Il ne voyait pas le huitième petit lapin dans l’enclos de pierres sèches. Il y en avait quatre autour de la mère, qui grignotaient de l’herbe sauvage, deux autres un peu plus loin, en train de se faire les dents sur une pousse d’amandier, un autre dans un recoin, roulé en boule et qui semblait dormir.
Très inquiet, Hervé Barron poussa la porte en bois qu’il avait lui-même confectionnée et alla regarder derrière un tas de planches vermoulues entreposées là depuis la fin de l’hiver. Il s’accroupit pour regarder dans les espaces libres, souleva une vieille porte qui s’effritait sous les doigts. Le petit animal ne s’y trouvait pas. Finalement, il le découvrit dans le fond d’un trou carré d’où il ne pouvait sortir, s’attaquant philosophiquement à des racines.
Il ramassa le petit lapin, le caressa en souriant. Ce tout petit drame le laissait ému. Quelques mois plus tôt, il se serait jugé ridicule. Il se souvenait avoir enlevé une grosse pierre de taille à cet endroit, ce qui expliquait le piège dans lequel était tombé le lapereau. Après avoir remis ce dernier en liberté, il combla le trou rapidement.
— Pa ? Dans le jardin de la dernière maison, côté sud, il y a au moins dix pieds de tomates.
Daniel sauta par-dessus la murette. Son short était déchiré en plusieurs endroits, et il avait le torse balafré par les ronces.
— J’ai dû tailler un chemin dans une broussaille pire que des barbelés. Je me demande s’il n’y a pas aussi quelques plants de pommes de terre. Malheureusement, un cerisier a été étouffé par des buis, mais il y a un pommier drôlement chargé.
Les deux hommes s’accoudèrent contre la murette. Tout au bas de la colline escarpée, la route départementale sortait du ravin de Laval et se dirigeait vers Valensole. Sur leur droite, un champ de lavande abandonné formait une pointe jusqu’au bois de chênes-verts d’où ils tiraient la plus grosse partie de leur chauffage. Mais, durant les neiges d’hiver, ils avaient dû brûler des portes, des fenêtres, de vieilles planches arrachées difficilement aux ruines du hameau.
— Tu comptes descendre à Valensole ce soir ?
— Il nous faut du pain et quelques autres provisions, dit Hervé Barron.
— Et pour ta pellicule ?
— À Manosque. D’ici à la fin de la semaine.
Daniel partit devant lui en direction de leur maison. En six mois, le garçon s’était dépouillé de sa démarche furtive, avait fini par se redresser, portant haut sa tête. Son torse nu se musclait chaque jour un peu plus.
À quelques pas de la maison, Hervé s’immobilisa pour regarder son toit. Chaque fois, sa gorge se nouait en se souvenant. Daniel et lui l’avaient reconstruit en huit jours en pleine tempête de neige, puis sous un vent glacé. Ils avaient dû dégager trois poutres saines des maisons écroulées. Trois journées de travail acharné. À ce moment-là, un ancien poulailler leur servait de refuge et un gros bidon de poêle. Ils couchaient alors sur des matelas pneumatiques et dans des duvets de camping. Ils s’enivraient de fatigue, ne pensaient plus à rien, même pas à écouter le transistor.
En récupérant les tuiles intactes, Daniel avait aperçu le pied d’une cuisinière en fonte datant de plus d’un siècle. Ils avaient attendu que le toit soit terminé pour aller la chercher. Hervé était allé acheter des tuyaux à Manosque. À partir de cet instant, leur situation s’était nettement améliorée, et, le jour où la cuisinière gorgée de bois sec se mit à ronfler, le ciel vira au bleu, et suivit une période de temps chaud et ensoleillé.
Dans la grande pièce qui servait de cuisine et de séjour, Daniel achevait l’installation d’un évier de pierre trouvé sur place. Il collectionnait les tomettes intactes qu’il ramassait à longueur de journée, pour en faire une paillasse juste à côté. Hervé alla tirer un demi-verre de vin rosé au petit tonneau installé en bout de l’épaisse table faite d’un battant de porte. Elle était son œuvre, et il l’avait fabriquée en moins d’une semaine.
Il but lentement, avec un plaisir certain.
— Tu devrais boire un peu de vin de temps en temps. Chaque fois, je me sens un peu plus agrippé à la terre.
Daniel préférait l’eau d’une petite source qui coulait à un kilomètre de là. Le garçon avait appris la patience chaque fois qu’il allait remplir sa petite bonbonne de dix litres. Déjà, le dépistage de la source lui avait demandé une bonne journée. Parti depuis le matin, il n’était rentré que le soir, alors qu’Hervé, accablé, ne l’attendait plus, croyait qu’il avait décidé de se livrer. Son fils traversait de terribles crises dépressives.
D’abord, un scintillement avait attiré son attention parmi la pierraille. Une toute petite flaque achevant de s’évaporer dans le soleil du mois de mars. Il avait tourné en rond jusqu’à ce qu’il en trouve une autre plus loin. Puis, encore plusieurs, et, alors qu’il était midi, un minuscule suintement qui se frayait un passage après mille contorsions. Le soleil déclinait lorsqu’il avait aperçu la roche humide et, tout en haut, quelques bulles d’air. Le lendemain, ils étaient revenus tous les deux. Après une escalade dangereuse, ils avaient réussi à planter un roseau creux dans la roche, groupant ainsi le ruissellement en un filet d’eau. En creusant dans la roche tendre une gouttière en oblique, ils avaient pu amener cette eau jusqu’au bas de l’escarpement. Mais il fallait deux heures pour remplir la bonbonne. Pour tous les autres usages, ils disposaient d’un puits qui s’asséchait durant l’été, raison primordiale de l’abandon du hameau de Labiou. Mais les deux hommes espéraient qu’un usage modéré écarterait cette fatalité estivale.
— Je prépare le repas ?
— Si tu veux.
Hervé alluma une cigarette et sortit sur le pas de sa porte. Il dominait toute la vallée, pouvait voir à tout instant les rares véhicules de la départementale, à plus forte raison ceux qui se seraient engagés sur le chemin difficile de Labiou. Dans le pays, tout le monde savait que des étrangers louaient les ruines à l’unique propriétaire du lot, en attendant de pouvoir l’acheter dans une période plus ou moins lointaine. Une chance qu’il ait contacté cette famille quelques années plus tôt. Se présentant au mois de décembre sous le nom de Louis Ferrand, il avait rapidement conclu un accord sur la base de cinq mille francs actuels par an. En fait, c’était la valeur de ce lot aride et sans avenir. Le propriétaire habitait Draguignan et ne venait jamais dans la région. Durant l’hiver, seuls quelques chasseurs leur avaient rendu visite, mais n’avaient pas osé leur demander ce qu’ils faisaient là. Hervé avait laissé entendre au village que lui et son jeune frère faisaient des recherches géologiques. L’un et l’autre laissaient pousser barbe et cheveux, devenaient de plus en plus méconnaissables. Au début, ils avaient terriblement maigri. Hervé, surtout, avait perdu près de quinze kilos. Daniel s’était virilisé, ne ressemblait plus du tout aux photographies publiées par les journaux. De plus, il ne se montrait presque jamais, ne désirait pas descendre vers les villages et les villes.
Parfois, la nuit, Hervé se disait que la situation était sans issue, et puis, avec l’aube, naissait le jour d’une autre vie. Les deux hommes n’abordaient jamais deux sujets : ce qui s’était passé le 14 décembre et la séparation avec Céline et Sylvie. Ni l’un ni l’autre ne regardaient les photographies qui les représentaient.
Un soir, seulement, Daniel lui avait demandé, avec cette brusquerie des timides :
— Pourquoi sommes-nous là ?
La lampe à pétrole éclairait faiblement la pièce, et Hervé, ce soir-là, songeait qu’il devrait acheter un appareil au gaz.
— Tu ne te plais pas ici ?
— Il ne s’agit pas de l’endroit. Pourquoi n’as-tu pas accepté que je me laisse arrêter ?
— Je ne le sais pas encore. Tous les jours, je cherche, mais il n’y a aucune explication acceptable.
— Les journaux écrivent que, mis brutalement en face de tes responsabilités, tu as voulu…
— Réparer, en quelque sorte ? C’est peut-être vrai. Mais, comme j’ignore le motif exact de ton geste, je ne peux me faire une idée précise de cette responsabilité. Mais ce sont des grands mots. Que voulais-tu que je fasse ? Les laisser te condamner à quinze ou vingt ans ? Ils sont très durs, lorsqu’il s’agit d’un policier.
— Qu’avons-nous à espérer ? Plus de clémence si, d’ici à quelques années, la politique de ce pays changeait ?
— Pourquoi pas ? En attendant, tu vis libre. Heureux, je ne sais pas.
— Mais toi…
Hervé ne l’avait pas laissé continuer, ne pouvant supporter à l’avance qu’ils parlent de Céline et de Sylvie. Il s’était levé, avait pris son fils par le bras.
— N’allons pas plus loin. Nous avons besoin d’une certaine dureté pour survivre. Les jours vont s’ajouter aux jours. Le plus difficile n’était pas de construire ce toit sous la neige et le vent. Il nous faudra tenir, l’un grâce à l’autre.
— Tu ne m’as jamais demandé pourquoi j’avais fait ça.
— Plus tard. J’essaie de comprendre. Je dois pouvoir trouver dans ma propre expérience.
Cette conversation remontait à plusieurs mois, quatre environ, et maintenant il croyait savoir. Surtout depuis la fugue de Daniel au mois d’avril.
Le garçon avait disparu pendant quatre jours entiers. Hervé s’était rendu à Digne pour plusieurs achats importants, et notamment de la pellicule pour sa caméra. Il réalisait un film sur la vie qu’il menait, avec la secrète pensée qu’un jour Céline le verrait, comprendrait, et aurait l’impression qu’une partie de leur séparation s’effacerait. Depuis six mois, leurs vies divergeaient, et cet éloignement l’angoissait de plus en plus.
Il remonta à Labiou alors que le soleil se couchait sur le Lubéron. La 4 L avait des ennuis de carburation, et il comptait sur son fils pour y remédier.
Le garçon avait écrit : Je suis parti, avec du bois brûlé, sur la porte de couleur claire. Il avait bien failli ne pas découvrir le message tout de suite.
À plusieurs reprises, il avait envisagé cette éventualité, s’était demandé quelle serait sa réaction intime. À ce moment-là, il avait presque craint d’éprouver du soulagement, mais rien de tel ne s’était produit. Il avait déchargé la Renault, était allé la ranger sous le hangar construit depuis peu.
La nuit était fortement avancée lorsqu’il avait découvert que, depuis son retour, assis sur la banquette en bois et en pierres, il fumait en regardant le plâtre frais du mur d’en face en cherchant les défauts de leur maladroite entreprise, s’hypnotisant presque sur la partie lissée par Daniel.
S’étant couché sans dîner, la faim l’avait réveillé à l’aube. Il avait dévoré avec une sorte de colère, puis était allé voir les lapins. La mère avait mis bas depuis peu, et il les surveillait avec une grande tendresse. Pas un instant il n’avait songé à partir définitivement. Il n’attendait même pas le retour de Daniel. Il avait simplement l’impression de se figer, de se solidifier comme les ruines, la nature qui l’environnait.
Son rythme de vie se détraqua d’un seul coup. Il dormait et mangeait un peu au hasard avec une grande voracité, travaillait à des tâches que, avec Daniel, ils avaient repoussées dans un futur improbable. Peinant jusqu’au vertige, il dégagea une maison en ruine pour atteindre une cour intérieure bordée de quatre arcades rustiques, une sorte de petit cloître où poussaient des poiriers.
Le matin du quatrième jour, il s’entendit appeler. Daniel venait à lui à travers la montagne. Les vêtements en loques, l’air famélique, il n’y avait pas d’autres termes.
— Je suis un lâche, dit-il, lorsqu’il fut à quelques mètres de son père.
— Je n’ai même pas bu le café, répondit Hervé. On va pouvoir déjeuner ensemble.
Il s’étonnait encore de cette réponse nullement affectée. Il avait simplement pensé que l’essentiel, pour le garçon, était de se nourrir, pour effacer cet état d’infériorité qui le rendait à la fois agressif et désespéré.
— Je suis un lâche, répéta plusieurs fois Daniel. J’ai réussi à aller jusqu’à Castellane en stop. Je me suis battu avec un type, un ouvrier agricole italien. Il m’a à moitié assommé. Je l’ai cherché pendant toute une journée pour le tuer.
Hervé faisait le café, posait du pain, de la charcuterie sur la table, du fromage, du miel et de la confiture. Assis sur le banc, Daniel cherchait désespérément son regard.
— Je voulais le tuer.
— Tu te fais tout un cinéma. Mange, d’abord.
— Je suis revenu parce que je croyais que tu serais parti. Mais si tu es resté, c’est que tu savais que je n’irais pas loin… Tu vois bien que je n’ai rien dans le ventre…
Hervé avait failli faire une plaisanterie à ce sujet. Il fallait être jeune pour parler ainsi alors qu’il était à jeun depuis plus de vingt-quatre heures.
Lui s’était installé devant un bol plein de café, s’était taillé du jambon, une tranche de pain et mangeait. Daniel finit par en faire autant, mélangeant tout, se tartinant du miel sur du beurre, puis coupant du saucisson.
Il n’avait plus été question de rien par la suite, et parfois Hervé regrettait de ne pas avoir laissé parler le garçon. Cette histoire avec un ouvrier agricole italien l’intriguait.
Il aurait voulu connaître tous les détails pour comprendre, grâce à eux, ce qu’il s’était passé le 14 décembre. Cette façon d’aborder le problème par la bande lui paraissait nécessaire. Son fils avait tué un homme. Les journaux, la police croyaient savoir pourquoi, mais lui s’expliquait mal tout le mécanisme qui s’était mis en place pour produire un résultat aussi sanglant. Or, le même enchaînement s’était reproduit au cours des derniers jours.
— Tu te sens prisonnier, ici ? lui avait-il demandé au cours de cette journée, alors qu’il lui faisait visiter la petite cour aux arcades rustiques.
— Il m’a semblé que seul, vraiment seul, tout serait plus facile. Ici, il m’arrive de…
Il s’était arrêté brusquement.
— Continue. Ici, il t’arrive ?
— De penser que je ne serai jamais adulte. Même si le temps atténue le scandale, empêche les juges d’être moins sensibilisés, ils me condamneront quand même.
— Peut-être avec la même sévérité. Mais tu auras changé. Ce sera moins dur. Ou différent. Ce que je n’ai pas voulu, c’est qu’on condamne un enfant au paroxysme d’une crise qui a bouleversé tout le monde. Tu aurais pu servir de bouc émissaire.
Daniel s’était approché d’une des arcades pour en examiner les pierres.
— Ce que tu as voulu, c’est devenir mon complice, payer en même temps que moi.
— Tu te trompes. Ils auront l’habileté d’être très indulgents pour moi. Ils ne pourront agir différemment sans risques énormes. Les gens prennent le parti des adultes, de nos jours, et tendent le poing en direction des gosses.
— Mais tout au bout, cria Daniel, c’est bouché ! Ils me reprendront et me jugeront. Alors ?
— Il faut tenir, je crois, le plus longtemps possible.
Avant de rentrer, Daniel lui avait posé une dernière question. Un peu sournoisement, tout en faisant semblant de s’intéresser à un vol d’oiseaux dans le ciel.
— En admettant qu’ils ne t’aient pas licencié, à la télé… Tu aurais fait la même chose ?
— Je ne sais pas.
Jamais il n’avait osé se répondre franchement sur ce point-là, et le gosse savait bien sur quelle plaie mettre son doigt. Petit, Hervé s’en était souvenu brusquement, Daniel avait déjà agi ainsi, faisant exprès de sauter sur son pied foulé alors qu’il avait quatre ou cinq ans, l’observant pour voir s’il souffrait.
— Peut-être que c’est parce que je suis paumé comme toi que j’ai voulu te préserver. Mais, le plus important, c’est de continuer.
Imagine un cataclysme qui aurait englouti notre passé. Non seulement nos souvenirs, mais encore la maison, les gens que nous aimons…
Sa voix frémissait à ce moment-là, et il contenait difficilement son émotion.
— Pour moi, c’est possible. Je pourrais fuir à l’autre bout du monde, recommencer une nouvelle existence. Mais toi ? Ce passé est bien vivant, il existe. Tu aimais ta maison, ta femme, ta fille… Tu sais que ce n’est que momentané.
À ce moment-là, Hervé s’était souvenu de certaines expériences vécues par des journalistes, des écrivains, des prêtres ouvriers également. Pendant quelques mois, des années plus rarement, ils voulaient vivre la condition ouvrière. Que valait leur tentative, même la plus honnête, la plus pure, puisqu’ils savaient tous qu’un jour ou l’autre ils retrouveraient leur salle de rédaction, leur bureau ou leur église, que, de toute façon, ils avaient la possibilité d’interrompre leur expérience quand ils le voudraient ?
— Nous n’allons pas vivre ici jusqu’à notre mort. Tu le sais bien.
Il avait désigné la vallée où scintillaient quelques lumières dans la brume du soir.
— Il nous faudra bien descendre vers eux un jour ou l’autre. Ou bien, ils viendront nous chercher.
Depuis, ils n’avaient plus parlé à cœur ouvert. Daniel se réfugiait dans une sorte d’inconscience souriante, se drapant dans une douceur inquiétante, faisant semblant — Hervé n’arrivait pas à le croire sincère — de s’intéresser à la nature, aux besognes les plus basses qu’ils devaient accomplir pour survivre.