CHAPITRE XIII

Très tôt le matin, Pesenti fut prévenu que la Renault des Barron avait été découverte du côté d’Apt, et se trouvait maintenant à la gendarmerie de cette ville. Il prit la route vers huit heures, rejoignit le commissaire Lefort. Le correspondant local du journal photographiait la voiture sous tous les angles.

— Rien, répondit Lefort à la question du journaliste. Pas le moindre indice. Les plaques d’immatriculation avaient disparu, mais nous savons qu’elle vient d’un garage de Digne.

— Immatriculée dans les Basses-Alpes, constata Pesenti. Sous quelle identité ?

— Le plus fort, c’est que Barron a donné son véritable nom. J’ai déjà téléphoné à Digne. La bagnole a été achetée dans un garage de cette ville. Le soir même, Barron avait sa carte grise, et personne n’avait prêté attention à son nom, à la préfecture. Il avait seulement donné une fausse adresse, évidemment. Il lui a fallu un certain culot.

Il soupira.

— Nous avions contacté tous les loueurs de voitures dans la région parisienne. Nous ne savons pas encore comment ils ont atteint cette région. Certainement par des trains et des cars.

— Vous faites quadriller la région d’Apt ?

— Évidemment, par acquit de conscience, mais ils ne sont plus dans la région.

— Vous allez abandonner Manosque ?

— Non. Pas tant que Mme Barron y séjournera. À moins qu’elle ne file à l’anglaise une seconde fois, mais nous y veillerons. Elle doit chercher le moyen de lui faire passer l’argent qu’elle détient.

— Paulette Ramet lui a rendu visite, hier ? Vous ignorez ce qu’elles se sont dit ?

Lefort eut un sourire en coin.

— Vous ne croyez pas que nous avons disposé des micros dans sa chambre, tout de même. Nous surveillons son téléphone. Mais, au fait, vous la connaissez, cette Paulette Ramet ?

— Elle travaille à la station régionale de Marseille. Radio et télé.

Le commissaire l’entraîna à l’extérieur de la gendarmerie, en direction d’un bar.

— Je n’ai même pas pris le temps de déjeuner. Accompagnez-moi.

Ils s’installèrent à une table, et Lefort commanda des croissants. Pesenti se contenta d’une tasse de café.

— Parlez-moi de cette fille.

— Je ne sais pas grand-chose d’elle. Au point de vue professionnel, elle a l’air de connaître son métier, mais les possibilités régionales sont limitées.

— Célibataire, hein ?

— Elle passe pour être très libre, mais on raconte tellement de choses…

Lefort recommanda une autre grande tasse de café pour y tremper son quatrième croissant.

— Je me demande ce qu’elle vient fiche dans l’histoire. Je n’aime pas beaucoup ça.

— Vous la faites surveiller ?

L’autre continua de mastiquer, comme s’il n’avait pas entendu.

— Elle est une amie de la famille, de Barron surtout. Peut-être va-t-elle servir d’intermédiaire pour le pognon…

— Je ne pense pas qu’elle se compromette jusque-là, laissa tomber Pesenti.

Cette affirmation intrigua Lefort.

— Vous la connaissez mieux que vous ne voulez bien le dire… Si vous vidiez votre sac ?

— C’est toujours le même genre de proposition unilatérale, dit Pesenti le plus sérieusement du monde.

Lefort vida sa tasse, la déposa au centre de la table et alluma une cigarette, visiblement satisfait de son petit déjeuner.

— Allez-y, et je vous promets que vous ne le regretterez pas.

— Paulette Ramet est connue à Marseille pour son extrême prudence au point de vue professionnel. Elle doit sa situation à Barron.

— Je l’ignorais.

— Mais, depuis que ce dernier n’est plus en course, elle n’a cessé de donner des gages de fidélité. Si j’ose dire. Lorsque le fils Barron a tué Lanier, je suis allé l’interroger sur ses amis.

— Elle a refusé de vous répondre ? Normal, non ? À quoi sert, sinon, d’avoir de l’amitié pour quelqu’un ?

— Vous n’y êtes pas du tout. Elle s’est mise en colère, m’a affirmé que, depuis longtemps, elle ne voyait plus les Barron, que leur rupture remontait à plus d’un an. Nous étions en décembre, ne l’oubliez pas. Elle voulait me convaincre que c’était bien avant le mois de mai 68 qu’elle avait cessé de les voir.

Tout en parlant, il traçait des lignes dans le fond sirupeux de sa tasse.

— J’avais devant moi une fille effrayée, prête à renier n’importe qui pour sauver sa situation. En même temps, je le sentais très bien, elle mourait de honte.

— Un personnage complexe ?

— Très. Je ne comprends pas sa visite à Mme Barron.

— Un remords ? Pourquoi n’irait-elle pas plus loin dans la voie du courage ?

Pesenti essaya de percer sa pensée :

— Vous l’avez interrogée ?

— C’est un bien grand mot. Nous avons bavardé en tête à tête un moment. Sans résultat, d’ailleurs. Elle ne m’a pas caché que son grand souci était de ne pas se compromettre avec les Barron.

— Mais vous la faites surveiller quand même ?

— Je préfère.

Pesenti consulta sa montre.

— Je dois prendre la route pour Marignane. Mon avion décolle aux alentours de midi.

Lefort ne parut pas tellement surpris.

— Je m’attendais à ce que vous alliez faire un tour à Paris… Rue Blomet, je suppose ?

— Dans le quartier. Il faut aussi que je rencontre quelques confrères.

— Mme Lanier, peut-être ? insinua Lefort sans le regarder.

— Peut-être, en effet.

— Ne comptez pas trop sur elle. Vous n’en tirerez pas grand-chose.

Ils se levèrent, et le policier régla au comptoir.

— Vous avez une idée derrière la tête, lui lança-t-il alors qu’ils remontaient vers la gendarmerie. Tout ça parce que Mme Barron, au lieu de rejoindre Saint-Mandrier, a voulu venir à Manosque.

— Vous voyez bien que vous êtes également tracassé par ce détail, commissaire. Brusquement, elle a décidé devenir parler à l’un de nous deux. Elle se trouvait dans un état émotif intense. Son accident l’a en quelque sorte réveillée. Moi, elle refuse de me recevoir. Avec vous, c’est plus difficile, mais vous en êtes pour vos frais.

— Qu’espérez-vous trouver à Paris ? Nous avons raclé le moindre indice jusqu’à l’os.

— Ça me fera toujours un article.

Tandis que Pesenti prenait la route de l’aéroport de Marseille, Lefort rejoignait Tabariech à l’hôpital de Manosque. Les deux hommes échangèrent quelques paroles, puis le commissaire monta dans la chambre de Mme Barron. La jeune femme lisait.

— Qu’avez-vous fait de votre petite fille ?

— Une des infirmières a réussi à la convaincre de passer la journée chez elle avec ses enfants. J’en suis très heureuse, car ça lui changera les idées.

— Oui, constata le commissaire. Dès que vous le pourrez, vous devrez vous occuper d’elle. C’est une gosse trop mûre pour son âge, presque adulte.

En même temps, il dissimulait sa satisfaction. Sans sa fille, Céline Barron n’essaierait pas de tromper sa surveillance, et cela lui donnait un court répit.

— Pourquoi refusez-vous de recevoir Pesenti ?

Elle tourna ses yeux fatigués vers lui.

— Je n’ai rien à lui dire.

— Pourtant, vous désiriez rencontrer l’un de nous deux en venant à Manosque. Depuis l’accident, vous avez changé d’avis.

— Vous vous trompez. Je voulais simplement suivre sur place les développements de l’enquête.

— D’ailleurs, vous ne verrez pas Pesenti aujourd’hui. Il est parti pour Paris en avion, ne rentrera que dans la nuit.

Ayant espéré une réaction, il fut déçu de la voir rester impassible. Il insista, avec irritation :

— Il va enquêter dans le quartier, votre quartier, qui était aussi celui de Lanier.

— C’est tout ce qu’il a trouvé pour étoffer ses articles ?

— Au fait, nous avons trouvé la voiture de votre mari. Une R4. Du côté d’Apt.

Cette fois, elle tressaillit, se mordit les lèvres.

— Mais rien ne prouve qu’ils soient encore dans la région. En fait, je n’en crois rien. Nous aurons peut-être du nouveau avant ce soir. Ils n’ont pas pu passer inaperçus.

D’un air bonhomme, il ramassa les revues tombées par terre, les rangea soigneusement sur le rayon intermédiaire de la table de chevet.

— Gentille, cette Paulette Ramet. Dès qu’elle a lu le récit de votre accident, elle n’a pas hésité à venir vous voir, malgré une brouille déjà ancienne.

— Nous n’avons jamais été brouillées. Les circonstances seules ont voulu que nous restions longtemps sans nous voir.

— C’est une fille à la fois déséquilibrée et calculatrice, n’est-ce pas ? Intrigante, également.

— Vous la jugez sévèrement.

— Pas vous ?

Céline flaira le piège. Une défense trop chaleureuse, de même qu’une totale indifférence, auraient laissé supposer que Paulette jouait désormais un rôle important.

— Je m’attendais si peu à sa visite ! Sans nouvelles d’elle depuis plus d’un an, je n’avais même pas songé un seul instant qu’elle pourrait encore s’intéresser à moi.

Le hochement de tête de Lefort ne la rassura pas tellement. Le commissaire suivait un cheminement tortueux depuis son accident.

— Malgré tout, elle doit beaucoup à votre mari. Il peut être tenté de la contacter pour avoir de vos nouvelles.

— C’est supposer qu’il se trouve encore dans la région.

— Mais oui, madame, il s’y trouve. Même s’il s’en était éloigné en compagnie de votre fils, il y est revenu depuis l’annonce de votre accident.

Il pointa son doigt vers le placard-penderie.

— Il y a cet argent. Une grosse somme, près de huit millions, n’est-ce pas ? Vous avez vendu une maison qui vous appartenait en propre, vous avez vidé vos comptes en banque, négocié les valeurs que vous possédiez. Tout cela discrètement, en prenant de grandes précautions. Mais nous avons fini par savoir. Nous y mettons plus ou moins de temps, mais nous arrivons toujours à être bien renseignés.

Très pâle, les yeux fermés, elle l’impressionna. Il eut peur d’être allé trop loin.

— Excusez-moi, madame, mais je fais mon métier.

Il sortit de la chambre un peu écœuré, parla sèchement à un Tabariech éberlué :

— Tâche d’ouvrir l’œil. Elle risque d’essayer de prévenir cette bonne femme d’Aix. Moi, je file lui rendre une visite.

— Mais il n’est pas loin de midi.

— Je mangerai là-bas. Ne m’attends pas avant le milieu de l’après-midi. En cas de besoin, je téléphonerai ici.

Vers une heure et demie, après un repas rapide dans un routier, il contactait son collègue d’Aix qui l’accompagnait jusqu’à l’avenue où habitait Paulette Ramet. Le policier en planque leur signala que la jeune femme était sortie faire quelques courses en ville. Un inspecteur l’avait suivie.

— Elle est allée dans une boutique de mode, à la poste.

— Téléphoner ?

— Non. Acheter des timbres.

— Elle a ramené des provisions ?

— Dans un fond de filet. Juste ce qu’il faut pour une femme seule.

— Elle est chez elle en ce moment ?

— Depuis onze heures du matin, elle n’a pas bougé.

— J’y vais, dit Lefort. Seul.

Lorsqu’il sonna, il n’y eut aucune panique dans l’appartement. Les deux hommes et la jeune femme achevaient de déjeuner dans la cuisine. Depuis que l’immeuble était surveillé, ils préféraient cette formule. De cette façon, le living restait impeccable, vide de toutes traces suspectes.

En un tournemain, les assiettes, les couverts et les verres furent entreposés dans un placard que Paulette ferma soigneusement. Tandis qu’elle mettait de l’ordre, le père et le fils allaient, silencieux et dociles, s’enfermer dans le grand débarras. Une fois assis sur la grande malle, Hervé se sentit ridicule, minable. Après la liberté inquiète qu’ils avaient connue à Labiou, c’était le placard cher aux vaudevillistes. Plus tard, si leur fuite se précipitait, le trou infect, les égouts, le Grand-Guignol, quoi !

Depuis des jours, elle s’attendait à ce genre de visite, mais eut un choc en découvrant la silhouette trapue du commissaire Lefort. À contre-jour, il lui parut impressionnant.

— Je suis de passage à Aix, et j’ai pensé vous rendre une petite visite. Rien de grave, rassurez-vous.

— Mais, je n’ai pas peur, plaisanta-t-elle sans conviction.

Les yeux sur le balancement de ses hanches, il la suivit jusqu’au living. Durant toute la conversation, il n’eut aucun regard circulaire, ne donna pas l’impression qu’il mourait d’envie d’aller flairer dans tous les coins. Le parfum de la jeune femme traînait dans la pièce, donnait de la sensualité à l’atmosphère.

— Je vous dérange ?

— Je me reposais. Je suis assez libre, ces temps. Je caresse de lointains projets, mais distraitement, sans trop y croire.

— Avez-vous l’intention de quitter la ville ?

— Pas pour le moment. J’avais projeté un voyage en Italie, mais j’attendrai qu’il fasse moins chaud. Mais pourquoi ?

— Simple demande. Mme Barron peut encore avoir besoin de vous. Ne passera-t-elle pas sa convalescence chez vous ?

Paulette ouvrit de grands yeux.

— Mais il n’en a jamais été question.

— Dommage. J’aurais au moins su où la trouver, en cas de besoin. Dès sa sortie de l’hôpital, elle me glissera entre les doigts. J’en ai par-dessus la tête, de lui courir après. Vous connaissez donc Pesenti, le journaliste ?

— Mais, bien sûr. Nous nous sommes connus, aux studios. Il est spécialiste des questions criminelles et judiciaires.

— Cette affaire l’intéresse beaucoup. Il vient de s’envoler pour Paris.

Elle se demanda si les deux hommes enfermés dans le débarras pouvaient suivre la conversation.

— Nous avons retrouvé leur voiture, ce matin. Ils ont préféré l’abandonner plutôt que de se faire repérer avec. Devez-vous revoir Mme Barron ?

— En principe, non. Mais je lui téléphonerai demain, à moins qu’elle n’ait quitté l’hôpital.

Lefort se leva, fit quelques pas vers la baie pour jeter un coup d’œil dans le parc, puis se dirigea vers le hall, s’immobilisa devant une toile représentant Cassis.

— À un de ces jours, certainement.

Paulette referma sa porte, très perplexe sur le sens de cette visite. Qu’avait-elle pu apporter au policier ? Regardant autour d’elle, ses yeux cherchèrent vainement ce qui aurait pu accrocher l’attention du commissaire.

Après quoi, elle alla libérer les deux fugitifs.

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