’est alors que j’ai rencontré Lanier et que je suis devenue sa maîtresse. Sans même y réfléchir.
— Vous ne vous rencontriez que le mercredi…
— Mais je n’avais pas assez de toute la semaine pour m’y préparer. Vous ne pouvez pas savoir. J’avais un but dans la vie, et tout s’organisait autour de ce jour-là, de cet après-midi. Que dis-je ? De ces trois heures. Comprenez-vous ? Ensuite, il me fallait l’oublier. Cela me prenait bien quelques jours, et puis, d’un seul coup, je basculais dans l’attente de cette rencontre, et mon impatience me faisait vivre à toute vitesse.
Pesenti se faisait l’impression d’un médecin au chevet d’une malade.
— Vous ne l’aimiez pas ?
— Non. J’avais découvert tout de suite quel genre d’homme c’était. Pour le définir, on ne peut employer que des adjectifs presque démodés : bellâtre, fier-à-bras, vantard. Pourtant, je n’ai jamais manqué un seul rendez-vous. Et je ne m’expliquerai jamais pourquoi, aussi longtemps que je vivrai.
Elle se tut, s’enfonça dans ses oreillers et ferma les yeux. Il régnait maintenant l’activité habituelle dans l’hôpital, et une voix féminine s’adressait à Sylvie derrière la porte.
— Je n’ai rien compris, dit-elle. Le geste de mon fils, que je croyais indifférent, m’a paru injuste. Pourquoi essayer de m’atteindre à travers ce pauvre type ? Jamais il ne se souciait de moi et, d’un seul coup…
— À Beaujon, Lanier a été très maladroit, et Daniel en a reçu un choc inoubliable.
— Et il ne me l’a pas pardonné ?
— Votre fils a voulu se justifier. Il a fait sa bagarre de rues à retardement, sa barricade six mois après. Le mobile ? Il ne pouvait l’étaler au grand jour. Il a conservé quelques principes, cet enfant. Alors, il en a inventé un autre, plausible.
Elle le suivit des yeux alors qu’il se levait, allait jeter un coup d’œil à la fenêtre.
— Vous ne l’aimez pas ? Vous le jugez irrécupérable, comme un sale petit bourgeois taré ? Et mon mari, que vous admiriez tant ?
— On croit toujours que l’homme est dans l’œuvre, dit-il posément. Pourtant, j’ai eu ma première désillusion avec Voltaire, cet antiesclavagiste qui avait des actions dans les navires négriers. Depuis, je ne les compte plus.
— Que lui reprochez-vous ?
Il eut un imperceptible haussement d’épaules agacé, revint vers le lit. Elle devina qu’il allait partir.
— Pourquoi ?
Son confrère Sernast, de Paris, lui avait également posé la question.
— Pour votre fils, ce sera beaucoup mieux.
— Vous ne regrettez rien ?
— Si. Pour elle.
Il pointait son doigt vers la porte, et Céline devint très pâle.
— Au revoir.
Mais il savait qu’il ne la reverrait pas. Dans le corridor, Sylvie l’aperçut et revint vers la chambre. Très ému, il aurait aimé la prendre dans ses bras, mais il se contenta d’incliner la tête. Elle lui répondit de la même façon.
Lefort l’attendait au rez-de-chaussée, certainement réveillé par Tabariech, car il n’était pas rasé et n’avait pas eu le temps de changer de chemise. Il tenait le journal à la main.
— Vous auriez pu me prévenir hier soir.
— À plus de minuit ? Ça ne change rien à votre mission.
— C’est vrai. Vous avez des témoins ?
— Je vous fournirai toutes les indications plus tard.
— Comment est-elle ?
— Très calme.
— Si nous allions déjeuner ?
Il savait bien qu’il ne pourrait se débarrasser facilement du commissaire. Plus tard, installé sur la banquette d’un bar, Lefort lui demanda comment il avait procédé.
— J’avais demandé à notre agence parisienne d’effectuer des recherches sur Lanier. Il devait bien avoir un endroit où il passait ses mercredis puisque, en principe, c’était son jour de repos. Ils ont des relations, ils ont trouvé un bar miteux pas très loin de la porte de Saint-Ouen. Elle y rencontrait régulièrement Lanier.
Le commissaire trempait ses croissants sans perdre une seule de ses paroles.
— Pourquoi Lanier ? Ce n’était pas son genre.
— Elle ne le dira jamais. Il la dégoûtait un peu, mais elle continuait à coucher avec lui. Elle cherchait peut-être la saturation.
— Ouais ! grommela Lefort. Disons qu’il savait y faire, et qu’elle aimait ça.
— Si vous voulez, lâcha Pesenti, conciliant.
— Le gosse lira peut-être le journal.
— On ne peut l’éviter.
— Je le souhaite.
Il avala un peu de café.
— En fin d’article, il y a : De notre envoyé à Manosque, Marcel Pesenti. Il sait que vous attendez ici la suite des événements.
Le journaliste se trouva mal à l’aise.
— Il doit vous détester, en ce moment.
— C’est certain. J’ai dégonflé son histoire de tout ce qui pouvait être flatteur pour lui.
— N’oubliez pas qu’il a gardé votre revolver.
Pesenti avala sa dernière bouchée avec difficulté. Il y songeait depuis son retour de Paris.
— S’il est logique avec lui-même…
— Il ne viendrait pas se jeter dans la gueule du loup, tout de même.
— Vous lui avez ôté la justification de sa fuite. De plus, il ne pourra plus rester en compagnie de son père.
Pesenti régla la dépense et se leva.
— Où allez-vous ?
— À l’agence.
— Prévenez-moi, si vous en bougez.
— Tout de même.
— Ne soyez pas imprudent. Quand un type a tué, il n’hésite pas à recommencer.
Le journaliste sortit du bar, marcha sur le trottoir. Malgré lui, au bout de quelques mètres, il se retourna, se jugea stupide. Dans l’agence, Borgeat lisait son article.
— Du beau travail. On va acheter ton article un peu partout. Dans le fond, le petit gars te doit une fière chandelle. Ce qu’il n’aurait avoué pour tout l’or du monde, tu l’écris à sa place. Avec un bon avocat, il risque de s’en tirer avec le minimum.
Pesenti s’assit face à la porte vitrée découvrant une bonne partie de la rue.