CHAPITRE XII

La réaction la plus vive fut celle de Daniel. Il se leva d’un bond, les rejoignit.

— Il n’en est pas question.

Puis, plus particulièrement à son père :

— Nous devons partir. Cette nuit. Changer complètement de région.

La respiration difficile, comme si une émotion profonde l’étouffait, il suppliait :

— Elle et Sylvie ne passeront pas inaperçues. Elles ont pu rouler les policiers une fois, mais deux, c’est impossible. Tant que nous serons dans le coin, elle persistera dans cette idée.

Apostrophant Paulette :

— Que lui as-tu dit, exactement ? Es-tu certaine de ne pas avoir laissé planer un doute ?

Il y a une certaine façon de s’exprimer et d’en laisser entendre plus qu’on ne dit.

— Mais, dis donc, se rebiffa Paulette, ne me parle pas ainsi. Je lui ai simplement dit que ton père m’avait téléphoné et qu’il rappellerait dans quelques jours.

— Et elle t’a cru ? ricana Daniel. Tu l’as toujours plus ou moins prise pour une gourde. En fait, tu la détestes.

Paulette s’éloignait, mais il la poursuivait jusque dans la cuisine. Hervé n’intervenait pas, assez satisfait de la réaction de son fils. La jeune femme finit par faire front.

— Qu’est-ce qui te prend ? C’est la trouille qui te rend aussi agressif ? Dans ce cas, mon petit bonhomme, apprends qu’il y a un flic qui surveille l’immeuble, et que tu n’irais pas loin si tu essayais de filer.

— Je m’en fous ! lança Daniel. Ce que je ne veux pas, c’est que ma mère et Sylvie tentent de nous rejoindre.

— Tiens, pourquoi ? Si toutes les précautions étaient prises pour que vous puissiez vous rencontrer en toute sécurité ? En pays étranger, par exemple. Nous ne sommes pas loin de l’Italie. En quelques heures, vous pouvez vous y rendre.

Puis, elle se souvint, revint vers Hervé.

— Ta femme a de l’argent à te remettre. Une grosse somme, d’après ce que j’ai compris. Inutile de te cacher que j’ai refusé de m’en occuper. D’abord, ça aurait été imprudent. Lefort pouvait lui demander la présentation de cet argent dont il ne doit pas ignorer l’existence. Ensuite, je ne me mêle jamais de questions de fric quand il ne m’appartient pas.

— De l’argent ? Elle a dû vendre sa maison d’Auxerre, raclé les fonds de tiroirs.

— Quant à toi, mon petit Daniel, j’espère que tes paroles ont dépassé tes pensées. Tu m’accuses de détester ta mère, mais je me demande quels sont tes véritables sentiments à son égard.

Son visage prit un air rusé.

— À moins que tu ne redoutes de l’affronter, car j’ai l’impression que Céline n’est plus dupe sur son bon petit garçon.

— Paulette ! la prévint Hervé.

— Vous m’embêtez tous. Et, sans ce flic à ma porte, je vous verrais filer avec plaisir. Ton fils n’est peut-être qu’une vilaine petite crapule qui a descendu un homme parce que son orgueil en avait pris un coup. Ce Lanier devait savoir quelque chose sur lui. Que s’est-il passé, à Beaujon ? Je suppose que c’est dans ce centre d’internement que tu l’as rencontré ?

Hervé lui-même n’avait plus envie d’intervenir. Depuis plusieurs semaines, il savait que la clé de l’énigme était là, dans ces quelques heures ou journées que le garçon avait passées en état d’arrestation.

Mais, contrairement à leur attente, Daniel redevint très calme, parut même surpris.

— Tu délires, ma pauvre Paulette. Si je ne veux pas voir ma mère et ma sœur, c’est que j’estime qu’il y a assez d’un membre de la famille compromis à cause de moi. Je n’en ai jamais parlé à cœur ouvert, mais, depuis six mois, ce ne doit pas être gai pour mon père.

— Tu t’en aperçois maintenant ! pouffa-t-elle. Tu es désarmant.

— Paulette, finissons-en, dit Hervé.

Mais elle n’y était pas décidée. Depuis des mois, une violence destructrice couvait en elle. Chaque coup, du plus bénin au plus cruel, l’atteignait profondément. Il n’y avait pas que les Barron, ses échecs sentimentaux, ses déceptions professionnelles, mais aussi et surtout cette lâcheté consciente qui devenait chaque jour plus exigeante. Elle se rendait compte que toute sa personnalité se désagrégeait, que chaque capitulation lui coûtait de plus en plus cher. L’arrivée des deux hommes en plein crise dépressive n’avait rien arrangé.

— Daniel a le mérite de la franchise, commença-t-elle lentement.

Elle articulait chaque mot, mais son ton s’enfla, devint âpre, méchant.

— Mais, toi, tu n’oses pas avouer que tu ne veux pas revoir ta femme. Cette fuite avec ton fils, c’est plutôt un abandon du domicile conjugal, la reconnaissance d’une faillite. Tu en avais marre. La preuve ? Après ton licenciement, tu aurais dû chercher compréhension et réconfort auprès de ta femme. Tu m’as avoué toi-même que tu passais tes journées et tes nuits dehors, que tu laissais tout à l’abandon. La vérité, tu veux que je te la dise ? Tu n’aimes plus Céline, et tes gosses te laissent indifférent. Même Daniel que tu prétends protéger.

— Si tu ne la fermes pas, gronda Daniel, je me charge de t’y obliger.

— Bien sûr. Comme tu as obligé Fernand Lanier à la boucler pour toujours. Tu règles tes problèmes comme une petite brute primaire. Et pour que tu te montres aussi hargneux, il faut croire que, depuis le début, tu n’es pas dupe. Le premier jour, tu m’as même laissé entendre que ton père avait autant besoin de toi que toi de lui. Le plus paumé des deux, c’est encore ce pauvre Hervé.

Elle eut peur. Le garçon marchait sur elle, et son père en faisait autant. Durant une ou deux secondes, elle crut qu’ils allaient la rouer de coups, se sentit envahie par une jouissance paralysante. Hervé venait de ceinturer son fils, le repoussait de toutes ses forces vers le living.

— Regarde-la, souffla Daniel.

Appuyée contre le mur, offerte et obscène, les yeux mi-clos, elle crispait ses mâchoires. Les deux hommes pensèrent qu’elle était en proie à une crise d’épilepsie. Ses jambes parurent fléchir, elle glissa le long de la cloison. Au moment où elle donnait l’impression de s’écrouler totalement, elle ouvrit les yeux, les vit. Ils se détournèrent, et elle se dirigea en titubant vers la salle de bains.

Les deux hommes furent frappés par le silence profond qui enveloppait tout l’immeuble. Ils s’étaient laissés emporter jusqu’à crier, et les autres locataires devaient se poser des questions malgré la bonne insonorisation de la construction. Tous les deux pensèrent au policier qui surveillait l’endroit.

Le carillon les fit sursauter. Ils glissèrent sur la pointe des pieds en direction du placard, au fond du couloir. Paulette sortit de la salle de bains, passa devant eux pour aller ouvrir. Ils n’eurent que le temps de rabattre la porte.

Une voix d’homme demanda quelque chose, et Paulette répondit sèchement.

— Des cris ? Du bruit ? J’écoute l’enregistrement d’une dramatique au magnétophone. Une émission pour la radio… Veuillez m’excuser auprès de mes voisins.

Puis, elle claqua la porte.

— Vous pouvez sortir.

Elle retourna dans la salle de bains, prit une douche et ressortit en peignoir-éponge, les cheveux enveloppés par une serviette.

— Nous partirons cette nuit, dit Hervé.

— Tu sais bien que c’est impossible. Je suis surveillée. Si le policier discute avec le concierge, ce dernier lui racontera l’incident. Nous nous sommes laissés entraîner comme des imbéciles. Nous sommes tous les trois sous pression. Vous deux, c’est encore explicable. Moi…

— Qu’est-ce qui ne va pas, Paulette ? demanda-t-il avec gentillesse. Je t’ai connue vive, emportée, mais aussi très gaie, stimulante. Tu n’es plus la même fille.

— J’ai trente-cinq ans, et si tu crois que c’est toujours drôle… Ça ne marche pas fort, pour moi.

— Ton projet de départ pour Paris ?

— Normalement, j’aurais dû avoir la réponse depuis un mois. Toujours rien. À la station régionale, c’est pareil. Tu trouves normal que je sois disponible ? Il y a quinze jours que je ne suis pas allée à Marseille.

— Tu décroches peut-être trop facilement.

— Non. Ça s’écroule autour de moi. Je suis au fond d’une sablière, et je n’arrive pas à remonter. Tiens, je croyais me marier, du moins vivre avec un type qui me plaisait. Il s’appelait Lucien. C’est fini. On ne s’accroche pas à moi.

Elle préparait le repas avec des gestes mécaniques.

— Quand vous êtes arrivés, j’ai essayé de devenir une autre. Tiens, Daniel… Je souhaitais le garder ici, en cage, le plus longtemps possible, t’obliger à filer. Mais vous ne pouvez plus vous passer l’un de l’autre, dirait-on. Daniel dit que je déteste Céline. C’est vrai. Votre couple, vos gosses, ça m’énervait, me troublait, m’irritait. En définitive, je vous enviais très certainement.

— Tu n’as plus rien à nous reprocher, maintenant que la cellule a explosé.

Elle mit son mixer en route pour faire une mayonnaise, et il ne comprit pas exactement sa réponse. Il lui sembla qu’elle répondait :

— Je vous en veux, maintenant, d’avoir gaspillé tout ça.

Dans le living, Daniel sommeillait, certainement vidé nerveusement. Chez lui, Hervé découvrait un potentiel toujours plus élevé de violence. Comment l’avaient-ils élevé, Céline et lui, pour obtenir un résultat aussi catastrophique ? Il se jeta dans un fauteuil en face de lui, revit quelques scènes de passé. Il n’arrivait pas à extirper quelque détail inquiétant, la moindre fausse note. Peut-être trop de calme, une sérénité à goût de guimauve. Les semaines passées en mer, la lutte sportive contre le vent, le mauvais temps, la fatigue et le froid, tout lui paraissait dérisoire, enfantin. Une mentalité de boy-scout, voilà ce qui l’avait guidé, plus une certaine ostentation, le plaisir d’offrir le spectacle d’une famille saine et unie. Un arrière-goût de snobisme, oui. Et, pour finir, la dégringolade à pic, une mauvaise fièvre révolutionnaire, un éparpillement à vau-l’eau, un fils assassin.

— Il faut partir cette nuit, dit Daniel, penché vers lui.

Depuis quand l’observait-il, suivait-il sur son visage la démarche de sa comptabilité intime ?

— Ne me parle pas de la surveillance. On doit pouvoir filer par le fond du parc. J’ai eu le temps d’étudier le terrain depuis la baie. Il n’y a qu’un mur à franchir.

— Où veux-tu aller ?

— N’importe où.

Hervé eut un sourire mélancolique.

— J’ai l’impression qu’un ressort s’est cassé chez moi.

— On ne va pas s’enliser ici, auprès de cette hystérique ?

Son père eut un regard inquiet en direction de la cuisine, souhaitant que Paulette n’ait rien entendu.

— Ne sois pas aussi dur. Nous lui devons quand même trois jours de repos total. Ce sursis nous a évité le pire.

Il n’aimait pas le sourire plein de sous-entendus de Daniel^ n’ignorait pas que Paulette le rejoignait chaque nuit dans le living. À l’heure où il ne dormait jamais, un peu après minuit, il les entendait s’ébattre comme deux fauves.

— Je me sens fatigué, dit-il soudain. Pour fuir, il faut être en pleine forme, puiser sans cesse dans son imagination. J’ai la tête vide, le cerveau paralysé. Je te demande d’attendre encore quarante-huit heures.

Daniel se rejeta en arrière contre le dossier du divan. Ses lèvres eurent un rictus.

— Puis-je dormir avec toi, cette nuit ?

Hervé chercha les yeux de son fils.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut le dire. Mais arrange-toi pour qu’elle ne se sente pas humiliée. C’est ton problème, le sien, pas le mien. Tu ne m’as pas demandé la permission, la première fois.

Le dîner fut maussade, la soirée très longue, alors que le jour n’en finissait pas de virer à la nuit. Le poste de télévision fonctionnait dans le vide ; des images, des paroles et des sons se succédaient sans que personne y mette un terme. C’était Paulette qui avait branché l’appareil.

— Vous pouvez rester, dit-elle. Moi, je vais me coucher. Je suis très lasse.

Daniel alla baisser le son.

— Tu peux couper, lui dit son père.

— La nuit est venue. Partons, maintenant. À quoi sert d’attendre ici qu’on vienne nous cueillir ? Elle finira par nous donner. Elle tourne autour du pot, mais elle en meurt d’envie.

— Bonsoir, dit Hervé.

Il eut un regard pour la baie ouverte sur la plaine. Des centaines de lumières traçaient des lignes, des galaxies, pointillaient la plaine d’un réseau très dense.

Lorsqu’il s’allongea dans les draps frais de son lit, Hervé ressentit un immense soulagement. Une vieille fatigue coulait de lui, le dépouillait d’un poids énorme qu’il transportait depuis des mois. C’était la première fois qu’il éprouvait une telle sensation de bien-être et jouissait égoïstement de ce petit confort intime. Tout le reste lui semblait très extérieur, repoussé à l’extrême limite de sa conscience. Il ferma les yeux.

Dans le living obscur, Daniel se tenait derrière les rideaux tirés de la baie. Ils tissaient un filet sur la campagne illuminée, tamisaient les odeurs.

Au bout de quelques minutes, il alla se jeter sur le divan, enfouit son visage dans l’oreiller. Il était lâche et s’en désespérait, incapable de s’enfuir.

En regardant fondre les quatre comprimés dans un verre d’eau, Paulette avait été tentée d’ajouter le reste du tube. S’endormir pour ne plus se réveiller, ne pas affronter un autre jour d’attente, de lent dépérissement. Elle échappa à la tentation en jetant le tube sous son lit, avala d’un trait le mélange. Pour ne pas rejoindre le garçon à la chair tendre qui s’offrait inconsciemment sur le divan du living, il lui fallait une bonne dose de somnifère.

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