CHAPITRE VII

En pleine nuit, un nom fulgura dans sa tête avec une telle puissance, que Céline se dressa sur son lit, le cœur battant, croyant que c’était un danger imminent qui l’avait réveillée. Le nom lui vint à la bouche, et elle le répéta à plusieurs reprises.

— Benoît… Monsieur Benoît.

À l’aide d’une torche électrique, elle fouilla dans le coffret métallique, dut parcourir plusieurs agendas avant de découvrir ce qu’elle cherchait. Hervé avait noté l’adresse et le numéro de téléphone. Le carnet ouvert sur ses genoux, elle resta plusieurs minutes immobile, complètement étourdie par le travail nocturne de son cerveau.

Lorsqu’elle se sentit mieux, elle s’habilla en silence, secoua doucement sa fille. Celle-ci ouvrit les yeux sous la lumière de la lampe, mais sans bouger.

— Nous partons maintenant. Il n’est que trois heures du matin, mais nous pourrons profiter de l’obscurité.

Sylvie obéit et, quelques minutes plus tard, la mère et la fille traversaient le camping vers la barrière nord. Le grillage n’était pas très élevé, et elles purent le franchir facilement. Un sentier conduisait à la route.

— La 404 n’est pas là, constata Sylvie à mi-voix.

Grâce à la lampe qui éclairait l’entrée du camp, on découvrait un bon tronçon de la route, et celle-ci était déserte.

— Ils ont fini par se fatiguer, dit Céline. Ils nous croient endormies pour la nuit. Tu pourras marcher jusqu’au port ?

— Ce n’est pas très loin.

Pourtant, le jour les surprit en route, et, sur le port, des pêcheurs matinaux, des plaisanciers prêts à larguer les amarres créaient un début d’animation.

— S’ils avaient découvert la Renault 8, dit soudain Sylvie, et qu’ils se contentent de la surveiller, elle ?

Céline venait d’y penser, et c’est avec prudence qu’elles s’en approchèrent. Une fois sur la route, Sylvie resta longuement à genoux sur son siège, le dos tourné au pare-brise, surveillant les voitures qui les suivaient.

— Je ne vois rien. Sur cette ligne droite, on voit à des kilomètres, et il n’y a pas un chat.

Elle s’installa plus confortablement.

— Nous serons à Draguignan vers sept heures.

— Qui allons-nous voir ?

— Un certain M. Benoît.

— Il connaît papa ?

— Pas exactement, mais peut-être qu’il pourra nous dire où il se trouve.

Au Cannet-des-Maures, elle s’arrêta pour faire déjeuner Sylvie, se contentant d’une tasse de café. L’anxiété lui nouait la gorge. C’était trop simple pour réussir ainsi d’un seul coup.

Lorsqu’elle prit la route de Draguignan, aux Arcs, elle immobilisa la voiture pendant une dizaine de minutes. Celles qui les dépassèrent étaient toutes immatriculées dans la région et leurs occupants ne paraissaient pas suspects. Après quoi, elle roula vers Draguignan.

— Nous allons téléphoner à ce monsieur, plutôt que d’aller lui rendre visite.

Elle le fit d’un café, à l’entrée de la préfecture du Var. Une voix de femme lui répondit :

— M. Benoît ? Mon mari est en voyage pour plusieurs jours.

Aussi calme que possible, la jeune femme lui demanda s’il était vrai qu’ils étaient propriétaires d’un village abandonné, quelque part en Haute-Provence. En même temps que le nom de Benoît, lui était revenu le projet de son mari, un feuilleton sur la renaissance d’un village désert.

— Un village, c’est un bien grand mot. Un hameau qui se composait de plusieurs fermes construites sur la même propriété. La maison des maîtres se trouvait au village de Valensole, vous comprenez ?

— Et le nom de ce hameau ?

— Je dois vous prévenir qu’il est loué pour un an actuellement, et que le locataire l’achètera peut-être. Mais, enfin, si vous voulez vous entendre avec lui…

— Bien sûr, madame.

— Il s’agit de M… Attendez un moment. Je dois avoir le nom quelque part.

Le temps s’écoula. Plaquant l’écouteur de ses deux mains contre l’oreille, Sylvie levait les yeux vers le visage de sa mère, essayant de l’encourager d’un sourire.

— Voilà… M. Louis Ferrand.

— Et le nom du hameau ?

— Labiou. C’est au-dessus de Valensole. Entre ce village et Gréoux-les-Bains, mais à quelques kilomètres de Valensole, sur la gauche, il y a un petit chemin qui grimpe dans les collines. C’est tout au bout. Un coin perdu. Je préfère vous prévenir, il n’y a pas une seule maison debout. Rien que des ruines. Le dernier habitant est parti il y a dix ans. Un ancien ouvrier agricole qui faisait encore un peu de lavande et possédait des ruches. Le peu d’eau que produit le puits lui suffisait, vous comprenez, mais, devenu trop vieux, il est entré à l’hospice. Voilà, madame.

— Je vous remercie.

Elle régla son café, la communication, entraîna Sylvie vers la voiture où elles déplièrent la carte. Tout d’abord, elles cherchèrent dans les environs immédiats de Draguignan. En vain.

— Il va être huit heures, dit Céline. Nous allons consulter les différents annuaires à la poste. Le Var, les Alpes-Maritimes et les Basses-Alpes.

Elle démarra nerveusement. Sylvie continuait d’examiner la carte de plus en plus loin de Draguignan. Alors que sa mère cherchait une place pour se garer devant la poste, elle trouva.

— C’est ici.

— Près de Riez ? Il nous faut trouver l’itinéraire le plus rapide. Pas forcément le plus court, avec toutes ces petites routes. Je vais le tracer au stylo bille et, pendant que je roulerai, tu me guideras.

— Je vais compter les kilomètres.

Cela approchait le chiffre cent. Céline s’en effraya, car les routes difficiles se succédaient en divers points.

— On traverse le canyon du Verdon, constata la petite fille. Je n’aime pas ces grands gouffres.

— Non, nous passons plus bas. Regarde bien.

Elle roulait moyennement vite, peu habituée à la voiture. Au bout d’une heure, elles n’avaient parcouru qu’une cinquantaine de kilomètres. Le temps leur paraissait impitoyable, la route mortellement longue.

Lorsqu’elles eurent dépassé Valensole, la matinée était largement entamée.

— Dix heures. Et ce chemin qu’on ne Voit nulle part !

Il débouchait entre des plantations d’oliviers, et elles faillirent ne pas le voir. Au bout de deux kilomètres, elles s’étaient élevées de plusieurs centaines de mètres et roulaient dans un décor, sauvage, fait de pierrailles et de végétation de pays aride. Parfois, des groupes de chênes-verts jetaient une tache d’apparente fraîcheur, mais Céline s’efforçait de ne pas montrer son inquiétude. Si jamais cette voiture de location tombait en panne ? Si ce chemin impossible ne conduisait pas au hameau de Labiou ?

— Là-bas, on dirait des ruines.

Elle les apercevait, accrochées à flanc de colline. Le chemin faisait un large détour, cherchant les faibles déclivités, disparaissant dans des creux, musardant pour reparaître seulement quelques mètres au-dessus de sa précédente courbe.

— Je vois des gens.

— Des gens ?

— Oui. Ah ! maintenant, il n’y a plus rien. Tu crois que c’étaient eux, et qu’ils se cachent en nous voyant monter ?

Céline ne voulait pas y songer, s’absorbant toute dans la conduite de sa voiture, évitant les grosses pierres, les trous et les buissons de ronces.

Puis, elles furent dans le hameau, entre les murs en ruine, avec juste quelques centimètres de chaque côté. Elles n’auraient même pas pu ouvrir les portières.

— La 404 grise, maman !

Impossible de faire marche arrière. Il y avait d’autres voitures, et la silhouette courtaude du commissaire Lefort, qui devait avoir très chaud, puisque sa chemise béait sur sa poitrine velue.

Il vint lui tenir la portière lorsqu’elle stoppa.

— Vous avez lu le journal de bonne heure, madame Barron.

— Le journal ?

— Votre mari et votre fils ont filé depuis hier matin, après avoir enfermé un journaliste dans leur maison, crevé deux pneus de sa voiture. Le malheureux n’a pu donner l’alerte que vers cinq heures du soir. Moi, j’ai été prévenu dans la nuit, et je suis monté ici pour essayer de récolter quelques indices.

— Le journal ?

Tabariech lui fourra un exemplaire sous les yeux.

— On vient de nous le monter du village. Le journaliste Pesenti est ce grand type aux cheveux gris qui s’approche.

Elle écarta le journal, pensa que Mme Benoît devait savoir, maintenant.

— Madame Barron, dit Pesenti, plus tard, j’aimerais m’entretenir avec vous… Ne voyez pas un simple journaliste en moi. Je suis en quelque sorte un confrère de votre mari… J’aimais beaucoup ce qu’il faisait.

— Une minute, mon vieux ! s’emporta Lefort. Vous devez me dire, madame, comment vous avez pu arriver ici si vite, alors que vous ne pouviez avoir lu le journal avant votre départ.

— Je me suis souvenue, soudain, d’un projet de mon mari…, du nom du propriétaire de ces ruines.

— Et cette voiture ? Vous vous l’étiez procurée à l’avance, n’est-ce pas ? Avec l’intention de filer en douce.

— Est-ce un délit, de louer un véhicule ?

Tranquillement, elle lui faisait face, et Lefort surprit le regard désapprobateur de Pesenti.

— Tout se complique, madame. M. Pesenti avait un pistolet dans sa voiture. Votre fils s’en est emparé pour le menacer et, par la même occasion, il l’a gardé. Je ne vous cache pas que, dans ces conditions, les forces de police seront autorisées à se montrer très vigilantes. Et ce n’est qu’un euphémisme.

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